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Et si l’Univers n’était pas infini

On pensait l’affaire réglée : l’Univers n’a pas de frontière. Jusqu’à ce que des astrophysiciens mesurent une minuscule courbure révélant qu’il pourrait être sphérique… et donc fini. Une découverte qui contredit complètement le modèle standard.

par Alexandra Pihen,

“Nos résultats tendent vers un Univers fini”, lance sans sourciller l’astrophysicien Alessandro Melchiorri, de l’université de Rome La Sapienza. Selon les travaux qu’il a publiés en 2020, avec deux collègues, dans la prestigieuse revue scientifique Nature Astronomy, notre Univers serait sphérique. Et donc pas infini.

C’est un coup de tonnerre. Car le consensus est installé depuis des dizaines d’années : les observations à très grande échelle du cosmos lui donnent une courbure nulle. Et normalement, l’Univers s’étend sans fin. Cet infini cosmique, qui a valu le bûcher à Giordano Bruno, un des premiers à avoir osé l’envisager à l’aube du XVIIe siècle, est même considéré comme la seule manifestation dans le monde réel du concept mathématique. Admis par tous au point d’en être presque oublié : l’infini de l’Univers s’est imposé comme un paysage dans lequel prennent place tous les phénomènes astrophysiques, des trous noirs aux planètes…

Une courbure de 4 %

Mais le voilà à nouveau au centre de la table. Car les trois chercheurs qui se hasardent à le remettre en doute ne sont pas des excentriques. Surtout, ils se fondent sur des données robustes, dont aucun astrophysicien ne songerait à contester la fiabilité : celles du rayonnement de fond cosmologique. Ces données constituent en quelque sorte une photographie détaillée des fluctuations de la densité de matière de l’Univers juste après sa naissance, alors qu’il n’était encore qu’une soupe de plasma chaud, 380 000 ans après le big bang. Cette matière primordiale a émis un rayonnement qui s’est propagé jusqu’à nous, formant un bruit de fond ténu qui a été capté par le télescope spatial Planck de 2009 à 2013. Un témoignage brut des origines, nommé fond diffus cosmologique (CMB), que les astrophysiciens étudient inlassablement depuis, à la recherche de réponses sur la genèse du cosmos. Car de ces minuscules fluctuations primordiales seraient nés les grumeaux de matière qui ont finalement donné naissance à des nuages de gaz, à des étoiles et à des galaxies…

Les conséquences pour le modèle standard pourraient être dévastatrices

Alessandro Melchiorri, astrophysicien, université de Rome La Sapienza

Alessandro Melchiorri et ses collègues sont de ceux-là. Ils se sont en particulier intéressés à une anomalie entrevue dans le CMB dès les premières mesures par le satellite WMAP en 2003, et confirmée par Planck : aux toutes petites échelles, le spectre de puissance de ces fluctuations ne colle pas tout à fait avec ce qui est prédit par la théorie. Des paramétrages des modèles avaient réussi à venir à bout de cette infime déviation… Mais les trois chercheurs s’y sont accrochés. Et si cette anomalie voulait dire quelque chose ? 

Alors ils ont repris les données brutes captées par Planck, recalculé tous les paramètres de l’Univers… et sont arrivés à cette conclusion révolutionnaire : une courbure positive, “de 4 %”, précise Alessandro Melchiorri. L’Univers n’est pas plat, il est légèrement arrondi ! Ce qui veut dire qu’à très grande échelle, il est sphérique. Et donc fini !

Quelque chose qui cloche

Ou plus exactement hypersphérique, le terme utilisé pour désigner une sphère à trois dimensions dans un espace à quatre. Si iconoclaste puisse-t-elle paraître, cette forme serait assez naturelle dans le cadre théorique de l’espace-temps, l’Univers décrit par la relativité générale. Les équations d’Einstein – les trois chercheurs ne se privent pas de le rappeler – autorisent toutes les courbures possibles : l’Univers peut être un espace hyperbolique à courbure négative ; un espace euclidien à courbure nulle… ou un espace hypersphérique à courbure positive – Einstein lui-même a d’abord défendu cette thèse.

