Pourquoi notre cerveau adore les super-héros
Ils nous incitent à l’empathie, nous donnent confiance en nous, décuplent notre sens de la justice… Avec leurs superpouvoirs et leurs fragilités, Spiderman, Batman et leurs amis nous parlent d’abord de nous.
Grands, forts, célèbres et toujours fringants malgré leur âge. Les super-héros nés pour la plupart dans les années 1940 ou 1950, durant la grande époque des comics, n’ont pas pris une ride, au contraire ; ils sont plus populaires que jamais. Depuis son revival cinématographique entamé avec Iron Man en 2008, Marvel a sorti pas moins de trente films de super-héros (Spiderman, Hulk, Avengers…). Quant à Batman, tête d’affiche, avec Superman de son concurrent DC Comics, il a eu l’honneur de six adaptations depuis 2005. Les majors l’ont bien compris : la cote d’amour des super-héros ne se dément pas. Le mot désigne même désormais un genre cinématographique à part entière. Mais qu’est-ce qui nous fascine autant chez ces êtres surhumains ?
Nouveaux Hercule, Achille, Ulysse
Ces stars de blockbusters semblent en fait avoir pris la relève des héros antiques aux capacités hors norme, comme Hercule ou Achille, dont on se plaît depuis des millénaires à raconter et à entendre les histoires. Et pas seulement pour se divertir. “Les comics sont une façon moderne de nous interroger sur les dilemmes et les questions morales de l’humanité. Durant l’Antiquité, c’étaient la littérature et le théâtre qui remplissaient ce rôle. Aujourd’hui, ce sont les super-héros qui nous permettent de réfléchir à ce monde et de transfigurer nos frustrations”, relève Yann Leroux, docteur en psychologie, qui a mené des recherches sur la psychologie des adolescents à l’université Nanterre.
Qu’est-ce qui nous fascine chez Superman ou Wonder Woman ? La même chose que chez les héros grecs : la puissance. “Ces individus tirent une partie de leur charisme de leurs super-pouvoirs”, pose Iwan Morus, historien et professeur à l’université d’Aberystwyth, au pays de Galles.
Gentils justiciers
C’est évident : sur les 8 000 super-héros répertoriés dans la littérature comics, la plupart possèdent une ou plusieurs super-facultés qui les aident dans leur quête de justice. La capacité de voler pour Superman, une force physique qui dépasse l’imagination pour Hulk, des pouvoirs psychiques pour Doctor Strange, pour ne citer que les premiers qui nous passent par la tête. Autant de dons qui dépassent de loin les capacités des pauvres mortels que nous sommes, fussent-ils parmi les plus puissants d’entre nous. “Le président d’un grand pays aimerait probablement être un super-héros”, ironise Iwan Morus.
Notre attirance pour ce type de personnage est probablement innée
Yasuhiro Kanakogi, psychologue à l’université d’Osaka, au Japon
Cela semble évident, mais les super-pouvoirs ne font pas tout. La preuve : quelques personnages comme Iron Man ou Batman n’acquièrent leurs capacités surnaturelles que par le truchement d’équipements futuristes. “Batman ne possède aucun superpouvoir. C’est grâce à son argent et aux technologies qu’il parvient à réaliser l’extraordinaire”, observe William Blanc, historien et auteur d’un livre sur l’histoire politique des super-héros. C’est aussi le cas de Captain America, de Black Widow ou du Frelon Vert, qui font certes la démonstration de performances physiques dignes d’athlètes de haut niveau, mais qui restent totalement dénués de pouvoirs surhumains – comme Ulysse, d’ailleurs, qui n’est fort que de ses mille ruses.
Le vrai super-pouvoir des super-héros n’est peut-être pas celui auquel on pense en premier lieu : “Souvent, les gens pensent que les super-héros, c’est le fantasme des super-pouvoirs. Mais c’est aussi, dans une certaine mesure, le fantasme que le type le plus puissant du monde ait de l’empathie”, recadre Xavier Fournier, journaliste-réalisateur, reconnu comme un spécialiste du sujet.
