Comment la Chine manipule la météo
Les grandes manœuvres ont commencé. S’appuyant sur de récents progrès scientifiques, la Chine veut déclencher à volonté des pluies artificielles en envoyant des milliers de fusées et de roquettes percer les nuages. Une pratique qui fait déjà des émules…
En pleine pandémie, la circulaire du 2 décembre 2020 émise par le Conseil d’État chinois est presque passée inaperçue. Pourtant, ce texte officiel affiche une ambition sidérante : le géant asiatique prévoit, d’ici à 2025, de prendre le contrôle des conditions météorologiques qui règnent sur quelque 5,5 millions de kilomètres carrés de son territoire.
Il s’agirait donc de faire la pluie et le beau temps, arrêter la grêle, dissiper le brouillard… Bref, devenir le maître du ciel. Un authentique rêve de sorcier, sans danse rituelle ni sacrifice sanglant. Ne voyez là aucune facétie : la Chine manque cruellement d’eau douce, surtout dans sa partie nord ; la ressource disponible par habitant atteint à peine le quart de la moyenne mondiale. Des travaux monumentaux ont déjà été entrepris pour mieux répartir cette eau de surface, à l’image du barrage des Trois-Gorges et du creusement de deux canaux permettant de dévier une partie des eaux fluviales du sud vers le nord. Mais cela ne suffit toujours pas, surtout avec l’aridification liée au réchauffement climatique.
Le test des JO de Pékin
À longueur de rapports, les scientifiques chinois expriment leur frustration de voir défiler chaque année au-dessus de leur tête quelque 20 000 milliards de tonnes d’eau sous la forme de nuages, dont moins de 20 % daignent tomber au sol pour abreuver ce peuple de 1,4 milliard d’humains, ses cultures, ses barrages, son industrie et ses écosystèmes. D’où la tentation de récupérer de force les microgouttelettes de l’atmosphère…
Soyons clairs, la manipulation des nuages n’est pas du tout une nouveauté. Nombreux sont ceux qui, depuis des décennies, s’essaient à balancer dans le ciel de la poudre d’iodure d’argent, des copeaux de glace carbonique, des sels en tous genres, du propane, voire de l’urée. Avec l’espoir de stimuler la croissance de gouttes à l’intérieur des nuages pour déclencher la pluie attendue par des agriculteurs, calmer un orage de grêle, éradiquer un brouillard givrant ou essorer des nuages menaçants avant qu’ils ne perturbent un évènement pompeux… Pour protéger la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de Pékin en 2008, par exemple, les autorités chinoises avaient déjà lancé plus de mille minifusées remplies de particules ; la Russie met elle aussi le paquet lors de ses grandes manifestations du 1er mai.
Dévier les courants atmosphériques
Sauf que ces opérations vont clairement changer de dimension… Impossible de vous livrer tous les détails : les responsables du programme chinois n’ont pas donné suite à nos demandes répétées d’interview. Néanmoins, on constate que leurs techniciens sont en train d’installer sur les hauts plateaux tibétains des milliers de fourneaux émettant des panaches d’iodure d’argent. Avec l’objectif de rabattre plus de 5 milliards de m3 de pluie par an sur ce territoire où le fleuve Yangtsé, essentiel à l’irrigation du pays, prend sa source. Leur intention serait même de dévier les courants atmosphériques chargés de vapeur d’eau émanant de l’océan Indien ! D’ailleurs, le lancement de six satellites chargés de traquer toutes les structures vaporeuses dignes d’intérêt est prévu d’ici à 2022.
Fini le folklore
L’ensemencement des nuages était jusqu’ici pratiqué au petit bonheur la chance dans le grand chaos de l’atmosphère, sans véritable base scientifique. Et sans qu’il soit même possible d’évaluer l’effet réel de ces opérations. “La variabilité naturelle est énorme, il n’y a jamais deux nuages identiques. Une fois que vous avez ensemencé un nuage, vous ne pouvez pas savoir comment il se serait comporté naturellement”, évoque la physicienne Andrea Flossmann, présidente de la Commission internationale des nuages et des précipitations.
En Chine comme ailleurs, ces pratiques folkloriques semblent désormais révolues. “Avec nos supercalculateurs et les derniers modèles physiques haute résolution, nous sommes maintenant capables de simuler les effets de l’iodure d’argent à l’intérieur des nuages”, s’enthousiasme Sarah Tessendorf, chercheuse au Centre national de recherche atmosphérique des États-Unis. “De nombreux scientifiques dans le monde travaillent sérieusement sur ce sujet, et on commence à obtenir les premières preuves de terrain que ça fonctionne”, reconnaît Andrea Flossmann.
Il neige !
Une étude américaine publiée l’an dernier a marqué les esprits : grâce à un suivi radar très poussé mis en place dans les montagnes de l’Idaho, une équipe a pu suivre toute la chaîne de transformation microphysique des nuages ensemencés, de l’injection de l’iodure d’argent jusqu’aux premières chutes de neige quelque vingt minutes plus tard ; l’une des expériences ayant directement entraîné la précipitation de l’équivalent de 340 000 m3 d’eau, soit une centaine de piscines olympiques. Dans ces nuages, qui remontent à flanc de relief l’hiver, l’eau se présente encore à l’état liquide à des températures largement négatives. L’injection d’iodure d’argent, choisi pour sa structure cristalline très proche de celle de la glace d’eau, permet d’amorcer la congélation des microgouttelettes environnantes. Un noyau glacé prend forme, gagne en épaisseur au fil des minutes, puis devient suffisamment lourd pour tomber au sol… Il neige !