Sauf que les observations des étoiles et des galaxies disent le contraire, et décrivent une courbure nulle. Les multiples calculs des angles entre des astres très éloignés ne mentent pas : pris par trois, de manière à former un triangle grand comme le cosmos, ils atteignent bien des sommes de 180 °. Si la courbure était positive, la valeur devrait être supérieure… Mais nos observations sont limitées par la vitesse de la lumière et l’expansion de l’Univers. En un point donné, nous ne pouvons voir au-delà de 80 milliards d’années-lumière – la distance séparant deux régions du ciel les plus éloignées possible. “Comme nous n’avons accès qu’à une unique partie finie, on ne peut distinguer un Univers très grand par rapport à la taille de l’Univers observable d’un Univers infini”, prévient Jean-Philippe Uzan, cosmologiste au CNRS. 

Coup de pied dans la fourmilière

Et surtout, les 4 % contredisent le modèle standard, soit la théorie sur laquelle se fonde toute la description de l’Univers, en particulier sa dynamique. Celui-ci est formel : l’Univers ne peut être hypersphérique. Il est donc forcément plat… Sauf que ce modèle, justement, les astrophysiciens le savent imparfait. Ne serait-ce que parce qu’il n’explique pas pourquoi l’Univers voit son expansion s’accélérer, alors qu’on mesure précisément cette fuite en avant des astres depuis 1998…

Cette courbure cache peut-être une crise plus grande en cosmologie, mise sous le tapis en supposant que l’Univers est plat

Josquin Errard, astrophysicien au laboratoire Astroparticule et Cosmologie de Paris

Voilà vingt ans que l’on cherche ce qui cloche dans ce modèle standard, quelle est cette énergie qui accélère l’expansion de la trame cosmique. Et tout à coup, voici qu’un 4 % met un coup de pied dans la fourmilière. Et ça change tout. “S’ils ont vu juste, tout le monde sera obligé d’accepter qu’il puisse être hypersphérique… Toutes les simulations de formation de galaxies, des structures de galaxie devront être refaites dans ce contexte, et ça pourrait changer pas mal de choses”, s’enthousiasme Quentin Vigneron, postdoctorant à l’Institut d’astronomie de l’université Nicolas-Copernic de Torun, en Pologne, qui développe actuellement des outils théoriques pour détecter la forme, et éventuellement la finitude, de l’Univers. “Les conséquences pour le modèle standard pourraient être dévastatrices”, conclut même Alessandro Melchiorri.

Appuyer là où ça fait mal

L’Univers fini décrit par Alessandro Melchiorri et ses collègues ne donne pas de réponse. Mais il interroge : “L’hypothèse d’un Univers plat pourrait masquer une crise cosmologique où des propriétés disparates observées semblent être mutuellement incohérentes”, avance le chercheur. Appuyant précisément là où ça fait mal, dans les failles, les fissures du modèle…

La constante de Hubble par exemple, qui quantifie la vitesse à laquelle les galaxies s’éloignent du fait de l’expansion. Elle fait l’objet de débats de plus en plus vifs : les astrophysiciens n’obtiennent pas la même valeur selon la méthode de calcul utilisée – inutile de dire qu’en science, c’est une hérésie. Pis, un écart se creuse entre les deux mesures de référence : l’une tirée de l’analyse des données de Planck ; l’autre mesurée par Hubble via l’observation d’étoiles et de supernovæ. À tel point que même en tenant compte de la marge d’erreur, les valeurs n’ont aucune chance de se recouper. 

Une rustine sur la théorie

Or, les résultats du trio mené par Alessandro Melchiorri ajoutent de l’huile sur le feu. Car eux aussi ont recalculé la constante de Hubble dans le cadre de leur Univers fini. Et ce résultat s’écarte encore un peu plus des autres. Appuyant une fois de plus sur la plaie déjà béante du modèle dominant d’un Univers infini : “Cette courbure cache peut-être une crise plus grande en cosmologie, mise sous le tapis en supposant que l’Univers est plat”, traduit Josquin Errard, astrophysicien au laboratoire Astroparticule et Cosmologie (APC) de Paris.

