Neandertal, la rencontre qui a changé Sapiens
En traversant l’Eurasie, Sapiens a rencontré un autre Homo, pâle, râblé, parfaitement adapté à ces froides contrées : Neandertal. De leurs amours, nous conservons 2 % d’ADN… Ceux qui nous ont permis de conquérir le monde.
Elle ou il avait le teint pâle et les cheveux roux. Un corps trapu et ultra-musclé. Un appétit d’ogre – comptez environ 5 000 kilocalories par jour. Un gros bourrelet sur le front qui figeait son faciès. Et probablement une odeur, des attitudes, une voix, un langage, des coutumes et des émotions bien particulières ; “les outils des néandertaliens laissent entrevoir une manière totalement différente d’appréhender le monde, une créativité hors norme… Rien à voir avec nos objets de la même époque, performants mais très standardisés”, souffle Ludovic Slimak, archéologue à l’université de Toulouse.
Qu’auriez-vous ressenti, vous, Homo sapiens tout juste débarqué d’Afrique, à la vue de ces êtres à la fois si familiers et si étranges ? Oui, vous, svelte créature à la peau sombre, un peu perdue il y a 50 000 ans dans ces contrées plus fraîches de l’Eurasie… De l’effroi, de l’hostilité, de la curiosité, de l’intérêt, de l’attirance ? Sans doute un peu tout ça à la fois.
Les croisements avec ces humains archaïques ont eu une importance capitale dans notre trajectoire évolutive
Joshua Akey, généticien à l’université de Princeton
Ce n’est plus un secret pour personne : des individus de ces deux lignées humaines se sont accouplés à plusieurs époques, au Levant, en Europe et en Asie. En fait, à la moindre occasion ! “On tombe tout le temps sur des traces de métissage”, ébruite Silvana Condemi, paléoanthropologue à l’université d’Aix-Marseille.
Zone grise entre deux espèces
Ces rencontres sulfureuses ont en effet laissé des traces incontestables : les humains non africains actuels comptent près de 2 % en moyenne de gènes néandertaliens ; des travaux récents ont aussi montré qu’ils nous avaient transmis par voie sexuelle une souche du papillomavirus HPV 16, ainsi que la bactérie buccale M. oralis à l’occasion, peut-être, d’un fougueux baiser.
Ces mignonnes petites histoires peuvent sembler anecdotiques. Mais “au vu des études de ces dernières années, il devient de plus en plus clair que les croisements avec ces humains archaïques ont eu une importance capitale dans la trajectoire évolutive de notre espèce”, lâche Joshua Akey, généticien à l’université de Princeton.
Sur le plan strictement biologique, la reproduction entre deux lignées issues d’un ancêtre commun vieux de plus de 600 000 ans ne surprend pas grand monde : “Nous sommes dans une zone grise habituelle entre deux espèces encore imparfaitement séparées. Sachant que l’hybridation est très pratiquée chez les primates”, fait remarquer Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue à l’Institut Max-Planck de Leipzig, en Allemagne. Nos organes sexuels respectifs étaient tout à fait compatibles – qu’on se rassure, le pénis des néandertaliens n’était pas couvert d’épines comme celui des chimpanzés ou des bonobos. Et, selon l’adage des biologistes, si deux organismes peuvent se reproduire entre eux, alors ils le font.
Pas très regardant…
D’accord. Mais quelle drôle d’idée de s’accoupler avec des êtres aussi… différents, disons. “En fait, à l’époque, vous viviez dans un petit groupe composé des membres de votre famille et la densité de population était si faible que vous pouviez ne croiser aucune autre bande pendant des années, réfléchit Fernando Villanea, anthropologue à l’université du Colorado. Chaque groupe humain que vous rencontriez avait probablement l’air très différent, par sa culture, son langage. Qu’il soit Sapiens, Neandertal ou autre n’avait peut-être pas d’importance.”
Il est vrai que nos ancêtres n’avaient pas l’air très regardants sur l’origine de leurs partenaires : outre Neandertal, Homo sapiens s’est acoquiné avec l’Homme de Denisova en Asie, ainsi qu’une espèce archaïque encore inconnue en Afrique de l’Ouest, et peut-être trois autres humanités non identifiées en Asie du Sud et de l’Est ; nous avons aussi cohabité au Levant pendant 100 000 ans avec une sorte de prénéandertalien, un Homo découvert l’an dernier à Nesher Ramla, en Israël, mais sans descendance identifiée pour l’instant.
