Pourquoi nous sommes obsédés par nos racines
C’est devenu une traque existentielle. Et pas seulement chez les généalogistes. Le séquençage ADN bouscule les représentations de la famille. Au point que le législateur entérine aujourd’hui un droit aux origines pour les enfants nés sous X.
C’est une petite révolution sociétale, passée pourtant presque inaperçue : depuis le 1er septembre 2022, les enfants nés d’un don de sperme ou d’ovocyte dans le cadre d’une procréation médicalement assistée pourront demander, une fois majeurs, à connaître l’identité du donneur. Tout comme sa situation familiale et professionnelle, ses caractéristiques physiques, les motivations de son don… L’épilogue d’un long combat, car la règle en France, comme dans d’autres pays européens, a longtemps été stricte : cacher l’identité du donneur, dont l’anonymat était garanti et protégé par la loi. Une position devenue de plus en plus fragile avec la montée en puissance d’un “droit à connaître ses origines” revendiqué par des adultes conçus in vitro.
“C’est un débat qui a pris de l’ampleur depuis une vingtaine d’années, avec l’idée que si vous ne savez pas d’où vous venez, cela vous empêcherait de vous construire en tant qu’adulte. Cacher ses origines à un enfant, ce serait lui faire violence”, observe Sébastien Roux, directeur de recherche en sociologie au CNRS. La loi a fini par trancher en ce sens.
Gratter le passé
La preuve que la traque des origines reste une question existentielle. Et ce ne sont pas les 8 Français sur 10 qui s’intéressent à leurs ancêtres, dont 65 % des moins de 35 ans, selon les derniers chiffres de 2010, qui diront le contraire.
Cette traque, qui occupe des bataillons de généalogistes depuis des lustres, avait d’ailleurs déjà trouvé une nouvelle expression avec les tests génétiques proposés par des sociétés privées – basées à l’étranger, puisque ces tests sont interdits en France lorsqu’ils ne sont pas réalisés à la demande d’un médecin ou d’un juge.
Dans toutes les sociétés occidentales, il existe une obsession des origines
Michel Wieviorka, historien et sociologue
Profitant des énormes progrès réalisés depuis vingt ans dans les techniques de séquençage du génome, et moyennant une centaine de dollars, ces entreprises séquencent votre ADN à partir d’un simple prélèvement de salive. En comparant cet ADN à celui de populations de référence, le test indique, avec une fiabilité relative, dans quelles régions du monde vivaient vos ancêtres. Avec, cerise sur le gâteau, la possibilité de se découvrir des “matchs”, c’est-à-dire des correspondances génétiques caractéristiques d’un oncle, d’une tante ou d’un cousin plus ou moins éloigné qui aurait confié son ADN à la même entreprise. Ce qui n’est pas si improbable : après quelques années de croissance exponentielle, ces sociétés revendiquaient en 2020 un total cumulé de plus de 35 millions d’ADN différents dans leurs bases.
Pas si évident
Mais pourquoi nos origines nous obsèdent-elles à ce point ? À vrai dire, les raisons de gratter le passé sont nombreuses. “Dans toutes les sociétés occidentales, il existe une sorte d’obsession des origines”, écrit l’historien et sociologue Michel Wieviorka. “Nous croyons souvent que si nous savons d’où nous provenons, nous saurons mieux qui nous sommes et où nos enfants iront, reprend-il. Tout ceci repose sur l’idée que mes origines peuvent m’aider à comprendre ma personnalité, mes haines et mes amours, mes idées, mes préférences, mes échecs et mes réussites.” “Mais qu’est-ce qu’on recherche exactement ?, s’interroge Sébastien Roux. Tout le monde fait comme si c’était évident, alors que ça ne l’est pas.” Car dans tout récit des origines, il y a de l’objectif et du subjectif. L’histoire d’une naissance reste un mélange d’informations (je suis né ce jour-là, dans telle clinique) et de narration (mes parents m’avaient désiré… ), construit avec la sensibilité de chacun.
Un droit aux origines
Faut-il privilégier le récit juridique, qui désigne nos parents légaux ? Le récit biologique, qui décrit de quels gamètes précis provient notre ADN ? Ou le récit psychique, librement construit par chacun, dans lequel nous identifions nous-mêmes qui sont nos “vrais” parents ?
L’identité se construit par la capacité à mettre son histoire en récit
Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste
D’ailleurs, faut-il tout dire et tout savoir ? Certains, comme la psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval, prônent la transparence : “L’identité de tout sujet se construit par la capacité qu’il peut avoir de mettre en intrigue son passé, de traduire son histoire sous forme de récit ; encore faut-il pour cela que l’histoire ait un début… Une saine éthique de la reproduction suppose ainsi de pouvoir connaître l’identité de ceux qui ont participé à leur mise au monde”, écrit-elle à propos des enfants nés par don de sperme ou d’ovocyte. Pour elle, ces personnes en quête d’origines souffrent surtout “que quelqu’un (une institution) en sache plus sur leur intimité qu’eux-mêmes”. Loin de se chercher un nouveau père dans le donneur, ils “semblent surtout curieux de lui (sa photo, ses motivations, le nombre de ses enfants), cette demande constituant pour eux un moyen de mieux se comprendre et d’étayer leur sentiment d’identité de façon plus stable”.
