Écosystèmes : et si le pire n’était pas certain
Une lueur d’espoir dans le marasme : les biologistes découvrent que face au réchauffement climatique, le vivant fait parfois preuve d’une résilience insoupçonnée. Mieux : il s’adapte déjà. Une piste pour sauver ce qui peut l’être…
Pour la vie sur Terre, on le sait, l’horizon s’annonce menaçant. Réchauffement climatique, destruction des lieux sauvages, pollution, surexploitation des plantes et des animaux… La biodiversité est mise à très rude épreuve par les humains. En 2019, s’appuyant sur près de 15 000 références scientifiques, plus d’une centaine de biologistes et écologues réunis sous l’égide de l’IPBES, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, dressaient un constat alarmant : un million d’espèces animales et végétales seraient déjà menacées d’extinction, soit environ 1/8 de toutes les espèces recensées à ce jour. L’érosion est telle que la crainte d’une sixième extinction de masse s’installe au fur et à mesure que les océans s’acidifient, que les littoraux se reconfigurent, que la température grimpe, que les feux se multiplient, que les grandes forêts humides disparaissent… Autant de changements violents, à la rapidité inédite, auxquels les êtres vivants tentent de faire face.
Un sauvetage évolutif ?
Les écologues documentent en effet depuis plusieurs années des tentatives de sauvetage tous azimuts hors de toute intervention humaine : les espèces les plus mobiles apparaissent à des latitudes plus élevées, certaines ont déjà modifié leur route ou leur période de migration, d’autres, incapables de se déplacer, parviennent à modifier leurs habitudes et leurs comportements pour supporter les fortes chaleurs ou anticiper, au fil des ans, l’arrivée plus précoce du printemps.
La guillotine est lâchée, mais nous pourrions être surpris par la rapidité d’adaptation de certaines espèces
Stéphane Maury, biologiste végétal à l’université d’Orléans
Ces tentatives de résistance du vivant ont saisi les biologistes. Pourraient-elles presque redonner un peu d’espoir ? Le vivant pourrait-il être plus résilient qu’on le pensait ? Avec des capacités d’adaptation bien plus rapides qu’on ne l’imaginait ? “La guillotine est lâchée, mais nous pourrions être surpris par la rapidité d’adaptation de certaines espèces, notamment les arbres”, veut croire le biologiste végétal Stéphane Maury, à l’université d’Orléans.
Chez les plantes, comme chez les animaux, l’idée d’un possible “sauvetage évolutif”, d’un potentiel regain après un premier déclin a même été prudemment avancée : “Au cours des dernières années, notre compréhension de l’adaptation des organismes vivants à leur environnement a profondément changé”, pointe la spécialiste en écologie évolutive Anne Charmantier, du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier.
Le cas de l’écrevisse marbrée
Première découverte d’importance : pour s’adapter, les êtres vivants ne s’en remettent pas qu’à l’évolution, du moins celle de leur génome. Cette dernière ne peut en effet produire d’effets salutaires qu’au fil des générations, sous l’emprise de la sélection naturelle. Autrement dit, il lui faut du temps, des dizaines, voire des centaines de générations ! Un mécanisme inopérant pour les individus, arbres et grands mammifères en tête, qui affrontent, en quelques décennies seulement, des modifications brutales de leur environnement.
Oui, mais une forme particulière d’adaptation à l’échelle d’une vie est toutefois possible grâce à ce que les biologistes appellent “la plasticité”. “Plus on regarde dans la nature, et plus on constate qu’elle y joue un rôle important”, atteste le biologiste de l’évolution Luis-Miguel Chevin, du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier, CNRS. L’adaptation surprenante, ces trente dernières années, des écrevisses marbrées, du Japon à l’Europe en passant par Madagascar, l’illustre de manière éloquente. Bien que ce crustacé ne se reproduise que par parthénogenèse, c’est-à-dire en produisant des clones, ceux-ci présentent une incroyable capacité à faire varier leur morphologie, leurs couleurs et leur comportement en fonction de l’environnement dans lequel ils vivent. “La plasticité permet de gagner du temps”, résume la biologiste Morgan Kelly de l’université d’État de Louisiane.
