Tous biophobes ?
Avoir peur des fleurs, des étoiles, des lapins ? On a presque envie d’en rire… Et pourtant, ces “biophobies” sont de plus en plus fréquentes dans nos sociétés urbaines. Au point de nous détourner de la nature.
Une forêt majestueuse. Une verte prairie. Un bosquet de fleurs. Quelques petites bestioles qui marchent, rampent ou volent. Ah ! les charmes de la nature… Sauf que ces scènes champêtres, a priori inoffensives, peuvent être totalement insupportables pour certains d’entre nous. Pis, plusieurs études récentes suggèrent que de plus en plus d’humains sont littéralement effrayés ou révulsés par les autres formes de vie. “Notre dernière analyse des statistiques de recherches internet dans le monde révèle une préoccupation croissante pour les biophobies”, souligne Ricardo Correia, biologiste à l’université de Turku, en Finlande.
“Biophobie”, le mot est lancé. Les scientifiques n’hésitent plus à utiliser ce terme défini par l’Association américaine de psychologie comme “la peur de certaines espèces et l’aversion générale pour la nature qui poussent l’homme à se lier à la technologie […] plutôt qu’aux animaux, aux paysages et à d’autres éléments du monde naturel”.
Des peurs encodées
Certaines de ces aversions paraissent très marginales, voire désopilantes, comme la peur intense et irraisonnée des poulets, des fleurs ou des concombres – respectivement l’alektorophobie, l’anthophobie et la cucurbitophobie. Mais les principales biophobies concernent essentiellement les araignées, les serpents, les parasites et, à vrai dire, la grande majorité des invertébrés. Un sondage réalisé il y a quelques années aux États-Unis montre que 25 % des adultes ont peur des insectes ; on retrouve une proportion comparable dans une étude japonaise. “La biophobie semble omniprésente dans nos sociétés modernes industrialisées”, constate Stefano Mammola, arachnologue au Conseil national de la recherche italien.
Le dégoût est profondément inscrit dans notre histoire évolutive face à des animaux possiblement porteurs de pathogènes
Masashi Soga, chercheur en écologie appliquée à l’université de Tokyo
En un sens, ces peurs sont parfaitement compréhensibles. “Tout au long de l’évolution de l’espèce humaine, il était bénéfique d’éviter les éléments naturels potentiellement dangereux. Ce comportement s’est en partie encodé dans nos gènes”, soulève Ricardo Correia. Ce mécanisme de défense inné invite naturellement à craindre et fuir les grands prédateurs ou les animaux potentiellement venimeux.
Question de survie
Exposés à des images de serpents et d’araignées, les nourrissons de 6 mois voient leurs pupilles se dilater nettement plus que lorsqu’ils aperçoivent une fleur ou un poisson, signe d’un niveau de vigilance accrue – quand bien même plus de 99 % des espèces d’araignées ne présentent pas de danger. “En plus de l’émotion de peur, le dégoût est aussi profondément inscrit dans notre histoire évolutive face à des animaux possiblement porteurs de pathogènes, comme les cafards ou les mouches”, complète Masashi Soga, chercheur en écologie appliquée à l’université de Tokyo. “Cette tendance à éviter les dangers physiques et les signaux de contamination a contribué à notre survie, ces réponses émotionnelles sont plus rapides que les raisonnements cognitifs”, résume Susan Clayton, psychologue de l’environnement au College of Wooster.
On constate parfois que les gens ne savent même plus comment se comporter en milieu naturel
Kevin Gaston, écologue à l’université d’Exeter
Mais tous ces facteurs innés ne suffisent pas à expliquer l’essor actuel des biophobies : “Au Japon, nous constatons qu’un nombre croissant d’enfants craignent des insectes aussi inoffensifs que des libellules ou des papillons, témoigne Masashi Soga. Or, c’est une biophobie inutile, ce n’est pas une aversion naturelle que Homo sapiens a pu développer. En fait, nos études récentes montrent que le déclin actuel de nos liens avec la nature a intensifié et élargi le spectre des biophobies.”
Perte de contact
En clair : la faute en revient à l’urbanisation galopante du monde ainsi qu’à la consommation d’écrans et la sédentarité qui en découle. Les chercheurs parlent entre eux “d’extinction de l’expérience de la nature”. De fait, un peu partout, le lien avec l’environnement se désagrège sous l’effet de l’extension des villes et de la destruction des écosystèmes au profit de l’agriculture intensive : “Nous avons mesuré un accroissement de la distance entre les lieux de vie et les espaces naturels, confie Gladys Barragan-Jason, psychologue à la station d’écologie théorique et expérimentale de Moulis, dans les Pyrénées. Cette séparation était en moyenne de 9,7 km dans le monde en 2020, soit 7 % de plus qu’en 2000. Une distance déjà très élevée en Amérique du Nord et en Europe – elle est de 16 km en France. Malheureusement, la tendance est en train de gagner l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du Sud…” “On constate parfois que les gens ne savent même plus comment se comporter en milieu naturel”, relate Kevin Gaston, écologue à l’université d’Exeter.