“Une même chair”
Mais cette transparence n’est pas sans risque, prévient la psychologue Sophie Marinopoulos : “Les jeunes adultes qui se lancent dans la recherche de leurs géniteurs se retrouvent souvent face à des personnes qui ne les veulent pas dans leur vie. Leur déception est alors immense.” Sans compter les révélations potentiellement déstabilisantes.
Si ces débats suscitent tant d’émotions, c’est parce que l’origine, la filiation, est évidemment une question essentielle et existentielle. “La première socialisation, c’est la famille, souligne Laurent Barry, anthropologue et maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales. On naît dans une famille, qu’on le veuille ou non. Avant même la naissance, les parents reconnaissent leur enfant comme tel, on peut dire qui sera son oncle, etc. Cette socialisation vient avant toutes les autres, politiques, communautaires, religieuses…” Il n’est donc pas surprenant qu’elle nous obsède, et cela depuis fort longtemps.
Cette revendication actuelle d’un droit aux origines ne se comprend que par la biologisation croissante du modèle de la parenté
Laurent Barry, anthropologue et maître de conférences à l’École des hautes études
“Les mêmes questions se sont posées à toutes les époques, observe le chercheur. La seule différence, c’est que la technologie n’interférait pas avec la parenté.” La technologie, mais aussi la science, a bousculé nos représentations de la famille. “Cette revendication actuelle d’un droit aux origines ne se comprend que par la biologisation croissante du modèle de la parenté”, analyse l’anthropologue. Elle est l’aboutissement logique d’un bouleversement qui s’est opéré dès la fin du XVIIe siècle, avec l’abandon du modèle chrétien du couple, installé depuis des siècles.
Irruption de la science
À partir du IIe siècle, en devenant chrétien, l’Empire romain avait d’abord rompu avec un modèle familial basé sur le lignage, dans lequel dominait l’idée de clan : l’homme et la femme représentaient leurs clans respectifs, régis chacun par un patriarche qui avait tout pouvoir pour décider qui en faisait partie ou pas. Il lui a substitué l’idée chrétienne de couple, selon laquelle le père et la mère forment par le mariage un tout inséparable et indistinguable, “une même chair”. “Ce qui voulait dire que leur enfant serait forcément identique à l’un et à l’autre, puisque les deux parents étaient devenus identiques entre eux. Le couple devenait le fondement de la famille, indépendamment des enfants à naître. Et tout en découlait”, explique Laurent Barry.
Au XVIIe siècle, ce modèle s’effondre sous la poussée de l’athéisme et des idées encyclopédiques des Lumières. “Les sciences font irruption dans les représentations de la famille. On commence à se poser des questions sur comment on fait physiologiquement les enfants”, poursuit l’anthropologue. Spermatozoïdes d’un côté, théories ovistes de l’autre, on comprend que chacun des parents lègue matériellement quelque chose à l’enfant, sans encore trop distinguer la part respective de l’un et de l’autre. Conséquence majeure : “Il n’y a plus de lien direct entre l’homme et la femme du couple. Ce lien est tissé biologiquement par l’enfant”, résume Laurent Barry.
Renversement total !
La Révolution française entérine cette nouvelle représentation. La génétique ne fera ensuite que préciser la nature du legs biologique qui s’établit entre chaque parent et l’enfant, confortant un modèle qui a pris le pas sur tous les autres. “Jusqu’à en arriver à l’idée que des tests génétiques puissent démontrer une paternité. Ce qui était inconcevable auparavant, puisque le père était celui qui déclarait être père. Que ce soit dans le modèle romain ou médiéval, la paternité était totalement sociologique”, observe l’anthropologue, qui rappelle qu’à Rome, “dans les familles patriciennes, la majorité des enfants accédant à la succession ne sont pas biologiques, mais adoptés”.
Le renversement de perspective est aujourd’hui total.
Victoire de la science sur le droit ? Pas vraiment. “La représentation que certains se font du lien biologique n’est pas du tout scientifique, nuance Laurent Barry. Les revendications des enfants nés sous X ou par un don de gamètes sont souvent dictées par des représentations totalement erronées de ce qui se passe biologiquement. Ils vont dire : ‘Mes parents sont ceux qui m’ont élevé, mais j’ai un don pour la musique, j’aimerais savoir d’où il vient.’ L’idée que ce que l’on est vient de ce lien biologique persiste, alors que la réalité génétique est beaucoup plus mesurée.” Quand la quête d’identité se confond avec celle des origines…