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Comment la théorie des jeux mène la guerre
Anticiper les intentions de la Russie, de la Chine ou des États-Unis… Les spécialistes en stratégie se tournent vers la théorie des jeux : des modèles mathématiques qui éclairent la logique des conflits, pour essayer d’éviter le pire.
Non, la guerre, en pratique, ce n’est pas un jeu. Mais oui, les jeux, en théorie, modélisent les situations de conflits. “C’est un outil puissant”, assure Mirco Musolesi, professeur en informatique à l’University College de Londres. “La théorie des jeux permet d’analyser le schéma des opérations passées et probables dans le futur”, confirme Thibault Fouillet, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique et spécialiste des jeux de guerre. Beaucoup s’accordent à acter la naissance de la théorie des jeux avec la publication en 1944 d’un ouvrage du mathématicien John von Neumann et de l’économiste Oskar Morgenstern : Théorie des jeux et comportements économiques. L’idée est de mathématiser un jeu à somme nulle dans lequel un joueur gagne ce que l’autre perd et dont le sort dépend de ses propres décisions et de celles des autres. Et le but de déduire le comportement optimal à tenir, avec le principe que tout le monde agit de manière rationnelle, c’est-à-dire en défendant ses propres intérêts. En clair, il s’agit d’une méthode de modélisation du comportement à l’aide d’une approche mathématique.
La guerre froide commence à peine que la théorie des jeux est mise à profit pour l’aide à la prise de décisions stratégiques militaires. “Beaucoup de développements autour de la théorie des jeux ont été menés à la Rand Corporation – un think tank américain fondé en 1948 – dans le but d’éviter la survenue d’une guerre nucléaire”, précise Mirco Musolesi. C’est ici le jeu du dilemme du prisonnier qui est mobilisé, un jeu à somme non nulle, où les deux joueurs peuvent tous les deux gagner un peu, beaucoup, ou perdre tous les deux. Les États-Unis et l’URSS ont le choix : ils peuvent investir soit dans l’armement, soit dans d’autres choses utiles telles que l’éducation, les infrastructures… Si les deux optent pour cette seconde option, tout le monde y gagne. Si un seul des deux choisit le nucléaire, l’autre perd. Et si les deux choisissent l’armement, c’est la guerre froide. On connaît la suite de l’histoire…
En 1950, le mathématicien et économiste John Nash formalise ce qui sera appelé “l’équilibre de Nash” et démontre que même dans un jeu asymétrique, quand l’un des deux joueurs est dans une situation d’infériorité, il est toujours possible pour lui d’obtenir des gains en agissant de manière rationnelle. “C’est un pilier de la théorie des jeux”, assure Corinne Touati, chercheuse en théorie de la décision à l’Inria. Dilemme du prisonnier, stratégie de la poule mouillée, bras de fer, enchères, jeu du dictateur, jeux à somme nulle ou pas, coopératifs ou pas, simultanés, séquentiels ou répétés… de nombreux modèles émergent alors pour décrire des situations d’interactions et de conflits. “La théorie des jeux permet d’abord de poser proprement le problème”, répond Jean-Christophe Pereau, économiste à l’université de Bordeaux. “Et surtout de poser des questions précises”, ajoute Krista Langeland, spécialiste de la dissuasion à la Rand Corporation. Mais attention, “personne ne dit qu’elle permet de comprendre parfaitement l’adversaire et ses décisions et de prévoir son comportement”, souligne-t-elle. L’histoire démontre que l’ego, la colère, la pression mettent parfois leur grain de sel dans les prises de décisions. Mais la théorie des jeux pose mathématiquement les options. Et éclaire, à sa mesure, la logique des conflits en cours.