Des rendez-vous printaniers chamboulés
À ce jour, la plasticité du cycle saisonnier – les biologistes parlent de “phénologie” –, et plus particulièrement l’adaptation à l’arrivée plus précoce du printemps, est de loin l’effet le mieux documenté. Des rituels, des rendez-vous calendaires que l’on pensait jusqu’ici immuables ont commencé à être bousculés : les caribous et les mésanges avancent la saison de leurs amours ; les larves de coléoptères accélèrent leur croissance pour pouvoir s’envoler dès les premières chaleurs ; des arbres bourgeonnent désormais beaucoup plus tôt qu’il y a cinquante ans.
Cette “souplesse” de l’instinct, – le timing saisonnier de reproduction ou de floraison est pour une bonne part génétiquement contrôlé –, est une prouesse adaptative remarquable à l’échelle de la vie d’un individu. Elle serait rendue possible par un jeu subtil articulant la sensibilité des êtres vivants aux changements environnementaux à tout un ensemble de mécanismes dits épigénétiques, qui modulent la régulation des gènes. Et ce, dès la formation même de l’embryon.
Il a des signes d’adaptation partout. Penser que l’évolution ne va pas agir serait une erreur scientifique
Ophélie Ronce, biologiste de l’évolution de l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier
Cette plasticité serait-elle à même de faire gagner suffisamment de temps ? Le déclin de nombreuses espèces n’est-il pas au contraire le signe que ce mécanisme de survie atteint déjà ses limites ? L’exemple des bourdons est ici éloquent. Les quelque 270 espèces du genre Bombus ont su, au fil des millénaires, remarquablement s’adapter aux climats froids et tempérés. Au sein d’une même colonie, leur plasticité de couleur et de taille est parfois saisissante – les plus petits individus aux poils plus clairs souffrent moins de la chaleur. Malgré cela, au-delà de 44 °C, les bourdons continuent à être victimes de stupeur thermique. “Seul le bourdon terrestre, commun en Europe, parvient à tolérer le réchauffement climatique”, précise le jeune chercheur Baptiste Martinet, qui vient de soutenir une thèse sur ce sujet, rappelant au passage que sur 69 espèces de bourdons européens, plus de 70 % sont en déclin.
Le mur de l’instabilité climatique
“Il ne peut y avoir que des réponses au cas par cas”, pointe Morgan Kelly, qui évoque une forme de plafond de verre lorsque les espèces sont soumises au grand écart : “Les plus endurantes à la chaleur ont tendance à avoir une faible plasticité thermique.” En outre, des travaux d’évolution expérimentale menés par Luis-Miguel Chevin sur des microalgues vivant dans des eaux saumâtres, dont il fait varier la salinité, suggèrent que si la plasticité peut permettre de gagner du temps lorsque l’environnement change de manière progressive et lisible pour les individus, elle s’étiole lorsque ces changements deviennent imprévisibles. Or, l’instabilité climatique ponctuée par des événements extrêmes pourrait bien être la marque des prochaines décennies.
Dans ce cas pourtant, le vivant semble pouvoir compter sur une autre stratégie : pousser l’évolution dans ses retranchements. “Il a des signes d’adaptation partout. Penser que l’évolution ne va pas agir serait une erreur scientifique”, prévient la biologiste de l’évolution Ophélie Ronce, de l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier. C’est, de fait, la seconde surprise révélée par les écologues et les biologistes de l’évolution ces dernières années : compte tenu des fortes pressions de sélection qui pèsent sur des populations déclinantes, leur évolution pourrait être plus rapide qu’escompté.
Faire avec le “déjà là”
C’est ce qu’illustre un exemple emblématique lié à la pollution atmosphérique, qui n’a trouvé que récemment son explication génétique. Au début du XIXe siècle, la révolution industrielle bat son plein en Angleterre et les nuages de suie noircissent les troncs des bouleaux autour des villes. Au grand dam de la phalène du bouleau, un petit papillon qui avait jusque-là évolué pour faire corps avec son arbre : des ailes à l’abdomen, son camouflage blanc moucheté de noir se fond en effet à la perfection avec l’écorce de cet arbre. Pour ce lépidoptère, le changement est brutal : l’écorce sombre des bouleaux trahit désormais sa présence, et les oiseaux s’en donnent à cœur joie. Sa survie est en jeu ! Et cette intense pression de sélection va conduire, en quelques générations seulement, à une mutation salutaire : des phalènes entièrement noires apparaissent, capables de se fondre à nouveau dans le paysage.