L’échange d’ADN n’est pas forcément romantique…
Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue à l’Institut Max-Planck
Et l’amour, dans tout ça ? Pas simple. Pour tenter de percer l’intimité de ces relations, les scientifiques doivent se contenter du matériel génétique extrait des os ou des dents récupérés dans des grottes, de modélisations, de quelques études ethnographiques et de beaucoup de spéculations. “Les groupes de chasseurs-cueilleurs qui se rencontrent organisent des échanges de femmes, c’est essentiel pour la survie du groupe étant donné le tabou de l’inceste, indique Ludovic Slimak. Cela a valu sans doute aussi pour les néandertaliens : les analyses génétiques menées sur le site d’El Sidrón, en Espagne, montrent que les femelles venaient de l’extérieur du groupe, alors que les mâles étaient apparentés.”
Échanges, rapts, viols…
L’arrivée de Sapiens aurait pu constituer une opportunité pour ces néandertaliens à la démographie moribonde – ils n’ont jamais été plus de 70 000 en même temps. “Lors de leur arrivée sur un nouveau territoire, il y avait peut-être des éclaireurs Sapiens, à l’image des explorateurs dans le Grand Nord américain, accueillis par des populations locales et à qui on offrait une femme”, imagine Silvana Condemi. À moins que ce soit l’inverse : “Nos études sur l’occupation du territoire et l’utilisation des ressources près de la grotte Mandrin, dans la Drôme, suggèrent que certains groupes Sapiens bénéficiaient des conseils de guides néandertaliens”, lance Ludovic Slimak. Nul besoin de sentiments amoureux ici… même s’il n’est pas interdit de craquer pour un bel étranger ou une belle étrangère.
Lors de ces dizaines de milliers d’années d’interactions entre ces deux populations humaines, on peut imaginer quelques amourettes, mais aussi d’odieux rapts et viols. “L’échange d’ADN n’est pas forcément romantique, comme on l’a vu durant les différents épisodes de colonisation, ou en Afrique entre les populations de langue bantoue et les Pygmées”, rétablit Jean-Jacques Hublin.
Grâce à ce métissage, l’adaptation aux pathogènes a pu se faire en une dizaine de générations
David Enard, évolutionniste à l’université d’Arizona
Aucun scénario, sanglant ou à l’eau de rose, ne se détache pour l’heure des données génétiques ; il n’est pas possible de dire si ce mélange s’est fait sous l’impulsion d’hommes sapiens accaparant des femmes néandertaliennes, ou l’inverse, ou encore de manière équilibrée et douce dans les deux sens. Mais quelles qu’en soient les modalités, ces ébats ont en tout cas donné naissance à des bébés métis.
Une impitoyable purge génétique
Certains de ces hybrides ont été nourris, élevés, protégés, possiblement aimés. Au point d’avoir eux-mêmes accès à la reproduction… Non sans difficulté, apparemment. Les scientifiques ont en effet détecté de grandes zones de notre génome étonnamment dépourvues de contribution néandertalienne, surtout au niveau des attributs sexuels ou du cerveau.
Plusieurs modèles suggèrent que cette purge a été réalisée en moins de dix générations après chaque métissage, au prix d’une sélection naturelle terrible – comme si nos deux espèces étaient parvenues à la limite de leur compatibilité. “Beaucoup de gènes néandertaliens ne semblent pas du tout tolérés par les organismes sapiens, cela a pu conduire à des fausses couches, des bébés non viables, témoigne Jean-Jacques Hublin. Environ 70 % du génome néandertalien a été éliminé très rapidement, cela a été une violente loterie génétique pour les hybrides.”
Et l’horizon se dégage
Certains signaux sur notre chromosome X font aussi penser à une perte de fertilité des hybrides mâles arrivés à l’âge adulte. Néanmoins, merveille de la reproduction, quelques heureux élus ont pu se montrer particulièrement vigoureux : “Un croisement peut donner lieu à un phénomène d’hétérosis : le mélange des génomes masque l’effet des allèles récessifs délétères des deux espèces, ce qui renforce la santé de l’hybride”, signale Rajiv McCoy, évolutionniste à l’université Johns-Hopkins. Un peu comme dans le cas de la mule, plus robuste que l’âne et la jument dont elle est issue.
Une fois ces difficultés passées, l’horizon allait se dégager pour notre espèce. Les Sapiens de l’époque n’en avaient pas conscience, mais ces relations charnelles leur ont permis de conquérir le monde. “Les néandertaliens étaient déjà présents en Eurasie depuis plus de 200 000 ans, ce qui leur a laissé le temps de s’adapter aux pathogènes, à l’alimentation et au climat de ces régions, pose Janet Kelso, bioinformaticienne à l’Institut Max-Planck. Et on constate que leurs séquences ADN liées aux interactions avec l’environnement ont été positivement sélectionnées au sein du génome des Sapiens venus d’Afrique… Cela nous a procuré un énorme avantage pour affronter ces nouveaux milieux.”
Le métissage a ainsi permis de s’épargner un interminable et dangereux processus de mutations aléatoires plus ou moins adaptatives.
