La bataille de la théorie du genre
De nombreux scientifiques ont intégré les “gender studies” dans leurs travaux. Ce concept permet de désigner ce qui relève du social dans les rapports entre les sexes, mais il reste très débattu, y compris en science.
La théorie du genre est sûrement celle qui déclenche le plus de passions, de tensions et d’interrogations dans la société, la seule capable de mettre des milliers et des milliers de partisans ou d’opposants dans la rue pour la soutenir ou la dénoncer. Avec, d’un côté, ceux qui se moquent d’une idée biaisée, d’une hypothèse farfelue, d’un mirage sans fondement scientifique ; et de l’autre, ceux qui la défendent avec ferveur, dénonçant les inégalités qu’elle révèle, revendiquant les identités qu’elle propose. Et entre les deux, il y a donc un concept qui continue, lui aussi, de passionner la communauté scientifique.
L’irruption du social
“Le genre, c’est le social par rapport au biologique”, pose calmement le philosophe des sciences, spécialiste des questions de genre, Thierry Hoquet, à l’université Paris Nanterre. Le concept est apparu pour la première fois en 1960 dans les travaux du psychiatre Robert Stoller, qui analysait des patients transsexuels. Il surgit publiquement avec les mouvements féministes des années 1970, avant d’intégrer les cursus universitaires et les revues scientifiques. Les gender studies déferlent sur le monde académique.
Le genre est un outil d’analyse qui permet de questionner des acquis culturels et sociaux
Arnaud Alessandrin, sociologue à l’université de Bordeaux
Depuis, des milliers de théoriciens et de chercheurs, des sociologues, des historiens, des anthropologues, des psychologues ont utilisé ce concept pour désigner ce qui relève de la construction sociale dans les rapports entre les hommes et les femmes. “La question du genre a longtemps été cantonnée à la psychiatrie, aux questions transgenres et à l’identité de genre. Mais l’usage et la pertinence de cette catégorie s’étendent désormais à des domaines bien plus variés, explique Arnaud Alessandrin, sociologue à l’université de Bordeaux. Le genre est devenu un outil d’analyse : il permet d’aller au-delà du biologique, de questionner des acquis culturels et sociaux à l’origine de représentations sociales liées à un sexe donné. Le genre est devenu une variable parmi une palette d’autres dans les cohortes, comme l’âge ou la taille des participants.”
Un exemple : il a été démontré que le niveau d’agressivité des hommes n’est pas biologique, mais social. Il varie en fonction des sociétés – dans certaines, ce sont les femmes qui sont plus agressives. L’objet d’étude est donc culturel et doit être interprété à travers le prisme du genre plutôt que du sexe.
Il s’est académisé
Pour les chercheurs, ici, il n’y a pas débat : le concept de genre est essentiel dans nombre d’études. Dans toutes les sciences humaines, il s’est académisé. Institutionnalisé, même : un Institut du genre a été fondé en 2012, un groupement d’intérêt scientifique qui réunit une trentaine de partenaires institutionnels engagés dans la recherche sur le genre et les sexualités, à l’initiative de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. Le Muséum national d’histoire naturelle en a proposé une définition en 2022, dans un manifeste intitulé Aux origines du genre : “Le genre est un dispositif de catégorisation binaire (masculin-féminin) portant à la fois sur une différenciation biologique (‘mâle’ ou ‘femelle’) et une différenciation sociale apprise – coiffure, maquillage par exemple.”
Cela instaure dans les recherches un système à deux niveaux : le sexe devient une sorte de base anhistorique – soustraite à l’histoire – et universelle, tandis que le genre traduit l’influence de l’environnement social : culture, éducation, religion…
“En archéologie, rapprocher des critères comme l’alimentation, les activités ou les vêtements à travers le genre a permis de les replacer au sein d’un ensemble très cohérent et de décrire les rapports de domination qui prévalaient dans ces sociétés préhistoriques. Analysés séparément, ces indices ne nous apprennent rien des rapports sociaux”, illustre Anne Augereau, archéologue à l’Inrap, qui a enquêté sur les sociétés néolithiques. Tandis qu’en parallèle, les éthologues réinterrogent les rôles sexuels stéréotypés dans les sociétés animales, comme la sexualité (qui fait la parade nuptiale ?) ou la parentalité (qui s’occupe des enfants ?).
Un biais puissant en médecine
C’est sans doute dans les études en médecine que le genre se révèle le plus déterminant. Thierry Hoquet donne l’exemple fictif d’une maladie qui ne touche que les hommes et non les femmes : on peut logiquement penser que cette maladie est liée au sexe. “Mais si on s’aperçoit qu’en fait, c’est parce que seuls les hommes qui boivent du sang chaud au clair de lune attrapent cette maladie, la cause est culturelle, et ça devient du genre.”