Avoir une courbure nulle et un Univers plat et infini, ça simplifie les équations, mais c’est physiquement absurde

Jean-Pierre Luminet, du Laboratoire d’astrophysique de Marseille

Autre fragilité, l’inflation cosmique : un phénomène d’expansion intense et rapide de toute la matière contenue dans l’Univers primordial, qui aurait eu lieu juste après le big bang. “C’est cette phase qui fait émerger un Univers plat du big bang”, explique Vincent Vennin, spécialiste de l’Univers primordial au laboratoire APC. Elle aurait aplani la courbure de l’espace à l’échelle de l’observateur – à l’image d’un ballon gonflé de 1 030 fois sa taille et qu’un observateur situé sur la paroi voit toujours plate. “Avec l’inflation, nous repoussons le problème de la platitude au loin… Mais comme ce ‘loin’ n’est pas dans notre Univers visible, on s’en contente”, plaisante Alain Blanchard, astrophysicien à l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie de Toulouse. 

Or l’inflation a ses détracteurs : nombre de spécialistes jugent le phénomène un peu artificiel, ajouté après coup, comme une rustine dans la théorie que rien, physiquement, ne justifie – si ce n’est, donc, la platitude de l’Univers.

Question philosophique

Il y a aussi l’hypothèse de l’homogénéité : intégrée au modèle standard, elle postule que l’Univers est identique en température et en densité de matière en tout point de l’espace. “Dès qu’on abandonne cette hypothèse, pour décrire l’agencement des galaxies par exemple, les équations deviennent très compliquées… et on est obligé de supposer que l’Univers est fini pour les résoudre, explique Quentin Vigneron. Ce n’est certes pas la preuve que l’Univers est fini, mais ça pose une question philosophique, car les mathématiques que nous utilisons pour décrire notre Univers nous disent qu’il est fini.”

“Avoir une courbure nulle et un Univers plat et infini, ça simplifie considérablement les équations, mais c’est physiquement absurde, tranche de son côté Jean-Pierre Luminet, du Laboratoire d’astrophysique de Marseille. L’infini est majeur en mathématique, mais exclu de la physique. C’est une fiction de l’esprit nécessaire à la pensée, au calcul, mais tout système physique est censé être fini et donc accessible à la mesure. Cela nous échappe pour l’instant pour l’Univers…” “Étant donné que nous n’avons pas de preuve qu’il est fini, par simplicité, on considère qu’il est infini. Mais il y a une part de fainéantise”, admet Quentin Vigneron.

Des géométries étranges 

Et voilà les 4 % qui relancent les débats sur la géométrie de l’Univers, pointant qu’en réalité, le modèle standard n’exclut pas son caractère fini… il l’ignore. “La question de la géométrie de l’espace est loin d’être réglée, comme le voudraient des cosmologistes un peu assoupis dans leur doxa”, exulte Jean-Pierre Luminet. En fait, la platitude de l’Univers elle-même n’est pas forcément synonyme d’infini. Il peut exister des géométries plates, de courbure nulle, finies. En 2D, le cylindre en témoigne : il s’agit d’un Univers plat, infini dans une direction, et fini dans l’autre… Le tore plat en est un autre exemple : ce cylindre dont on aurait coupé et collé les extrémités est une surface euclidienne sans courbure… mais finie dans toutes les directions. 

“En 3D, à une courbure nulle de l’Univers correspondent en réalité 18 formes différentes d’espaces euclidiens”, détaille Jean-Pierre Luminet. Dont l’Univers plat infini – la topologie “simplement connexe”, dans le jargon des physiciens –, mais aussi 17 autres formes, appelées “multiplement connexes”, dont 10 sont finies et fermées… Des géométries étranges, qui peuvent s’accorder avec les données du CMB : Jean-Philippe Uzan et Jean-Pierre Luminet l’ont démontré en 2003 avec une géométrie dodécaédrique sphérique (fermée) dans un Univers à courbure nulle. À y regarder de plus près, même sans les 4 %, l’Univers n’est pas forcément infini ! 