Thérorie 1
Russie-Ukraine, le jeu des enchères
Que s’est-il passé dans la tête de Vladimir Poutine lorsqu’il a envahi l’Ukraine en février 2022 ? “Pour répondre, il faut d’abord comprendre à quel jeu il joue, estime Viljar Veebel, spécialiste de sécurité européenne au Baltic Defence College, en Estonie, qui s’est lancé avec un collègue de l’Académie militaire estonienne dans l’analyse à l’aide du corpus de la théorie de jeux. Les deux chercheurs ont publié leur conclusion en janvier 2023 : selon eux, les deux modèles classiques qui décrivent le mieux la pensée de Poutine à ce moment-là sont la stratégie du bras de fer et celle du fou. La première consiste à faire croire à l’adversaire qu’on ne cédera pas – à l’image de deux conducteurs qui foncent l’un vers l’autre au volant de leur voiture : celui qui tourne le volant en premier a perdu. La deuxième consiste à afficher un comportement imprévisible, menant à la prise de décisions irrationnelles – comme la possibilité d’avoir recours à des armes nucléaires. Autrement dit, passer pour un “fou”.
Mais les mathématiques démontrent que de tels choix évoluent vite vers un enlisement. Les chercheurs l’ont constaté : Poutine a changé de stratégie. Dans ce second temps, ce n’est plus la logique du bras de fer qui domine, mais de l’enchère : une sorte d’escalade de l’engagement où chaque adversaire est prêt à payer toujours plus pour ne pas perdre ce qu’il a déjà misé et ne pas avoir à assumer les conséquences de la défaite. Un changement “subi” par Vladimir Poutine, selon Viljar Veebel, et opéré tout au long de l’été 2022 lorsqu’il évoque d’abord la possibilité de la prolongation éternelle de son “opération spéciale”, puis cesse de dire que tout se passe comme prévu et en vient finalement à déclarer la mobilisation partielle des militaires réservistes le 21 septembre 2022. Les nouvelles règles n’impliquent plus vraiment de gagner ou de perdre, mais de causer le plus de dommages possible à l’adversaire, tout en minimisant les siens.
La situation a-t-elle changé depuis la publication de cette analyse début 2023 ? “Pas du tout, assure Viljar Veebel. Le modèle des enchères est encore plus vrai aujourd’hui. Chaque camp dépense sans compter et sans la moindre assurance que cela l’aidera à gagner.” La raison, selon lui, est qu’une nouvelle étape a été franchie. “Gagner la guerre est devenu une question de vie ou de mort pour les présidents russe et ukrainien.” Pour lui, le conflit ne pourra prendre fin que si le gouvernement russe perd le soutien public, si l’élite politique se déchire en raison de conflits internes, si la Russie perd ses soutiens dans la région… ou si les Ukrainiens perdent la volonté ou la capacité de combattre. Telle est la logique de la théorie des jeux.
Théorie 2
Israël-Gaza, une dissuasion incomplète
“Nous ne parvenons pas à atteindre un équilibre pacifique.” Eli Berman, chercheur en économie à l’Institut sur les conflits globaux et la coopération de l’université de Californie, a modélisé la dynamique des tensions dans la bande de Gaza entre 2007 et 2018. Avec Esteban Klor, chercheur en économie politique à l’Institut d’études sur la sécurité nationale de l’université de Tel-Aviv, il a plongé dans les données issues des rapports de sécurité sur les attaques entre Israéliens et Gazaouis produits par les Nations unies durant ces dix années pour faire une analyse détaillée de la situation. Ils ont ainsi recensé 1 168 épisodes sur dix ans, d’une durée médiane inférieure à 5 heures, avec une pause médiane entre ces épisodes inférieure à 5 jours. Chaque épisode comporte en moyenne 6 actions de la part de chaque camp, avec 0,13 Gazaoui tué par épisode et 0,52 blessé en moyenne contre 0,004 et 0,04 pour les Israéliens. “Cela nous a permis d’utiliser les outils de la théorie des jeux avec des données empiriques à très haute fréquence, comme nous pouvons le faire en économie”, explique Eli Berman.
Les deux chercheurs ont modélisé les interactions entre Israël et Gaza à l’aide d’un outil classique de la théorie de jeux, appelé “courbes de réponse” : chaque courbe illustre la réponse de chaque camp en indiquant les dégâts qu’il cause à l’autre en fonction de ceux que celui-ci vient de lui imposer.