Arrêter le nombre de sexes à deux est un choix qui a été fait au cours de l’histoire
Perrine Lachenal, anthropologue spécialiste des questions de genre et chercheuse au CNRS
Autre exemple, plus concret : les travaux de chercheurs américains publiés en 2012 ont montré que les femmes décédaient plus fréquemment que les hommes de problèmes cardio-vasculaires. Là encore, c’est un biais de genre : quand les femmes se plaignent de douleurs à la poitrine, le corps médical a tendance à les rediriger vers un psychiatre car ils associent ces douleurs à de l’anxiété – ce qui n’est pas le cas des hommes, qui sont plus rapidement adressés à un cardiologue.
Le constat inverse est aussi vrai : alors qu’un tiers des fractures de la hanche chez les hommes sont imputables à l’ostéoporose, très peu d’entre eux bénéficient d’un traitement contre cette maladie, plus souvent associée aux femmes.
Alexandre Lemonnier, psychologue clinicien au CHU d’Amiens, qui s’est récemment intéressé à ces biais de genre en médecine, donne un autre exemple : 80 % des patients qui assistent aux consultations destinées au suivi de ses patients obèses sont des femmes, alors que l’obésité touche autant les hommes. “Les patients hommes viennent moins souvent consulter que les femmes. Qui plus est, le système ne tient absolument pas compte des normes genrées auxquelles se rattache le patient, qui jouent sur la façon dont les hommes expriment leurs émotions en consultation ou encore sur la façon dont ils décrivent la douleur. On observe pourtant une très nette différence selon les genres. Ne pas tenir compte de cette variable réduit les chances d’inclure les individus dans un parcours de soins adapté”, regrette le soignant.
Fantasme d’homogénéité
Là où il y a débat, c’est sur la relation entre genre et sexe. Comment se structure ce système à deux niveaux ? Depuis une trentaine d’années, une proposition radicale traverse les sciences sociales, insufflée notamment par la philosophe du genre américaine Judith Butler : le genre serait en fait le paramètre premier et dominant. Le sexe n’existerait pas en tant que tel, mais serait construit à partir d’un prisme social et politique. Le genre, lui, serait la grande matrice de dichotomie entre le masculin et le féminin, le marqueur principal qui assigne les individus de part et d’autre d’une frontière. “Le genre fait au sexe la réponse du berger à la bergère : il l’absorbe à son tour”, s’amuse Thierry Hoquet. Et un clivage s’instaure entre scientifiques, certains estimant qu’une telle position relève d’un déni de la différence corporelle et d’un fantasme d’homogénéité.
Mettre du genre partout, c’est parfois lui faire trop d’honneur. Dans certains cas, la classification raciale ou le milieu social jouent davantage
Marie Duru-Bellat, sociologue à l’Institut d’études politiques de Paris
Cette année, l’association américaine d’anthropologie a dû annuler une session sur les différences hommes-femmes à la suite d’une intervention militante reprochant aux conférenciers d’utiliser le terme “femme enceinte” et non “personne enceinte”…
“Chercher à savoir si le sexe et le genre sont deux niveaux qui s’additionnent ou si l’un précède l’autre révèle surtout l’extrême intrication et le caractère indissociable des deux dimensions, estime Thierry Hoquet. Mais quand on fait de la biologie, on se heurte à une sorte de réel auquel on est obligé de se conformer.” En France, en novembre 2020, 22 % des 18-30 ans disent ne pas se reconnaître dans les deux catégories de genre, féminin et masculin.
Deux, trois, cinq sexes…
Le débat se cristallise autour de la binarité de la distinction homme-femme, issue des chromosomes X et Y. La simplicité de cette catégorisation est malmenée. “Les travaux menés ces dernières décennies ont montré que même le sexe biologique peut être associé à des représentations sociales et culturelles”, relève Arnaud Alessandrin. Comme ceux de l’anthropologue et ethnologue Bernard Saladin d’Anglure, qui soulignent que les peuples inuits ne distinguent pas deux sexes, mais trois, ce troisième sexe correspondant aux cas de transsexualisme constatés à la naissance, autrement dit des changements de sexe spontanés juste après l’accouchement – ces personnes intersexuées représentent 1 à 2 % de la population.
“Arrêter le nombre de sexes à deux est un choix opéré au cours de l’histoire. On aurait très bien pu opter pour trois sexes, ou cinq”, renchérit Perrine Lachenal, anthropologue spécialiste des questions de genre et chercheuse au CNRS. Pour la biologiste Anne Fausto-Sterling, ce choix ne se justifie d’ailleurs que si nous considérons l’espèce sur le plan de la reproduction, les femmes fabriquant des ovules et les hommes du sperme – comment d’ailleurs définir les hommes qui ne fabriquent pas de sperme et les femmes qui n’ovulent pas ? Dans un article provocateur, elle proposait dès 1993 d’introduire cinq sexes : mâle, femelle, “herm” (hermaphrodite vrai, avec des ovaires et des testicules), “merm” (pseudohermaphrodite mâle avec testicules, pénis et ovaires) et “ferm” (pseudohermaphrodite femelle avec ovaires, sexe féminin et testicules).
Lubies de juristes ?