Chez Disney
Même si certaines municipalités privilégiées ou vertueuses commencent à se verdir, l’expérience de la nature s’est globalement réduite : une étude menée au Japon signale que les anciennes générations côtoyaient pendant leur enfance une plus grande diversité de fleurs que les enfants d’aujourd’hui. Une déconnexion qui se retrouve dans la production culturelle : l’analyse des films Disney et Pixar réalisés entre 1937 et 2010 montre une raréfaction de la nature dans les scènes d’extérieur. Même évolution pour les romans et chansons de ces dernières décennies analysés aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie.
De nombreux animaux méritent d’être protégés, mais les gens éprouvent trop de peur ou du dégoût à leur égard
Susan Clayton, psychologue de l’environnement au College of Wooster
Et en effet, plusieurs travaux révèlent que cette déconnexion amplifie la biophobie : une étude réalisée auprès de 5 375 écoliers japonais montre que leur niveau de dégoût pour les invertébrés est corrélé à une moindre expérience de la nature et un fort degré d’urbanisation autour de l’école. Une analyse menée sur plus de 1000 Hongrois dresse le même constat : ceux qui se sentent les moins proches de la nature sont aussi les plus apeurés par n’importe quel serpent ou araignée. La vie moderne ne cesse d’exacerber nos instincts d’évitement. En cause ? La méconnaissance. “Faute d’exposition directe à l’environnement, ces personnes ne sont pas familières avec ces organismes… Elles ne savent plus faire la différence entre les espèces dangereuses et celles qui ne le sont pas, suggère Masashi Soga. C’est la peur de l’inconnu qui se manifeste.”
Cercle vicieux
Une hypothèse que le chercheur japonais a pu confirmer lors d’une étude sur 13000 de ses compatriotes : ceux qui avaient moins d’expériences et de connaissances naturalistes exprimaient un plus fort rejet sur une plus vaste gamme d’insectes. Sachant que la rencontre de ces animaux en ville peut être encore plus traumatisante : “Nos analyses montrent que nous éprouvons une plus grande aversion pour les insectes urbains qui apparaissent dans nos appartements, car la peur des pathogènes est encore plus forte dans nos lieux de vie”, poursuit Masashi Soga.
Or, ce phénomène est amené à s’amplifier de génération en génération d’urbains. Tout indique dans les études que les parents biophobes transmettent très efficacement leurs frayeurs et leurs connaissances erronées à leur progéniture. Et puis, la biophobie vous incite à éviter les activités de plein air… ce qui renforce encore votre rejet de la nature. ”C’est un vrai cercle vicieux”, rumine Kevin Gaston. Sans compter les titres de presse et les réseaux sociaux qui se chargent d’exagérer la dangerosité de certaines espèces : “Les médias parlent de manière sensationnaliste et erronée des cas de morsures d’araignée, en jouant sur nos émotions profondes de dégoût et de peur”, déplore Stefano Mammola.
Les jeunes enfants auraient besoin chaque semaine d’au moins une journée de classe et de jeu en pleine nature
Thomas Beery, du département des sciences environnementales de Kristianstad, en Suède
Loin d’être anecdotique, ce phénomène de biophobie pose également de sérieuses questions sanitaires, car une foule d’études montrent les bienfaits mentaux et physiques du contact avec la nature.
Sans compter un autre enjeu : les recherches révèlent que ceux qui vivent coupés de la nature sont moins enclins à soutenir la protection de la biodiversité, sous-estiment les services écologiques de certaines espèces ou rechignent à leur réintroduction, voire expriment une véritable haine envers elles – 70 % des lycéens turcs interrogés se sont déclarés favorables à l’éradication de tous les serpents du monde.
Obstacle sous-estimé
“De nombreux animaux méritent d’être protégés, mais les gens éprouvent trop de peur ou du dégoût à leur égard”, souffle Susan Clayton. “D’après mes calculs, les investissements européens pour la biodiversité entre 1992 et 2018 ont été, par espèces, 468 fois supérieurs pour les vertébrés que pour les invertébrés”, déplore Stefano Mammola. “Je pense que cette déconnexion pose un problème fondamental, la conservation de la biodiversité a besoin du soutien public… Cet obstacle psychologique a jusqu’ici été sous-estimé dans les politiques publiques”, considère Masashi Soga. D’où la course actuelle des écologues et psychologues pour rétablir ce lien avec le vivant. Le dernier sommet pour la biodiversité, tenu à Montréal en 2022, a fixé à l’humanité l’objectif de “vivre en harmonie avec la nature” d’ici à 2050.
Un simple carré de pelouse
Bonne nouvelle : “Les tendances biophobes pourraient être inversées avec des moyens assez simples, souligne Gladys Barragan-Jason, ne serait-ce qu’en laissant la nature se réinstaller en ville… Le jardinage se montre très efficace contre la peur des invertébrés, le moindre carré de pelouse peut faire son effet. En revanche, les cours magistraux en intérieur n’ont pas d’impact.” “Les jeunes enfants auraient besoin chaque semaine d’au moins une journée de classe et de jeu en pleine nature”, insiste de son côté Thomas Beery, du département des sciences environnementales de Kristianstad, en Suède. Il semble aussi possible de retisser le lien à travers des photos sur les réseaux sociaux, des vidéos, un casque de réalité virtuelle – rien de tel pour se désensibiliser d’une phobie animale. Et enfin pouvoir regarder sans trembler une petite bestiole qui rampe à nos pieds, une forêt ou une fleur.