Dans la tête de Neandertal
À quoi pensait-il sous son gros crâne ? Depuis dix ans, les découvertes archéologiques se multiplient, révélant un Neandertal créatif, moins conformiste que Sapiens, capable d’abstraction… Tout un paysage mental.
C’est la boîte crânienne de tous les fantasmes, tant nous, Homo sapiens, sommes jaloux de nos prétendues prérogatives cognitives, comme l’art, l’abstraction, la culture. Elle a beau être aussi grande que la nôtre, voire même un peu plus, elle est subtilement, dramatiquement différente. À quoi pensait Neandertal ? Soyons honnêtes, nous avons déjà du mal à savoir ce qui se passe dans notre propre cerveau, alors dans celui de cet étrange parent disparu depuis plus de 30 000 ans… Cette question pourrait donc n’être que philosophique, sans espoir de réponse. Et, de fait, ce fut longtemps le cas.
Beaucoup d’idées fausses
Pourtant, depuis dix ans, les choses bougent. Dans les laboratoires, on modélise avec une précision inégalée cette tête autrement faite ; sur les terrains de fouille, on fait des découvertes qui n’entrent dans aucune de nos cases. Rien qu’en 2023, l’étude de deux sites souterrains, à la Roche-Cotard, en France, et à la Cueva Des-Cubierta, en Espagne, ont révélé un sens néandertalien insoupçonné de la mise en scène. Chaque année apporte ainsi de nouvelles données, qui peu à peu s’assemblent. L’image est encore floue, mais certains ont renouvelé leur art avec moins que ça !
Son cervelet n’était pas plus petit, mais configuré autrement
Antoine Balzeau, paléoanthropologue du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris.
Partons de cette fameuse boîte crânienne. À défaut de cerveau néandertalien conservé, elle est le moyen le plus direct de s’en approcher et ce qu’elle raconte n’est pas négligeable. Elle raconte déjà l’évolution. Car ces 500 000 dernières années, l’encéphale des hominidés a pris du volume. Mais, surprise, cela s’est fait de façon indépendante chez notre cousin – nos lignées se sont séparées il y a plus de 600 000 ans. Or, son grand cerveau de 1 600 cm³ en moyenne – contre 1 350 cm³ pour nous aujourd’hui– implique une grande complexité comportementale. Et c’est très coûteux en énergie. Il devait donc forcément servir à quelque chose. Mais à quoi ?
Dans ses pas
Défi impensable il y a peu, Antoine Balzeau a lancé en 2021 le projet PaleoBRAIN. “Nous voulons reconstruire son cerveau, créer son atlas descriptif, ambitionne le paléoanthropologue du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris. Pour cela, nous partons de l’endocrâne, autrement dit de l’empreinte qu’il a laissé contre la boîte crânienne. On en a longtemps eu une approche trop simpliste. Nous avons besoin d’appréhender sa diversité anatomique.” Car il s’agit d’écarter nombre d’idées fausses qui biaisent la réflexion sur l’intelligence néandertalienne. “Par exemple, on lit souvent que le cervelet, important dans le contrôle de la motricité et les comportements sociaux, est chez lui plus petit. Mais nos travaux montrent que non. Par contre, son cerveau est configuré autrement, davantage projeté vers l’avant. La paléoneurologie est un domaine fascinant et les perspectives sont extraordinaires… mais les données seront complexes à exploiter.”
Le chercheur, qui a aussi un pied sur le terrain, ouvre donc une autre porte : “Aujourd’hui, si l’on veut tenter d’estimer ses capacités, il y a plus de choses en archéologie…” Cette discipline nous met directement dans ses pas. Et ce que l’on exhume peut éclairer plusieurs pans de son intelligence.
Nos deux humanités progressent de manière parallèle. Sapiens n’est pas en avant !