Efficace “power posing”
Une fois que c’est dit, cela semble à nouveau évident : les super-héros sont avant tout… super-héroïques. Ce sont des super-gentils, des justiciers qui se consacrent corps et âme à la défense de la veuve et de l’orphelin. Et ce comportement altruiste semble aussi résonner très profondément dans notre psyché. “Notre attirance pour ce type de personnage est probablement innée”, avance même Yasuhiro Kanakogi, psychologue à l’université d’Osaka, au Japon, qui, il y a quelques années, a mis en valeur l’attirance marquée des nourrissons pour les actes héroïques avant même qu’ils soient capables de parler.
Contrairement aux idées reçues, la rupture entre le bien et le mal n’est pas si évidente dans les comics
Thierry Rogel, professeur de sciences économiques et sociales, spécialiste de la sociologie des super-héros
De quoi expliquer pourquoi ces justiciers masqués parviennent, à travers leurs exploits, à nous inspirer, à exacerber notre confiance en nous, notre empathie, notre résilience ? “Dans notre esprit, les super-héros représentent le bien et la justice. Cela nous rappelle que nous devons, nous aussi, bien nous comporter envers autrui”, se risque David van Tongeren, professeur associé de psychologie au Hope College, dans le Michigan, qui a montré qu’il suffit que des individus soient exposés furtivement à des posters de Superman pour se montrer plus altruistes. Selon le chercheur, le genre met en scène un monde de justice et de responsabilité : “Dans les comics, les gens assument les conséquences de ce qu’ils ont fait et obtiennent finalement ce qu’ils méritent. Dans la réalité, c’est plus compliqué.”
Côté obscur
Éric Wesselmann, professeur et chercheur en psychologie à l’université de l’Illinois, acquiesce : “Lorsque nous entendons parler de faits héroïques, nous nous sentons nous-mêmes inspirés. Dans un certain sens, les super-héros incarnent des idées et des valeurs morales qui provoquent chez nous une forme d’émulation.” Une morale individuelle, ajoute Iwan Morus : “Les super-héros des comics représentent l’individu qui fait le bien, le plus souvent contre l’État corrompu, malveillant ou incompétent. C’est aussi pour cela qu’ils restent contemporains.”
Mais le genre sait aussi dépasser le manichéisme. “Contrairement aux idées reçues, la rupture entre le bien et le mal dans les récits de super-héros n’est pas si évidente, rebondit Thierry Rogel, auteur d’un livre sur la sociologie des super-héros. Il y a très régulièrement des personnages qui passent d’un camp à l’autre.” Et même si on adore les voir faire le bien, il semble que nous soyons tout aussi fascinés lorsqu’ils sont tiraillés par leur côté obscur.
Dilemmes moraux
“Un véritable virage a été pris dans les années 1980, où les super-héros ont encore gagné un cran de complexité sur le plan psychologique, abonde Yann Leroux. Pour Batman, par exemple, il reste compliqué de savoir s’il a besoin de justice ou de vengeance. Ces dilemmes moraux trouvent un écho chez de nombreuses personnes.” Eric Wesselmann utilise d’ailleurs lui aussi régulièrement la figure du super-héros pour évoquer des dilemmes moraux avec ses étudiants. “Parfois, il peut être compliqué d’aborder certaines questions de société de front, comme le racisme par exemple. Les étudiants peuvent se braquer. Passer par un tiers, comme le super-héros, permet de libérer la parole”, explique le professeur.
Ce ne sont pas forcément les mécanismes de ‘grandiosité’ qui sont utiles, mais aussi ceux permettant de construire un dialogue intime qui aide à mieux se projeter sur sa réalité
Yann Leroux, docteur en psychologie, qui a mené des recherches sur la psychologie des adolescents à l’université Nanterre
D’autant qu’il est plus facile de s’identifier à ces héros modernes qu’à leurs antiques prédécesseurs. Même avec Superman, d’origine extraterrestre mais qui a grandi dans une ferme du Kansas. “Ce qui distingue Superman, le premier super-héros du genre, du héros classique grec, par exemple d’un Argonaute, c’est que ceux-ci sont issus de la noblesse, note William Blanc. Superman, lui, est un self-made man américain, ce qui lui permet d’incarner la modernité.”
