image extraite du film Minority Report@CRUISE WAGNER PROD./BLUE TULIP PROD./COLLECTION CHRISTOPHEL

Et si l’IA pouvait prédire notre mort

À force d’entraînement, les réseaux de neurones réussissent à détecter au milieu de nos bilans médicaux des signaux imperceptibles pour les meilleurs spécialistes. Au point de prédire à quel moment la mort risque de frapper à notre porte ? L’IA n’en est pas si loin.

par Vincent Nouyrigat,

C’est le moment tant redouté. Celui où un éminent spécialiste, l’air préoccupé, regarde avec attention vos bilans et vous assène d’une voix blanche : “Il ne vous reste plus que trois mois à vivre.” Rien que d’y penser… Trois mois, mais ce sera peut-être deux semaines, à moins que ce ne soit finalement un an, ou dix. Car force est de le constater, ce diagnostic médical s’avère assez souvent erroné, quand il n’est pas tout simplement hasardeux. 

Une étude montre ainsi que les oncologues n’identifient avec précision que 35 % des patients souffrant d’un cancer susceptibles de mourir dans les six mois – d’accord, ce n’est pas aussi aléatoire qu’une voyante qui tire la mauvaise carte ou s’inquiète d’une ligne de la main bien trop courte. Or, plusieurs études menées récemment révèlent que l’intelligence artificielle se montre particulièrement pointue dans cet exercice glaçant ; même si les ingénieurs et les médecins qui s’adonnent à ces recherches restent assez prudents pour ne pas prétendre annoncer la date exacte de votre mort.

Des indices subtils

Chacun sait que la grande faucheuse peut faire son office à tout moment : une tuile qui tombe d’un toit, une mauvaise rencontre, un pathogène virulent, ou toute autre cause absurde qu’aucun système ne peut prévoir, évidemment. En revanche, les IA semblent avoir quelque chose de plus qu’un cerveau humain, même au terme d’une dizaine d’années d’études de haut niveau, pour déceler les signes avant-coureurs d’une défaillance fatale du corps. Et elles ne se privent pas pour mettre le doigt sur des détails que les grands mandarins des hôpitaux n’avaient pas vus ou avaient sous-estimés.

Les enregistrements soumis à l’IA ont permis d’atteindre une fiabilité de 94 % sur le risque de tachycardie ventriculaire…

Laurent Fiorina, spécialiste des troubles du rythme à l’Institut cardiovasculaire Paris Sud

Encore faut-il nourrir ces algorithmes de données médicales abondantes et pertinentes. Les chercheurs se ruent logiquement sur les électrocardiogrammes, qui mesurent les contractions du cœur. “Les longs enregistrements que nous leur avons soumis ont permis d’atteindre une fiabilité de 94 % sur le risque de survenue dans les 15 jours de la très létale tachycardie ventriculaire… Alors que les méthodes statistiques conventionnelles sont très peu performantes et que les humains ne peuvent pas dire grand-chose”, lance Laurent Fiorina, spécialiste des troubles du rythme à l’Institut cardiovasculaire Paris Sud. Les patients à haut risque d’arrêt cardiaque sont actuellement dépistés en fonction de la capacité d’éjection du ventricule gauche de leur cœur, un critère qui, hélas, s’avère très peu précis. “L’IA semble avoir identifié des indices subtils dans le signal, qui soulèvent de nouvelles hypothèses biologiques”, constate le chercheur français. Nul doute que les électrocardiogrammes regorgent d’informations jusqu’ici ignorées : un outil de deep learning américain a ainsi réussi des prévisions de mortalité sur 45 285 enregistrements considérés comme normaux par les cardiologues. 

À partir d’une simple analyse de sang

Tandis que les médecins croulent maintenant sous les lourds fichiers difficilement interprétables d’échographies cardiaques, un modèle mis au point il y a peu par le laboratoire pharmaceutique Geisinger ne s’est pas senti submergé par les 812 278 vidéos de cœurs battants pour mener à bien son pronostic. Sans parler des IRM cardiaques : “C’est la première fois que l’on soumettait ces données brutes à une IA, on ne savait pas à quoi s’attendre”, avoue Natalia Trayanova, électrophysiologiste à l’université Johns-Hopkins, dont les derniers travaux permettent d’évaluer la probabilité de subir un arrêt cardiaque dans les dix ans.

Les algorithmes réalisent des pronostics en temps réel, toutes les quinze minutes, pour l’ensemble des patients hospitalisés

Sayon Dutta, professeur en médecine d’urgence au Massachusetts General Hospital

L’analyse du sang peut aussi être révélatrice : l’année dernière, une équipe européenne a établi que le niveau de l’hormone INSL3 était prédictif de mortalité chez les hommes, tandis que des Japonais ont vu que leur algorithme se focalisait sur le lactate déshydrogénase. “Dans nos prédictions de durée de vie des malades du cancer, notre IA pourrait avoir capté des signaux particuliers, comme un faible taux d’albumine dont l’évolution sur le long terme échappe aux cliniciens”, estime Christopher Manz, oncologue au Dana-Farber Cancer Institute, aux États-Unis. 