Résistance à la grippe, au VIH, à l’hépatite C…
L’apport d’une pincée de Neandertal dans notre génome s’avère particulièrement spectaculaire pour la résistance aux pathogènes, l’une des forces sélectives les plus impitoyables de l’évolution. “Chez les Européens, nous avons détecté une grande fréquence des allèles néandertaliens conférant une résistance aux virus ARN, tels que les ancêtres du VIH, de la grippe A, de l’hépatite C ou les coronavirus, signale David Enard, évolutionniste à l’université d’Arizona. L’adaptation à ces pathogènes a pu se faire en une dizaine de générations, alors que plusieurs centaines auraient été nécessaires sans métissage.”
… et même au Covid-19
D’ailleurs, des chercheurs suédois ont établi l’année dernière qu’une variante néandertalienne de gènes OAS sur le chromosome 12, présente dans plus de la moitié de la population européenne et américaine, réduisait de 22 % les risques de développer une forme sévère de Covid-19. D’autres travaux ont mis en évidence le rôle de nos ancestrales fréquentations sur les récepteurs de type Toll, qui jouent un rôle crucial dans le système immunitaire inné et la détection des bactéries, champignons et parasites ; une étude parue en début d’année a, de son côté, identifié 292 allèles néandertaliens actifs dans la défense antivirale et la réaction inflammatoire. “Certains Sapiens, dont les ancêtres avaient bénéficié du métissage de Neandertal, se sont croisés lors de leur arrivée en Asie avec l’Homme de Denisova, et nos dernières analyses sur les populations océaniennes montrent que cela a aussi été bénéfique pour leur immunité !”, s’enthousiasme Lluis Quintana-Murci, biologiste à l’Institut Pasteur.
Ces autres humanités pourraient aussi avoir contribué à la composition de notre microbiote, l’ensemble des microbes qui colonisent notre estomac, notre bouche, notre peau : “Nous avons détecté un transfert de bactéries et peut-être de microbes entre Neandertal et Sapiens, possiblement à travers des baisers, le partage de nourriture, d’un point d’eau. Cela ouvre un nouveau champ de recherche pour savoir à quel point cela a influencé notre santé”, lance Laura Weyrich, microbiologiste de l’université d’État de Pennsylvanie.
Occuper les milieux les plus extrêmes
Ces accouplements ont aussi permis d’adapter la pigmentation de notre peau en fonction des latitudes explorées par notre remuante espèce : les scientifiques en voient la trace au niveau du gène HYAL2 des populations de l’est de l’Asie, impliqué dans la protection contre les rayonnements ultraviolets. Les gènes de Neandertal semblent aussi avoir influé sur notre métabolisme des lipides et des glucides, facilitant l’adaptation à la nourriture disponible dans les nouvelles régions colonisées. Fricoter avec certains archaïques hardis nous aurait même permis d’occuper les milieux les plus extrêmes. Les Tibétains doivent ainsi leur capacité à supporter les très hautes altitudes au gène régulateur de l’hémoglobine EPAS1 de Denisova – une mâchoire de dénisovien a été retrouvée à 3 200 m d’altitude. Ces mêmes Hommes de Denisova ont semble-t-il légué aux Inuits des gènes (WARS2 et TBX15) liés à la graisse brune, avantageuse en environnement froid. Sympa !
Quelques cadeaux empoisonnés
“La fréquentation de ces populations nous a permis de puiser dans un plus large réservoir de variations génétiques”, résume Janet Kelso. Quitte parfois à récupérer de vieilles mutations perdues lors de la difficile sortie d’Afrique : une étude américaine récente montre que Neandertal a réinjecté chez les Eurasiens des milliers de séquences, issues de notre ancêtre commun. Ces anciens partenaires mériteraient d’être salués, voire aimés, d’autant plus qu’ils ont mystérieusement disparu – même s’ils survivent un peu en chacun d’entre nous, comme absorbés par nos étreintes.
Alors, c’est vrai, tous ces allèles avantageux ou neutres pour des chasseurs-cueilleurs il y a plusieurs dizaines de milliers d’années peuvent se révéler délétères chez des sédentaires modernes. Par exemple, les variants néandertaliens du gène SLC16A11, dans les populations d’Amérique latine, sont associés au risque de développer un diabète de type 2 ; il y aurait un lien entre Neandertal et l’addiction au tabac ; et les versions archaïques des gènes ont tellement boosté notre immunité qu’elles semblent en cause dans certaines maladies inflammatoires, auto-immunes, ou les allergies. “Notez aussi qu’une version néandertalienne sur le gène du chromosome 3, très fréquent en Asie du Sud, augmente fortement la probabilité de développer un Covid sévère… Il y a quelques cadeaux empoisonnés, en effet”, rumine Lluis Quintana-Murci.
Maintenant que vous connaissez l’histoire, qu’auriez-vous fait face à ces êtres si familiers et si étranges ?