En soutien de sa thèse, la biologiste expliquait que les traits physiologiques varient entre les mâles et les femelles : les femmes peuvent avoir de la barbe, les hommes une voix aiguë, etc. Surtout, les chromosomes, les hormones, les structures internes des sexes, les gonades et les appareils génitaux varient beaucoup plus qu’on ne le pense. “Les recherches montrent que l’influence des récepteurs hormonaux et de la prise d’hormones guide tout le reste sur le plan corporel. L’influence des chromosomes, elle, n’a qu’un impact limité”, abonde Florence Ashley, juriste et bioéthicienne à l’université d’Alberta.
Des études d’imageries cérébrales semblent montrer que l’orientation sexuelle d’un individu, indépendamment de la prise d’hormones, peut modifier la structure du cerveau en le faisant sortir d’un potentiel axe masculin-féminin. Plutôt que d’être simplement décalées vers l’une ou l’autre extrémité du spectre, les personnes transgenres – dont le genre est différent de celui qui leur a été assigné à la naissance – présenteraient un phénotype cérébral qui leur est propre.
Les scientifiques préfèrent parler d’“études de genre” plutôt que de “théorie”
Perrine Lachenal, anthropologue, chercheuse au CNRS
Pour y voir plus clair, Florence Ashley a proposé en 2019 d’intégrer une nouvelle catégorie dans les questionnaires adressés aux participants aux études scientifiques, la “modalité de genre”. Alors que l’identité de genre fait référence au genre de la personne au moment où la question lui est posée, la modalité se rapporte au genre attribué à sa naissance, celui auquel elle a d’abord été identifiée. Une lubie de juriste ? Plutôt un besoin qui répond à une situation concrète à laquelle sont confrontés les chercheurs.
Pour certaines personnes, en effet, impossible de se reconnaître dans les catégories classiques telles que femme, homme ou transsexuel… C’est le cas par exemple des personnes intersexes, de celles qui ont détransitionné – qui étaient transgenres mais qui ne le sont plus – ou encore de celles souffrant d’un trouble dissociatif de l’identité. Sans compter les adeptes de plus en plus nombreux de la non-binarité – qui ne se reconnaissent ni dans le féminin ni dans le masculin – et de la fluidité de genre. “Il est arrivé que des individus ne sachent pas quoi répondre à des questions comme : êtes-vous un homme ou une femme ? Êtes-vous transgenre ? Êtes-vous agenré ? Ces participants aux études scientifiques ne se retrouvaient pas dans les catégories listées par les organisateurs. Nous avions besoin d’un terme plus englobant pour ne pas exclure certains profils de nos études”, plaide Florence Ashley.
Pas toujours opérant
Depuis, le terme “modalité de genre” a été repris par plusieurs études dans des disciplines variées telles que la médecine, la sociologie ou la criminologie. Pour les chercheurs, ce terme permet d’améliorer le taux de réponses, de limiter les abandons de certains profils. “Cela ne signifie pas que chaque étude doit inclure cette modalité de genre, précise Florence Ashley. De plus, ce paramètre pourrait ne pas être pertinent en fonction de l’objectif de l’étude.”
Marie Duru-Bellat, sociologue à l’Institut d’études politiques de Paris et pionnière de l’introduction du genre dans les recherches sur l’éducation, abonde : “Mettre du genre partout, c’est parfois lui faire trop d’honneur. Pour certaines études sur les inégalités sociales, la classification raciale ou le milieu social vont parfois jouer davantage que le genre. Sur une étude portant sur le grand âge, un facteur comme la maladie sera peut-être plus central.”
Quid de la “théorie du genre” ? “Elle n’a de théorie que le nom”, répond Francesca Arena, historienne à l’université de Genève. Le terme est apparu pour la première fois en France sous la plume du prêtre Tony Anatrella dans un discours écrit à l’occasion des Journées mondiales de la jeunesse, en 2003, où il dénonce une “nouvelle idéologie” diffusée par l’ONU et le Parlement européen “afin d’obliger les pays à modifier leur législation et reconnaître, par exemple, l’union homosexuelle ou l’homoparentalité par l’adoption d’enfants”.
De nouveaux biais
Dans les études scientifiques, en revanche, on n’en trouve nulle trace. “Les scientifiques lui préfèrent la terminologie ‘études de genre’”, reconnaît Perrine Lachenal. “C’est assez logique dans la mesure où, dans une théorie, il y a plusieurs concepts et des liens entre eux. Or, dans la théorie du genre, il n’y a que le genre comme concept”, acquiesce Marie Duru-Bellat.
Thierry Hoquet prend un peu de recul : “Les travaux scientifiques ont été normés par nos cultures stéréotypées. On a longtemps voulu essentialiser ces genres et le modèle animal a servi de légitimation : la femme doit être comme la colombe, elle doit aguicher le mâle… Mais la prise de conscience actuelle est tout autant biaisée par la société que l’était le patriarcat dans la génération précédente : c’est parce qu’il y a des militants LGBT ou des féministes qu’on vous montre des femelles actives, des femelles homos dans la nature, voire qu’on s’intéresse à la transsexualité chez les poissons.”
La bataille du genre n’a pas dit son dernier mot.