Jacques Jaubert, préhistorien à l’université de Bordeaux
“Je préfère parler des capacités cognitives de Neandertal, corrige Bruno Maureille, paléoanthropologue à l’université de Bordeaux. Cela, on peut le définir à travers les traces qu’il a laissées, les réalisations qui lui ont permis de s’adapter aux contraintes naturelles et sociales.” Et pour Jacques Jaubert, préhistorien à l’université de Bordeaux, “ce qui est intéressant, c’est que nos deux humanités progressent de manière parallèle. Sapiens n’est pas en avant !”. Ce que confirme, mais un brin interrogatif, Bruno Maureille : “Si on regarde certaines innovations autour de l’usage des pigments ou des os, par exemple, on pourrait même dire que c’est Neandertal qui les a initiées en premier…”
Traces fantômes
Paradoxalement, pour entrer dans sa tête, il conviendrait donc plutôt de passer par sa main. Par ce qu’il a conçu, taillé, modelé, gravé, teinté. Cela montre non seulement sa maîtrise des matières, comme le silex, le quartz, l’obsidienne ou l’os, mais aussi la diversité de son artisanat, à l’esthétique singulière, inventive, toujours renouvelée, sans jamais sacrifier à l’efficacité. Car Neandertal, c’est une histoire de plus de 400 000 ans sur un territoire qui s’étire de l’Atlantique à la Sibérie, sous des climats difficiles, souvent glacés. C’est une adaptation à la steppe ouverte et à la forêt la plus dense, en passant par les bords de la Méditerranée, avec toujours une profonde connaissance de ses territoires et de ses ressources, de sa faune et de sa flore, que l’on retrouve dans la variété de ses menus. Chasseur émérite, Neandertal était capable d’affronter les plus puissants cervidés, les mammouths, les loups, les hyènes, d’attraper des castors et des oiseaux, de concevoir des pièges et d’agir en groupe, en disposant d’armes pour le combat rapproché ou à distance.
Mastic de bitume et ocre
“Il a développé une technologie du bois il y a plus de 300 000 ans, dont le niveau de complexité technique, notamment pour ses lances et ses bâtons de jet parfaitement profilés, était très élevé, soulignent les archéologues Thomas Terberger, de l’université de Göttingen, et Dirk Leder, de l’Office du patrimoine culturel de Basse-Saxe, qui viennent de publier une étude sur les artéfacts du site de Schöningen, en Allemagne. Malheureusement, seuls quelques sites du paléolithique ont conservé des objets en bois… Nous pourrions donc largement sous-estimer ses capacités cognitives à cause de ce manque de données.” En Espagne, à l’abri Romani, ce ne sont pas des objets en bois eux-mêmes qui ont été retrouvés il y a une dizaine d’années, mais leur empreinte. Ces fantômes de couteaux, palissades, cabanes et foyers témoignent de l’espace de vie d’une trentaine de néandertaliens organisés en sous-groupes fonctionnels il y a plus de 56 000 ans. On effleure à peine la richesse de ce quotidien oublié.
Ce n’est pas du figuratif, mais une sorte d’appropriation de l’espace. Quel sens leur donner ? Ça nous échappe
Jacques Jaubert, préhistorien à l’université de Bordeaux
Des bribes de cet artisanat inconnu émergent toutefois des brumes du temps. On découvre qu’il savait durcir au feu ses outils en bois ; les compléter en y emmanchant de belles lames de pierre, qu’il fixait avec de la corde, comme ça a été prouvé en 2020, voire de la colle ou un mastic de bitume et ocre – sa recette vient tout juste d’être décodée en 2024. Il utilisait d’ailleurs ce pigment rouge-brun depuis plus de 250 000 ans, et le transportait avec lui à l’occasion dans des coquillages, comme l’ont montré les archéologues Francesco d’Errico du CNRS/PACEA, à l’université de Bordeaux, et Joao Zilhao, de l’université de Lisbonne, ainsi que du noir de manganèse. “Les premiers usages de l’ocre sont techniques, pour le tannage ou sa fonction antiseptique, rappelle Jacques Jaubert. Mais même quand on l’utilise pour des raisons pratiques, il y a toujours une valeur symbolique associée à son pouvoir colorant.”
