
La grande quête de la relation entre + et x
Addition, multiplication : ce sont des opérations simplissimes, les premières maîtrisées par les écoliers. Et pourtant, le lien qui les unit résiste aux outils mathématiques les plus sophistiqués…
La question est l’une plus déconcertantes de la discipline : quels sont les liens entre addition et multiplication ? Comment mettre en regard les propriétés additives et les propriétés multiplicatives des nombres entiers ? C’est à première vue d’une simplicité enfantine. C’est surtout une question fondamentale. “Les nombres entiers, ce sont les objets élémentaires des mathématiques. Les comprendre, c’est appréhender les principes premiers de la discipline”, pose Florent Jouve, chercheur en théorie algébrique des nombres à l’Institut de mathématiques de Bordeaux.
Le problème, c’est que la liste des nombres entiers peut se construire de deux manières totalement différentes. “Habituellement, on le fait avec l’addition”, explique Lucile Devin, chercheuse au laboratoire de mathématiques pures et appliquées Joseph-Liouville, à Calais. Après le nombre 1 vient le 2 (qui vaut 1 + 1), puis le 3 (2 + 1), etc. À partir d’une seule brique élémentaire, l’entier 1, et de l’addition, on fabrique ainsi tous les entiers positifs, par ajouts successifs.
Sauf que cette liste peut aussi être générée avec l’autre grande opération arithmétique, la multiplication. Cette fois, c’est une infinité de briques de base qu’il faut : 2, 3, 5, 7, 11… ainsi que tous les autres nombres qui ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes. Tous les entiers peuvent alors être générés, comme produits de ces nombres de base. “Cette structure multiplicative a l’air plus intéressante, puisqu’elle fait apparaître les nombres premiers”, reprend la chercheuse.
La question de la relation entre l’addition et la multiplication touche donc la nature même des entiers. “Toutes les propriétés des nombres devraient se réduire à ces deux opérations : l’addition et la multiplication. On voudrait donc comprendre leurs interactions”, résume Maksym Radziwill, professeur à l’université Northwestern, aux États-Unis.
Même si tout semble indiquer que ces conjectures sont vraies, personne ne parvient à mettre le doigt dessus
Julia Stadlmann, chercheuse en théorie analytique des nombres à l’université d’Oxford.
Au fil des siècles et des tests numériques effectués sur de très nombreux exemples, les spécialistes ont formulé de nombreuses hypothèses sur l’existence de certaines corrélations liées à cette double structure, additive et multiplicative. “Seulement voilà, même si tout semble indiquer que ces conjectures sont vraies, personne ne parvient à mettre le doigt dessus”, s’exclame Julia Stadlmann, chercheuse en théorie analytique des nombres à l’université d’Oxford.
Il y a eu des succès, bien sûr, et le domaine progresse régulièrement. Mais certains défis restent obstinément hors de portée. “C’est probablement lié à la structure très minimale, très épurée, de l’ensemble des nombres entiers”, avance Florent Jouve. Car si les objets géométriques peuvent être déformés, si les polynômes peuvent être dérivés, si les matrices peuvent être diagonalisées, les nombres entiers, eux, ne répondent qu’à leurs deux opérations de base : addition et multiplication. L’arsenal technique pour les étudier est donc réduit… “Sans compter qu’on a beau disposer de bonnes méthodes pour étudier les propriétés additives et d’autres bonnes méthodes pour étudier les propriétés multiplicatives, quand on cherche à mélanger les deux opérations, les outils standard ne fonctionnent plus”, regrette Joni Teravainen, chercheur à l’université de Turku, en Finlande. Ce qui pousse les spécialistes à emprunter des outils à d’autres domaines des mathématiques : probabilités, algèbre linéaire, géométrie algébrique, théorie des graphes… Maksym Radziwill estime même que c’est dans cette variété que réside l’intérêt fondamental de tous ces défis autour de + et de x : “Souvent, la démonstration devient plus intéressante que la question d’origine !”