Mirages topologiques

Et au-delà de la courbure, un Univers de forme finie peut donner l’illusion qu’il est infini… Prenons le dodécaèdre, la forme sur laquelle s’est penché Jean-Pierre Luminet. Les lignes tracées sur sa surface joignent deux points. Ce qui crée une situation particulière : “Des mirages topologiques, explique le chercheur. Les angles d’incidence des rayons lumineux se démultiplient sur ces lignes, ce qui peut en donner des images multiples. L’ampleur du mirage topologique dépend complètement de la topologie et de la taille de l’Univers supposé par rapport à l’Univers observable.” Une sorte d’illusion d’optique créant des mirages de notre propre Univers, nous le faisant paraître beaucoup plus grand qu’il n’est en réalité. L’image d’un tel Univers fini se répéterait alors, engendrant des images fantômes, une sorte d’écho visuel. “Une galaxie peut ainsi être démultipliée un certain nombre de fois, et chaque forme d’Univers engendrerait des images fantômes spécifiques”, précise Quentin Vigneron.

Grâce à Euclid, on va pouvoir mesurer la courbure de façon plus précise. Si on trouve une courbure positive, alors on saura

Vincent Vennin, spécialiste de l’Univers primordial au laboratoire APC

Ainsi, l’illusion pourrait se transformer en preuve observable depuis la Terre : détecter une seule de ces images fantômes dans notre Univers démontrerait sa finitude – au moins dans une direction. Et en détecter plusieurs nous donnerait sa forme grâce à leur répartition. “C’est un peu le Graal de ce domaine. Ce serait la preuve ultime”, sourit Quentin Vigneron. 

Deux méthodes de détection ont même déjà été lancées à l’assaut de ces fantômes. La première tente de les repérer sous la forme de traces dans le CMB. Mais en dépit de recherches systématiques lors de l’analyse des données, aucun mirage n’a été détecté. C’est d’ailleurs leur non-détection qui a permis de mieux estimer la taille minimum de l’Univers : “Les observations prouvent qu’il est au moins plus grand de 95 % que l’Univers observable. Au-delà de 115 %, il ne serait par ailleurs plus possible d’observer sa finitude”, détaille Jean-Philippe Uzan. 

Indémontrable…

La deuxième technique consiste à traquer l’image fantôme d’un objet particulier : galaxie, amas de galaxies… Une méthode fondée sur l’amas de galaxies Coma, dont le spectre et la luminosité ont l’avantage d’être très reconnaissables. Mais là encore, aucun signe de fantôme… “En pratique, cela nécessite d’avoir répertorié les galaxies de façon détaillée et à très grande distance, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui”, précise Quentin Vigneron.

L’espoir le plus grand pour prouver la finitude de l’Univers serait donc de vérifier une courbure positive, les fameux 4 %. Les futurs télescopes, à l’image du satellite européen Euclid, qui devrait s’envoler d’ici un an, pourraient y parvenir. “Euclid va mesurer la position d’un nombre tellement colossal d’objets et de galaxies qu’il va produire une carte à partir de laquelle on va pouvoir mesurer la courbure de façon plus précise. Si on trouve une courbure positive, alors on saura”, lance Vincent Vennin.

Le débat est ouvert

“Au début du XVIIe siècle, l’Univers grec, fini, a été remplacé par l’Univers infini de Giordano Bruno, puis de Pascal… Toute ‘vérité’ à ce sujet ne dure que le temps qui sépare deux révolutions scientifiques et, par conséquent, est indémontrable, relativise l’astrophysicienne Nathalie Deruelle, du laboratoire astroparticules et cosmologie de Paris-Diderot, avant de constater : de nos jours, le débat est ouvert.”

C’est ce que les travaux d’Alessandro Melchiorri et ses collègues rappellent. “Cette mesure nous donne l’espoir que l’Univers ne soit pas si grand que ça, et qu’on puisse le savoir un jour”, se réjouit Quentin Vigneron. En tout cas, elle a bousculé le grand modèle cosmologique. Quatre petits pour cent de courbure ont suffi à lancer les astrophysiciens en quête de fantômes… et à remettre la question “fini ou infini ?” au cœur des débats.

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