Leur analyse démontre que cette suite d’attaques et de contre-attaques converge toujours vers un point d’équilibre, qui se traduit chaque fois par une désescalade. “La situation peut donc être décrite par un équilibre stable”, conclut le chercheur. Dans le sens où elle ne dégénère pas. “La mauvaise nouvelle est que cet équilibre est violent.” Il est en effet marqué par une alternance entre des échanges de tirs réguliers et des périodes plus calmes.
Cela éclaire la stratégie des interventions militaires israéliennes dans la bande de Gaza. “Le but est d’atteindre un nouvel équilibre, moins violent, dans lequel l’autre camp causera moins de dégâts”, résume Eli Berman. Ce qui est visible dans le modèle par un décalage de la courbe de réponse des combattants de la bande de Gaza après chacune des trois opérations israéliennes majeures qui ont eu lieu en 2008-2009, 2012 et 2014 : les ripostes de Gaza sont moins soutenues après ces attaques. La dissuasion existe donc bel et bien entre les deux camps – dans le sens où les épisodes de violence prennent toujours le chemin de la désescalade –, mais elle est incomplète car aucun des deux camps ne parvient à dissuader l’autre de ne plus jamais l’attaquer.
“C’est la première fois que nous modélisons cette dissuasion incomplète avec un exemple concret et des données empiriques. Notre modèle peut d’ailleurs être utile ailleurs pour décrire ce type de situation qui est bien plus répandue qu’on ne le pense. C’est un aspect important de notre monde au XXIe siècle.” Par exemple lorsqu’une puissance étatique accepte de subir des attaques de faible ampleur – dans le cyberespace, ou l’espionnage, la désinformation… – sans forcément répondre par une réplique similaire, bien qu’elle en ait les moyens.
Reste que l’attaque du Hamas du 7 octobre et ses suites désastreuses ne figurent pas dans les données utilisées pour l’étude. “Elle a fait voler en éclats notre modèle pour décrire la situation entre Israël et Gaza”, constate le chercheur. L’équilibre tel qu’il a été décrit sur la base des données entre 2007 et 2018 n’existe plus ; et nul ne sait à quoi ressemblera celui de demain.
Théorie 3
Syrie, le dilemme du prisonnier
Saisir la microdynamique du conflit qui a opposé les rebelles kurdes à l’État islamique dans la région du Rojava, au nord de la Syrie, entre 2017 et 2019 ; comprendre comment il a évolué et comment un événement particulier a pu en entraîner un autre, c’est tout l’objectif de l’équipe d’Olivia Macmillan-Scott, spécialiste de la coopération dans les systèmes multi-agents à l’University College de Londres, et de son approche. Pour ce faire, elle a couplé la théorie des jeux à une modélisation informatique fondée sur les interactions entre les acteurs, tout en utilisant des données précises concernant les épisodes de violence (lieu, date, auteur, nature, nombre de victimes…) et en prenant en compte les actions passées de l’adversaire dans sa prise de décision. “La théorie des jeux est utile, mais ce type de modèle permet de l’exploiter encore mieux”, estime Olivia Macmillan-Scott. De quoi modéliser une succession de “dilemmes du prisonnier” : deux joueurs qui ne communiquent pas entre eux, et qui prennent des décisions rationnelles basées sur la recherche de leur propre intérêt mais qui, ce faisant, desservent leur intérêt commun.
Et le résultat a étonné la chercheuse : “Dans la majorité des cas, les épisodes de violence étaient unilatéraux et non suivis systématiquement de représailles.” Selon elle, cette majorité d’attaques sans contre-attaque souligne la complexité des combinaisons de stratégies dans le conflit. “Nous avons également pu observer que les changements dans le contrôle du territoire permettaient de prédire où se produiraient les prochains épisodes de violence”, ajoute Olivia Macmillan-Scott . Elle cite par exemple l’avancée kurde vers Baghouz, au sud de la Syrie, courant 2018, qui va de pair avec des explosions de violence unilatérale envers l’État islamique, de ville en ville.