Quatre défis en particulier focalisent cette grande quête de la relation entre les deux croix des mathématiques. Quatre défis faciles à formuler, mais au cœur de travaux d’une complexité étourdissante. “Quand j’étais étudiant, dans les années 1990, tous ces problèmes semblaient hors de portée, se souvient Harald Helfgott, chercheur à l’IMJ-PRG, l’Institut de mathématiques de Jussieu-Paris Rive Gauche. On pensait d’ailleurs que certains étaient ‘moralement liés’, qu’en faisant des progrès sur l’un on ferait presque automatiquement des progrès sur les autres.” Trente ans plus tard, des théorèmes partiels ont été démontrés. Pour l’“équivalence morale”, les avis sont plus partagés. Nul ne se risque à prédire de quelles directions viendront les prochaines percées.
Voici les 4 conjectures au cœur de ces recherches.
CONJECTURE N°1 : Les nombres premiers ne s’écrivent pas avec des chiffres en particulier
“Questions bizarres” pour Maksym Radziwill, de l’université Northwestern, “curiosité” pour Andrew Granville, de l’université de Montréal. Les recherches sur la façon dont les nombres premiers s’écrivent ont pourtant le vent en poupe. “Ils sont extrêmement simples d’un point de vue multiplicatif, explique Cathy Swaenepoel, chercheuse à l’IMJ-PRG. Mais il est difficile de relier cette simplicité à leur écriture en chiffres.” Et pour cause, quelle que soit la base choisie, décimale, binaire ou plus exotique, l’écriture en chiffres est une propriété fondamentalement additive – écrire 157, c’est additionner 100, 50 et 7.
Les questions ne manquent pas. Prenons une propriété statistique quelconque des entiers, comme : “Il y a une chance sur 9 pour qu’un entier à n chiffres commence par un 3.” Cela reste-t-il valable pour l’ensemble des nombres premiers ? La réponse, positive quand n tend vers l’infini, découle du théorème des nombres premiers, démontré en 1896. Mais d’autres questions de ce type nécessitent des outils autrement plus sophistiqués. “Cela revient à s’interroger sur la bonne répartition des choses”, décrypte Joël Rivat, de l’Institut de mathématiques de Marseille.
Exemple : à quelle fréquence la somme des chiffres des nombres premiers est-elle paire ? Ce problème, soulevé en 1968 par le Russe Alexandre Gelfond, a été résolu en 2010 par Joël Rivat et Christian Mauduit : en moyenne, cette somme est paire… la moitié du temps. Et ce, quelle que soit la base. “Quand on étudie l’écriture des entiers dans une certaine base, une sorte de structure fractale [similaire à toutes les échelles] apparaît, explique Joël Rivat. Cela nous a permis de nous ramener à des problèmes très fins d’analyse harmonique”, c’est-à-dire d’analyse des fréquences fondamentales d’un signal.
On peut aussi s’interroger sur ce que Cécile Dartyge, de l’Institut Élie-Cartan, à Nancy, nomme les “entiers ellipséphiques” : des nombres dans l’écriture desquels on interdit certains chiffres. Dans un article publié en 2019, James Maynard, professeur à Oxford, démontre que, quel que soit le chiffre que l’on choisit entre 0 et 9, il existe une infinité de nombres premiers dont l’écriture, en base 10, ne comporte pas ce chiffre. “Mais quand on veut interdire ne serait-ce que deux chiffres, on ne sait plus rien dire !”, s’exclame Cathy Swaenepoel. Qui a aussi travaillé sur un problème symétrique dit “des chiffres prescrits” : trouver des nombres premiers dont on impose certains chiffres à certaines positions. Travaux en cours…
CONJECTURE N°2 : Un nombre pair est toujours la somme de deux premiers
C’est une drôle d’idée : normalement, les nombres premiers sont faits pour être multipliés entre eux, pas additionnés. Elle a été formulée il y a plus de deux siècles et demi dans un échange épistolaire entre le mathématicien Christian Goldbach et son collègue suisse, le grand Leonhard Euler. La conjecture de Goldbach pose que oui, tout entier pair à partir de 4 peut s’écrire comme une somme de deux nombres premiers. Mais elle résiste encore aux assauts des théoriciens et théoriciennes des nombres.