Faiblesses, névroses…
Et le processus d’identification est d’autant plus efficace que les super-pouvoirs peuvent paradoxalement affaiblir les super-héros. Soit parce qu’ils leur posent des problèmes (comme le rejet social dont sont victimes les mutants X-Men), soit parce qu’ils possèdent une faille (un talon d’Achille, on y revient). Ce qui crée un effet de contraste particulièrement efficace. On pense à Superman, bien sûr, qui craint la kryptonite. Ou, mieux, à Peter Parker, l’ado orphelin caché sous le masque du très populaire Spiderman, qui chasse les super-vilains la nuit mais qui, le jour, n’arrive pas à s’intégrer dans son lycée. “Si le héros était trop supérieur, il serait loin de nous. Celui-ci doit aussi avoir des limites, des faiblesses et des névroses”, abonde Simon Merle, philosophe spécialiste de la pop culture.
Une fragilité à laquelle les adolescents, principale cible de ces films, sont particulièrement sensibles. “Beaucoup de super-héros se transforment et mutent, ils vivent des moments de profonde solitude, voire sont orphelins”, abonde William Blanc.
Un “effet de réel”
“Ce ne sont pas forcément les mécanismes de ‘grandiosité’ qui sont utiles dans les récits de comics, mais aussi ceux permettant de construire un dialogue intime qui aide à mieux se projeter sur sa réalité. Cela permet par exemple à l’adolescent de se demander ‘suis-je un mutant’ ?”, renchérit Yann Leroux, qui utilise régulièrement les récits de super-héros dans le cadre de séances de psychothérapie qu’il a mises en place avec de jeunes patients.
Nous avons réussi, à travers les récits de super-héros, à créer une mythologie contemporaine, un récit universel
Simon Merle, philosophe spécialiste de la pop culture
Les récits des comics ont d’ailleurs toujours été construits pour être plus ou moins connectés au monde de leurs lecteurs ou de leurs spectateurs. “Des éléments issus de la réalité viennent régulièrement troubler les frontières entre réel et fiction, comme des évocations de l’actualité du moment, par exemple. C’est ce que l’écrivain et critique littéraire Roland Barthes nomme ‘l’effet de réel’. Cela permet au lecteur ou au spectateur de s’immerger dans l’histoire”, analyse Frédéric Aubrun, enseignant-chercheur en marketing et communication à l’Institut des hautes études économiques et commerciales.
Contes de fées modernes
Exemple emblématique : après les attentats du World Trade Center, en 2001, les comics se sont emparés du risque terroriste, une thématique au cœur des trois opus de la trilogie cinématographique Batman, de Christopher Nolan, commencée en 2005. Des séries et des films épousent aujourd’hui des causes comme le féminisme (avec le Wonder Woman de 2017) ou la fierté africaine (avec les héros de Black Panther, en 2018 et 2022). “Au départ, les super-héros s’attachaient surtout à défendre le rêve américain. À partir des années 2000, d’autres thèmes émergent, comme la résilience ou la tolérance envers ses semblables. Les super-héros sont constamment revisités afin de défendre des valeurs plus contemporaines”, observe Frédéric Aubrun.
Redoutablement apaisants
Les histoires évoluent, mais le genre perdure. “Les récits de super-héros sont des contes de fées modernes. Ils reflètent ce que nous attendons de notre société”, suggère Kristin Bezio, professeure de littérature à l’université de Richmond.
Et ça marche. “Quand vous lisez des récits de super-héros, vous n’êtes plus tout à fait ici ni tout à fait dans la fiction non plus, observe Yann Leroux. Ce moment de pause nous permet de réfléchir à nos propres désirs en les vivant par procuration. Cet entre-deux se révèle finalement redoutablement apaisant.” La formule est même très efficace, selon Simon Merle : “Nous avons réussi, à travers les récits de super-héros, à créer une mythologie contemporaine, un récit universel.”
Les créateurs de comics en ont conscience. Et personne n’est dupe : “Il y a un levier marketing évident à ces tendances, même s’il est déguisé”, relève Frédéric Lebrun. Tout le monde sait que le principal super-pouvoir des super-héros, c’est celui de fasciner des millions de fans.