Neandertal s’en couvrait-il le corps ? Et si oui, pour quel usage ? Impossible de le savoir, tout au plus peut-on constater que la pointe de certains “crayons” d’ocre fut utilisée sur des surfaces souples, comme du cuir…
Les trois grottes espagnoles
La question de la parure aussi a fait couler beaucoup d’encre. Comment interpréter les serres de rapaces retrouvées à Rio Secco, en Italie, ou à Krapina, en Croatie ? Étaient-elles montées en collier ? Sachant que de telles griffes font aussi d’excellents outils. Même débat autour des plumes, qu’il semblait régulièrement récupérer : ornements, sources de moelle nourrissante pour les plus grandes ? Et pourquoi, alors, ce tropisme particulier observé pour les oiseaux noirs ? On entre là dans une autre sphère, celle de l’abstraction, sinon de l’éthéré. En tout cas de l’interprétation âprement discutée !
Tout de même, Sapiens ne conserve-t-il pas quelques avantages ? Et les splendides fresques de Lascaux, alors ? Et les perles d’ornement ?
“On ne peut pas comparer, rétorque Bruno Maureille. Car on met en regard des néandertaliens du paléolithique moyen, d’il y a 300 000 à 45 000 ans, et des Sapiens du paléolithique récent, de 45 000 à 15 000 ans. Ce ne sont pas du tout les mêmes évolutions culturelles !” Ce serait comme considérer que les Gaulois nous étaient cognitivement inférieurs parce qu’ils n’avaient pas de téléphones portables. Il faut prendre les réalisations de Neandertal pour elles-mêmes, essayer de nous oublier un instant pour chercher ce que pouvait être “sa” réalité. Ce qu’il a voulu faire et dire. Si l’on accepte ce glissement, des questions surgissent, au lieu de moues blasées.
Le fameux #
En 2018, la datation à plus de 65 000 ans de parois peintes dans trois grottes espagnoles causa un vif émoi – jusque-là, les plus anciennes peintures pariétales, datées 20 000 ans plus tard, étaient l’œuvre de Sapiens et se trouvaient dans la grotte Chauvet. Ici, rien de figuratif, juste des rideaux de concrétions couvertes de pigments à la Cueva de Ardales, la plus intrigante. Bien sûr, les objections n’ont pas manqué : est-on certains de leur date ? De leur auteur ? En 2021, Francesco d’Errico et Joao Zilhao enfoncent pourtant le clou : oui, Neandertal a bien appliqué ces pigments, et même plusieurs fois ! “Ces peintures et leur rafraîchissement suggèrent que cultiver un lien avec ce lieu était plus important pour lui que d’y associer une représentation, estime le second. L’art rupestre a pu commencer en Europe par ce type de marquages, et nous pensons que des réalisations similaires ne manqueront pas d’être identifiées dans le futur.”
Pensée symbolique ?
Peut-on comparer avec la première gravure attribuée à Neandertal, découverte en 2014 ? Le désormais fameux “#” de la grotte de Gorham, à Gibraltar, est situé à un endroit stratégique, et n’avait jusqu’ici échappé aux archéologues que parce qu’il était recouvert de sédiments. “À la Roche-Cotard, en Indre-et-Loire, ce sont des tracés digitaux linéaires, en pointillés ou vaguement circulaires qui se sont conservés sur les parois, ajoute Jacques Jaubert. Ils pourraient avoir plus de 75 000 ans. C’est donc forcément néandertalien et ça ne ressemble à rien de ce qu’on voit chez Sapiens. Ce n’est pas du figuratif, mais une sorte d’appropriation de l’espace. Quel sens leur donner ? ça nous échappe.” Seule certitude : ces empreintes n’ont pas été réalisées par hasard. Certaines semblent se jouer des inclusions ou utiliser les aspérités de la roche, quand elles n’ondulent pas sur plusieurs mètres.
La rareté de ces vestiges est un frein à leur compréhension, d’où l’importance de chacun d’eux : même un objet anodin peut rendre cohérente toute une pratique. Un des arguments utilisés contre les peintures néandertaliennes est qu’elles ne répondent à aucun art mobilier. Sapiens, des dizaines de milliers d’années plus tard, peindra et gravera des parois, mais aussi des statuettes à l’effigie d’animaux, créant un ensemble.