“Ce qui est fou avec cette conjecture, c’est qu’elle a l’air d’être vraie de plein de manières différentes : pour beaucoup d’entiers pairs, il semble y avoir plusieurs décompositions valables en somme de deux nombres premiers”, s’étonne Florent Jouve. Et on est capable de démontrer que presque tous les entiers pairs vérifient la conjecture de Goldbach ! Presque : le nombre d’entiers ne vérifiant pas la conjecture est majoré par une quantité qui tend vers zéro au fur et à mesure que l’on s’intéresse à des nombres de plus en plus grands – cette majoration a d’ailleurs été affinée en 2018 par le Hongrois Janos Pintz. Des résultats partiels, ressemblant à la conjecture de Goldbach mais légèrement plus faibles, ont été démontrés. En 1973, le mathématicien chinois Chen Jing-Run montre par exemple que tout entier pair suffisamment grand est la somme d’un nombre premier et d’un nombre possédant au plus deux facteurs premiers – ces derniers étant parfois appelés “pseudo-premiers” ou “quasi-premiers”.
Autre prouesse : on dispose d’une version dite ternaire de l’énoncé. Tout nombre entier impair supérieur ou égal à 7 est la somme de trois nombres premiers. Harald Helfgott a prépublié en 2013 une preuve de ce théorème. La démonstration n’a toujours pas été validée par une revue à comité de lecture, mais cela n’empêche pas les spécialistes du sujet de renvoyer vers le papier. “Pour démontrer cette conjecture, j’ai utilisé des méthodes issues de l’analyse de Fourier”, explique l’auteur. Classiquement, ces méthodes permettent d’identifier les fréquences principales d’un signal donné. “C’est une approche bien connue des physiciens et des ingénieurs, très utile pour étudier des propriétés additives.” Et ça marche aussi pour l’arithmétique !
“Dans le cas de Goldbach ternaire, la contribution principale nous permet bien de retrouver des sommes de trois nombres premiers quand on décompose les entiers. Mais dans le cas binaire, on n’obtient que du bruit en guise de composante principale…“ Inutile, donc, d’espérer démontrer pleinement la conjecture avec ces méthodes dites “du cercle”. Il faudrait faire appel à des méthodes complémentaires, voire complètement différentes. Et pour l’heure, l’horizon semble encore bien embué… Cécile Dartyge, de l’Institut Élie-Cartan, à Nancy, se veut optimiste : “Depuis dix ans, le domaine bouillonne… Ça va peut-être venir !”
CONJECTURE N°3 : Il existe une infinité de nombres premiers distants de 2
Euclide l’a démontré il y a plus de deux mille ans : il existe une infinité de nombres premiers. Et par définition, tous, sauf 2, sont impairs : si on met de côté le 2, la distance entre deux premiers consécutifs est donc toujours supérieure ou égale à 2. Logique. On peut naturellement se demander s’il y a une infinité de nombres premiers écartés de cette distance minimale de 2, appelés “nombres premiers jumeaux”, comme 3 et 5, 17 et 19, ou 881 et 883. À cette question, beaucoup de personnes répondent intuitivement que oui, en imaginant que la preuve d’Euclide peut être adaptée pour le démontrer.Seulement voilà : cette conjecture des nombres premiers jumeaux est encore un problème ouvert.
“Ce n’est pas très étonnant que le problème soit difficile, estime Cécile Dartyge, de l’Institut Élie-Cartan, à Nancy. Quand on additionne 2 à un nombre premier, on casse sa spécificité multiplicative, donc on peut penser qu’on obtient plutôt un entier standard.” Il n’est en fait pas très difficile de démontrer que l’écart moyen entre deux nombres premiers inférieurs à un entier N est de l’ordre de log(N). “Il a fallu attendre les années 2000 pour réussir à garantir des écarts beaucoup plus petits que cette distance moyenne, insiste la chercheuse. Dans les années 1990, ça relevait de la science-fiction !”
Depuis le début du siècle, d’immenses progrès ont été réalisés. En 2013, en particulier, un résultat fait l’effet d’une bombe : le mathématicien sino-américain Zhang Yitang démontre qu’il existe une infinité de nombres premiers distants de moins de 70 millions. “Trouver une borne absolue, indépendante de la taille des nombres considérés, c’était une vraie percée”, se souvient Andrew Granville, de l’université de Montréal. Rapidement, James Maynard abaisse cette borne à 600, en affinant ces méthodes initialement développées par Goldston, Pintz et Yildirim. Puis le projet collaboratif Polymath parvient à réduire encore l’écart à 246 – et même à 6, sous réserve d’admettre la conjecture d’Elliott-Halberstam, un problème encore ouvert.