Même une simple radio du thorax semble faire l’affaire : “Il y a énormément d’informations encodées dans ces images sur notre état de santé sous-jacent, souligne Kaiwen Xu, doctorante en informatique à l’université Vanderbilt, aux États-Unis. Notre algorithme s’est concentré sur la composition du corps pour prédire la mortalité des individus. Cela a du sens, même si le lien physiologique avec la survie n’a pas encore été clairement établi.” 

Le muscle, la graisse et l’os

Un outil de machine learning mis au point à l’université d’Hawaï s’est lui aussi focalisé sur cette proportion de muscle, de graisse et d’os pour prédire la mortalité des individus, quelle qu’en soit la cause. Plus troublant encore, un examen de routine de l’œil permet aux IA d’en tirer des conclusions fatales. “Le système vasculaire de l’œil est le reflet de la santé du cœur et du cerveau, et c’est ce que notre logiciel Quartz a su capter”, éclaire Alicja Rudnicka, épidémiologiste à l’université de Londres.

Les pronostiqueurs de mort surfent également sur les progrès des derniers modèles de langage, tels que ChatGPT, pour déceler dans les notes des médecins et les rapports d’examens médicaux les prémices du trépas. Une étude publiée en juin dernier révèle qu’une IA, nourrie des dossiers de 387 000 patients, soit 4,1 milliards de mots, était maintenant capable de prédire à 95 % la mort d’un patient avant sa sortie de l’hôpital. “Notre système a su déceler dans le langage du personnel hospitalier les indices de gravité, et il donne de meilleurs résultats que la plupart des experts, savoure Eric Oermann, neurochirurgien et informaticien à l’université de New York. Même si je dois dire qu’un de nos vieux professeurs ultra-doué s’est révélé meilleur pour deviner le taux de réadmission à l’hôpital d’un malade dans les 30 jours.”

Les oncologues ont un désavantage sur les machines : ils s’attachent aux patients et sont souvent trop optimistes…

Christopher Manz, oncologue au Dana-Farber Cancer Institute, aux États-Unis

La tentation est grande de fournir la plus grande quantité possible d’informations à ces systèmes, y compris celles qui paraissent anodines ou hors sujet… Les IA sauront peut-être en tirer quelque chose ! “Nous avons nourri un algorithme de toutes les données de l’assurance maladie appartenant à 50 000 personnes victimes d’arrêt cardiaque en Ile-de-France, même celles qui n’ont a priori rien à voir avec le système cardiovasculaire, comme un changement de lunettes, raconte Xavier Jouven, cardiologue à l’hôpital européen Georges-Pompidou et fondateur du Centre d’expertise mort subite, à Paris. Cela nous a permis d’identifier des facteurs de risques, des marqueurs invisibles aux yeux des médecins chez des personnes qui avaient eu très peu d’antécédents médicaux.”

Une équation du risque

Tous ces calculs peuvent paraître totalement sinistres – tout en étant une manne incroyable pour les assureurs. Mais l’ambition est avant tout de pouvoir mieux traiter les patients et d’anticiper le pire. Les hôpitaux, sous tension, sont très demandeurs. “À la différence des praticiens, les algorithmes sont capables de réaliser des pronostics en temps réel, disons toutes les quinze minutes, pour l’ensemble des patients hospitalisés”, expose Sayon Dutta, professeur en médecine d’urgence au Massachusetts General Hospital, qui a participé à la mise au point d’un système de ­prédiction des détériorations. 

Dès 2018, l’Agence américaine du médicament avait accordé son autorisation à des IA comme WAVE Clinic Platform, susceptible d’anticiper jusqu’à six heures avant la survenue d’une dégradation soudaine. “Les oncologues ont un désavantage sur les machines : ils s’attachent aux patients et se montrent souvent trop optimistes dans leur pronostic vital, souffle Christopher Manz. L’utilisation de notre algorithme a permis d’identifier les personnes les plus à risque de mourir à 180 jours. Et cela a favorisé les discussions en amont sur les souhaits thérapeutiques des patients pour accompagner leur fin de vie.”

Médecine personnalisée

La grande ambition serait surtout de pouvoir anticiper le décès soudain d’un individu dans la fleur de l’âge, sans problèmes médicaux connus. Ce que l’on serait tenté d’appeler la fatalité. À l’image de l’arrêt cardiaque brutal et inattendu qui fauche environ 40 000 personnes par an en France, dont 10 % ont moins de 35 ans ; on parle alors de “mort subite”, le décès étant constaté dans l’heure qui suit les premiers symptômes. “Nos résultats, sur le point d’être publiés, sont extrêmement prometteurs, annonce Xavier Jouven. Notre algorithme est capable d’identifier les personnes ayant plus de 90 % de risque de succomber de mort subite dans l’année qui vient. Nous sommes capables de construire une équation du risque pour chaque individu. Il reste à en établir clairement les causes, pour mieux réduire ce risque.” 

L’IA promet ainsi l’émergence d’une médecine personnalisée et de haute précision, capable de repousser sans cesse la fatale échéance. Même si le corps médical se méfie légitimement : ces modèles prédictifs commettent des erreurs parfois grotesques, ils sont sans doute truffés de biais et leurs pronostics sont difficilement interprétables sur le plan biologique. “Leurs résultats doivent juste donner des indications au personnel médical, je recommande vraiment de ne pas les communiquer tels quels aux patients”, soulève Sayon Dutta. Reste que la tentation de savoir sera grande…

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