Pour la chercheuse, ce conflit entre rebelles kurdes et État islamique est particulièrement intéressant à étudier, car il y a beaucoup de données. “Les modèles existants basés sur des agents qui étudient ce type de conflit ont généralement recours à des sociétés artificielles et n’utilisent pas de données empiriques.” Il a aussi l’avantage de mettre en jeu deux acteurs bien identifiés, “ce qui simplifie le modèle par rapport à des guerres civiles où la situation est mouvante avec des alliances qui évoluent”. En l’occurrence deux puissances militaires similaires et non étatiques, “un cas peu exploré”. Enfin, les décisions prises lors de ce conflit sont souvent fondées sur des motifs religieux ou ethno-nationalistes, et pas seulement sur des critères plus communs comme la présence de ressources naturelles ou une position stratégique. La région du Rojava, par exemple, est importante aux yeux des Kurdes, car elle est le foyer de leur idéologie révolutionnaire et transnationale.
“La littérature existante se focalise surtout sur les causes des conflits, précise Olivia Macmillan-Scott. C’est intéressant, mais leur dynamique permet de mieux anticiper et potentiellement de trouver des pistes vers la désescalade ou la résolution.” Le tout à une petite échelle – celle de villes et avec des épisodes de violence décrits au jour le jour. De quoi espérer résoudre les guerres civiles ? La chercheuse l’admet : “Nous n’y sommes pas encore…”
Théorie 4
États-Unis-Corée du Nord, bluff, triche et asymétrie
“Les négociations actuelles entre les États-Unis et la Corée du Nord pourraient n’être que la dernière étape d’un jeu complexe et répété entre les deux pays”, souligne Bruce Bennett, spécialiste de la Corée du Nord et des menaces nucléaires, l’un des auteurs d’un rapport publié en octobre 2021, qui a analysé la situation à l’aide de la théorie des jeux. “Nous cherchions comment traiter la menace grandissante que posait la Corée du Nord. Peut-on négocier avec eux ? Peut-on reprendre la main ?”
Un des points de blocage est que la situation est asymétrique : tous les acteurs n’ont pas accès aux mêmes informations. Les États-Unis ne savent pas véritablement ce que veut Kim Jong-un : se maintenir simplement en tant que leader de la Corée du Nord et assurer la sécurité de son pays ? Ou envahir la Corée du Sud et régner en maître sur la péninsule ? Ils sont aussi aveugles à certaines actions que la Corée du Nord pourrait mener en secret – comme continuer à faire gonfler son arsenal nucléaire tout en s’engageant à le réduire.
Pour les chercheurs, seul le rétablissement de la symétrie permettrait de sortir de l’ornière. Dans le jargon de la théorie des jeux, la provocation d’un “signal” est nécessaire : c’est-à-dire une action qui coûterait plus cher à Kim Jong-un si son ambition était d’envahir son voisin du sud. Par exemple lui demander d’abandonner cinq armes nucléaires comme la condition préalable à de futures discussions ; ou lui imposer de n’avoir jamais plus de dix armes nucléaires. Ce qui est facilement envisageable pour un leader qui souhaite seulement rester au pouvoir. “Il n’a besoin que de quelques armes nucléaires pour assurer la survie de son régime”, estiment les auteurs. C’est en revanche plus difficile à accepter s’il veut envahir la Corée du Sud…
Sachant que ce jeu glaçant comporte un paramètre aléatoire : la triche. La Corée du Nord, la Chine et d’autres acteurs pourraient avoir du mal à croire que les États-Unis respecteront leurs accords ; et la Corée du Nord n’a respecté aucun des trois accords antérieurs qu’elle a conclus sur les armes nucléaires. Pire, depuis 2021, elle ne cesse de développer son arsenal nucléaire, “passant d’une très petite puissance nucléaire à une puissance modérée, probablement suffisante pour poser une menace existentielle à la Corée du Sud”.
Au final, Bruce Bennett est sceptique quant à l’éventualité d’une reprise des négociations. “La situation est bien plus effrayante qu’il y a trois ans, le grand public commence à en prendre conscience, mais les experts sont d’ores et déjà très inquiets.”