Ces progrès doivent beaucoup à une approche très ancienne : l’utilisation de cribles, dont le plus célèbre, celui d’Ératosthène, consiste à prendre chaque nombre en partant de 2 et à rayer un à un, méthodiquement, tous ses facteurs pour ne conserver que les nombres premiers. Beaucoup doutaient de leur efficacité. “Les méthodes de crible ont une grosse limite, explique Maksym Radziwill, professeur à l’université Northwestern. Elles ne permettent pas de distinguer les entiers qui ont un nombre pair de facteurs premiers et ceux qui en ont un nombre impair. Or, l’une de ces séquences contient tous les nombres premiers, et l’autre n’en contient aucun !” Il a donc fallu développer des trésors d’ingéniosité pour affiner les cribles et, surtout, les combiner avec d’autres outils. Quant à savoir si ce sont eux qui permettront, un jour, de ramener l’écart à 2, beaucoup restent sceptiques. “Mais les plus belles percées viennent de celles et ceux qui ne font pas les choses comme on les attendrait, avertit Andrew Granville. Il faut rester ouvert d’esprit.”
CONJECTURE N°4 : Deux entiers proches n’ont pas une décomposition semblable
La conjecture de Chowla est désarçonnante. Harald Helfgott, de l’IMJ-PRG, l’illustre : “Répartissons les nombres entiers en deux équipes : les roses, qui ont un nombre pair de facteurs premiers, et les jaunes, qui en ont un nombre impair. La conjecture de Chowla dit que, si un entier est rose, cela n’affecte pas la probabilité que le suivant soit rose ou jaune.” Désarçonnant, car là encore, multiplication et addition se mélangent.
La conjecture lancée par le mathématicien indien Sarvadaman Chowla en 1965 est plus générale. Elle présage que les propriétés multiplicatives d’un nombre n’ont statistiquement rien à voir avec celles de ses voisins : pour un polynôme P quelconque, l’entier P(n) a autant de chances d’être rose que jaune. “Une autre manière de le voir, explique Maksym Radziwill, de l’université Northwestern, c’est en termes d’autocorrélations : on prend par exemple la suite dont le ne terme correspond à la parité du nombre de facteurs premiers de l’entier n, et on regarde s’il y a des corrélations avec le nombre de facteurs de P(n).” La conjecture reste ouverte. Mais en 2015, Maksym Radziwill et Kaisa Matomaki, de l’université de Turku, démontrent un résultat qui fait l’effet d’un déclencheur : “Sur des intervalles courts, il y a autant d’entiers jaunes que d’entiers roses”, résume Harald Helfgott. “C’est un travail très impressionnant, souffle Lucile Devin, chercheuse au laboratoire de mathématiques pures et appliquées Joseph-Liouville. Matomäki et Radziwill ont mené des calculs dans lesquels ils devaient manipuler 40 sous-sommes différentes ”
Rapidement, le mathématicien Terence Tao, lauréat de la médaille Fields en 2006, exploite ce résultat pour démontrer une version faible de la conjecture, appelée conjecture de Chowla logarithmique. Harald Helfgott file la métaphore : “Il démontre que, en moyenne, le fait qu’un entier soit rose n’affecte pas la couleur du suivant.” Pour cela, il exploite une notion appelée entropie mutuelle, qui lui permet de mesurer grossièrement les corrélations entre deux variables aléatoires. Et il combine cette approche probabiliste avec le résultat, alors tout frais, de Matomäki et Radziwill. En 2021, ce dernier affine avec Helfgott le résultat de Tao, en exploitant un type de graphe particulier, les “graphes expanseurs”. “C’est une démarche classique, un changement de perspective permet d’exploiter des outils différents, commente Cécile Dartyge, de l’Institut Élie-Cartan. En mathématiques, il est souvent plus simple de chercher à placer nos problèmes dans un cadre plus général.”
Le domaine est en pleine ébullition. “Notre approche de la conecture de Chowla a encore été améliorée il y a quelques mois par un jeune doctorant, Cédric Pilatte, souligne Harald Helfgott. Je pense que cette démarche va permettre de nouveaux progrès – et j’y travaille, comme beaucoup d’autres ! Mais je doute qu’elle permette de conclure sur la version forte de la conjecture.” Qui sait ? L’histoire récente l’a montré : le chemin est tortueux, semé d’embûches, et de surprises.