Lorsqu’on arrive à démontrer une évolution, c’est qu’elle a eu lieu ; il est beaucoup plus ardu de démontrer l’absence d’évolution
Anne Charmantier, spécialiste en écologie évolutive du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier
Un bel exemple, s’il en est, que l’évolution peut non seulement agir vite, mais que cette “micro-évolution” – par opposition à la “macro-évolution” qui se déploie sur des temps géologiques très longs – peut aussi s’appuyer sur l’apparition de nouvelles mutations.
Néanmoins, la survenue d’une mutation favorable en un petit nombre de générations reste un cas exceptionnel. Pour beaucoup d’espèces, il faudra sûrement faire avec le “déjà là”, autrement dit, la diversité génétique existante, qui porte parfois encore en elle les ressorts des multiples adaptations passées.
La diversité génétique fond
Sur ce point, par exemple, la biologiste Rachel Bay, de l’université de Californie, à Davis, prédit une issue positive pour une population de coraux (Acropora hyacinthus) située aux abords des îles Cook, en plein Pacifique. à cette latitude, certains individus se sont de fait déjà acclimatés à des eaux plus chaudes de quelques degrés : “Cette population possède une large diversité génétique associée à la tolérance à la chaleur, ce qui pourrait lui permettre de supporter une hausse modérée de la température d’ici à 2100”, se réjouit-elle. Sauf que plus le temps passe, plus cette précieuse diversité génétique fond comme neige au soleil à mesure que les populations déclinent. La perte de diversité chez les populations sauvages depuis la révolution industrielle serait d’environ 6 %, selon une étude de 2019. Une moyenne cachant parfois de grandes différences entre écosystèmes.
Des pronostics démentis
Comment savoir alors si telle ou telle espèce a des chances de bénéficier d’un sauvetage évolutif ? Difficile pour l’heure de s’en remettre à des prédictions théoriques, tant l’équation est complexe. La seule pierre de touche reste le terrain, mais on s’en doute, détecter des micro-évolutions face au réchauffement climatique, et savoir si elles vont dans le “bon sens”, n’est pas tâche aisée. “Lorsqu’on arrive à démontrer une évolution, c’est qu’elle a eu lieu, rappelle Anne Charmantier, et il est beaucoup plus ardu de démontrer l’absence d’évolution.”
Des chercheurs tentent toutefois de mimer l’évolution en laboratoire, à l’instar de l’expérience conduite en 2011 par les biologistes américains Sarah Roels et John Kelly. Ils ont voulu savoir si une plante à fleur, la mimule tachetée, pouvait survivre à l’absence de pollinisateurs. Une large étude conduite par des botanistes sud-africains et publiée à la mi-octobre estime qu’un tiers des plantes à fleur ne produiraient plus aucune graine si leurs pollinisateurs venaient à disparaître.
Démentant ces pronostics, la mimule tachetée a réussi, en cinq générations, à décupler sa capacité d’autofécondation et à assurer sa descendance. “Ces études en laboratoire sont très intéressantes, mais elles ne reflètent pas toute la complexité des interactions au sein des environnements naturels”, pondère Luis-Miguel Chevin.
Une écologie de la résurrection
C’est pourquoi biologistes de l’évolution et écologues unissent leurs efforts pour traquer des cas de micro-évolutions dans la nature. Des crustacés d’eau douce, des grillons, des choux sauvages apportent la preuve que les choses peuvent bouger rapidement dans la bonne direction, et ce, grâce, notamment, à des expériences dites d’“écologie de la résurrection”.
Cette discipline récente se fonde sur une idée simple : comparer des individus du passé à des individus présents en les faisant grandir dans des “jardins communs”, c’est-à-dire dans des conditions contrôlées et identiques à celles de la vraie vie. Si les individus se distinguent de leurs aïeux, et que l’on peut écarter toute autre explication, c’est que l’évolution aura produit ses effets. Il va sans dire que seules des graines de plantes ou des larves récoltées dans la nature, et conservées avec soin au fil des ans, peuvent ainsi être “ressuscitées”.
Le défi est immense pour apprécier la dynamique évolutive en cours et évaluer ses chances de salut. “Ces connaissances sont essentielles pour identifier les espèces les plus vulnérables et pour guider de manière rationnelle les stratégies de conservation, souligne Ophélie Ronce. C’est en sachant lire ces adaptations, et en comprenant leurs limites, que nous accompagnerons au mieux les espèces dans cet immense défi évolutif.” Ce qui remet encore un peu plus leur futur entre nos mains.