Linéaires, circulaires, parallèles, en zig-zag
Pour Thomas Terberger, cette critique n’a pas lieu d’être : “Il y a l’os de corbeau gravé retrouvé dans la grotte de Zaskalnaya, en Crimée, et l’os de hyène des Pradelles, en France, avec ses encoches régulières. Et surtout, la phalange de mégacéros retrouvée à Einhornhöhle, en Allemagne, que nous avons étudiée en 2021. Ses six lignes gravées il y a 51 000 ans et disposées en deux chevrons forment l’un des dessins connus les plus complexes de Neandertal, qui semble avoir eu un penchant pour les motifs géométriques, linéaires, circulaires, parallèles ou en zig-zag.” Pour ce chercheur, les découvertes vont se multiplier. Ce qui permettrait d’aller un cran plus loin. D’interpréter les anomalies, d’esquisser peut-être… des rites ?
J’ai été surpris par tout ce que j’ai vu, je ne pensais pas qu’il pouvait faire preuve d’une pensée symbolique si élaborée
Enrique Baquedano, du Musée archéologique et paléontologique de Madrid
En 2016, l’étude par Jacques Jaubert et Sophie Verheyden du site de Bruniquel, dans le Tarn-et-Garonne, avait fait grand bruit : “Nous montrions qu’il y a 175 000 ans, Neandertal investissait une grotte et, à plus de 300 mètres de profondeur, fragmentait et organisait en cercles des éléments de stalagmites. Ce qui implique une réelle logistique, ne serait-ce que pour s’éclairer. Nous avons écarté les hypothèses techniques à ces constructions déroutantes ; ne reste guère que l’hypothèse symbolique. Ça a changé notre regard sur ce dont il était capable en s’affranchissant d’un milieu réputé hostile.”
Nul doute que la spectaculaire salle des trophées vieille de 44 000 ans de la Cueva DesCubierta fera date elle aussi. “J’ai été surpris par tout ce que j’y ai vu, souffle Enrique Baquedano, du Musée archéologique et paléontologique de Madrid. Neandertal y a déposé uniquement des crânes de grands animaux à cornes et bois comme des bisons, des cerfs, des rhinocéros, qu’il a préparés à l’extérieur. Je ne pensais pas qu’il pouvait faire preuve d’une pensée symbolique si élaborée et mettre en place un tel sanctuaire.”
Le piège est double
En France, dans le Grand Abri aux Puces, dans le Vaucluse, il semble avoir accumulé dans les profondeurs du sol des ossements de grands cerfs mâles adultes. Alors qu’ils chassaient des cervidés de tous les âges et des deux sexes. Pourquoi ce biais ? Ludovic Slimak, de l’université de Toulouse, évoque la possibilité d’un rite de passage à l’âge adulte… mais comment le prouver ? Et comment prouver que le cannibalisme dont il faisait preuve à l’occasion était plus rituel qu’alimentaire ? Il reste le constat du traitement différent des ossements de ses semblables. D’aucuns y voient une pratique funéraire. Car Neandertal prenait soin de ses morts : une quarantaine de dépouilles connues, de fœtus comme de “vieillards”, en témoignent, même si elles n’ont pas reçu d’offrandes – pas même ces fossiles ou cristaux qu’il ramassait régulièrement. C’est trop peu pour remonter au sens donné à ce geste. Le piège est double : le croire si proche de nous qu’on plaquerait sur ses réalisations nos interprétations “sapienso-sapiens”, et inversement, lui dénier la moindre possibilité d’abstraction.
Entre les deux, notre cœur a souvent balancé. “À peine sorti de la bestialité” à sa découverte au XIXe siècle ; incapable de “préoccupation d’ordre esthétique ou d’ordre moral”, selon Marcellin Boule, le père de la paléontologie française, celui qui faillit s’appeler Homo stupidus s’est retrouvé notre parfait alter ego au XXe siècle. Dans les deux cas, c’était nier son identité. “Beaucoup de découvertes ont sans doute été mal comprises, quand on n’est pas passé à côté parce qu’on ne regardait pas ce qu’il fallait, estime Bruno Maureille. Notre humanité Sapiens nous biaise, mais c’est le seul référentiel dont on dispose !” Les experts cherchent encore la bonne distance. Mais ils sont unanimes : de Neandertal, c’est toute une diversité culturelle qu’il faut traquer. “Nous ne sommes pas au bout de nos surprises”, se réjouit Jacques Jaubert.