De nombreux scientifiques dans le monde travaillent sérieusement sur ce sujet, et on commence à obtenir les premières preuves de terrain que ça marche
Andrea Flossmann, présidente de la Commission internationale des nuages et des précipitations
Cette catégorie de nuages hivernaux est la plus facile à manipuler. Et chacun voit bien l’intérêt de constituer sur les reliefs des stocks de neige supplémentaires qui alimenteront, au moment de la fonte, le bassin-versant afin d’affronter les sécheresses estivales. Pour y parvenir, les ingénieurs disposent aujourd’hui de radars Doppler mobiles, de satellites géostationnaires et de drones – la Chine a lancé en janvier son Gan Lin 1 – permettant de repérer les zones nuageuses les plus favorables à l’ensemencement.
Cibler les nuages d’été
“Les modèles assistés par l’intelligence artificielle vont pouvoir traquer les poches présentant une abondance d’eau surfondue dans les bonnes conditions de température, vers - 6 ou - 8 °C, détaille Bart Geerts, physicien de l’atmosphère à l’université du Wyoming. Moyennant de gros calculs, il est maintenant possible de prévoir les quantités de précipitations que l’on pourra déclencher.” La modification météorologique ne s’improvise pas : “Un ensemencement mal préparé pourrait, au contraire, bloquer la formation des pluies, soulève Andrea Flossmann. Car les particules injectées peuvent faire concurrence aux aérosols naturellement présents, et entraîner la formation de trop nombreuses petites gouttes qui ne tombent pas… Quand un nuage a des caractéristiques optimales, il ne faut pas intervenir.”
Inde, Émirats arabes unis…
Les scientifiques commencent aussi à s’attaquer aux nuages d’été, ces cumulonimbus agités de courants convectifs sauvages encore très difficiles à modéliser. La technique consiste ici à répandre des particules de sel qui absorbent l’humidité : “On les injecte à la base des courants ascendants, ce qui favorise la condensation”, lance Sufian Farrah, de l’Agence météorologique des Émirats arabes unis, qui expérimente cette méthode au-dessus des monts Hajar, dans l’est du pays. L’Institut indien de météorologie tropicale mène aussi, en ce moment, des tests sur une centaine de nuages convectifs qui bourgeonnent parfois stérilement au-dessus des Etats du Maharashtra et de Karnataka.
En effet, la Chine est loin d’être le seul pays à vouloir domestiquer sa météo à grande échelle. Le programme de recherche international sur la modification météorologique, piloté par les Émirats arabes unis, revendique aujourd’hui plus de 700 scientifiques en provenance de 68 pays.
60 fois moins coûteux
La menace du réchauffement et de la croissance démographique est dans tous les esprits : en 2030, un quart de la population mondiale devrait souffrir de stress hydrique. “Les pays qui pratiquent l’ensemencement le présentent comme un outil d’adaptation au changement climatique, voire d’atténuation quand cela sert à alimenter les barrages hydroélectriques”, précise Manon Simon, chercheuse à l’université de Tasmanie. Les rapports des Nations unies font d’ailleurs clairement référence à cette technique, au même titre que la désalinisation de l’eau de mer, la recherche d’aquifères offshore ou le recyclage des eaux usées… “Pour les régions arides et semi-arides, l’ensemencement se pose comme une solution viable, soixante fois moins coûteuse que la désalinisation de l’eau de mer”, milite Sufian Farrah.
Les pays qui pratiquent l’ensemencement des nuages le présentent comme un outil d’adaptation au changement climatique, voire d’atténuation…
Manon Simon, chercheuse à l’université de Tasmanie
Pour l’heure, les expériences de modification de la météo aboutissent à une augmentation ponctuelle des précipitations d’environ 10 à 15 % en moyenne. “Il faut vraiment se méfier de ceux qui promettent de régler tous les problèmes de sécheresse”, reprennent en chœur Andrea Flossmann et Bart Geerts.
Mais les scientifiques comptent bien repousser encore les limites de l’atmosphère. En commençant par la recherche de nouveaux matériaux d’ensemencement : “Nous avons mis au point des particules enrobées de dioxyde de titane nanostructuré dont les derniers essais en laboratoires ont montré qu’elles généraient presque trois fois plus de gouttes d’eau de bonne taille (de 10 à 25 micromètres) que les sels de sodium classiques utilisés dans les nuages convectifs”, expose Linda Zou, spécialiste en nanomatériaux à l’université Khalifa, à Abu Dhabi.
Plusieurs laboratoires, comme le département de chimie de l’université de Cambridge, s’acharnent aussi à trouver les facteurs microscopiques qui permettraient d’accélérer la formation de noyaux glacés dans les nuages d’hiver.
Bactéries, ondes, lasers, sons…
Certains chercheurs misent quant à eux sur les bactéries, très présentes dans les nuages, et qui tiennent un rôle clé dans le cycle des pluies : “Les Pseudomonas syringae sécrètent une protéine qui fait naître des noyaux glaçogènes dès 4°C, au lieu des –6 ou –8°C pour l’iodure d’argent, annonce Cindy Morris, de l’unité de pathologie végétale de l’Inra, à Avignon. Une bactérie présente sur une plante peut être emportée par un courant d’air et se retrouver dans un nuage en moins d’une heure, avant de déclencher des pluies.” Planter des cultures propices au développement de ces micro-organismes devrait permettre de dynamiser les précipitations d’une région… “Reste à évaluer la balance bénéfices-risques de ces pathogènes, entre la santé des plantes et leur arrosage”, tempère la chercheuse ; mais l’iodure d’argent en quantité peut aussi s’avérer toxique pour les organismes aquatiques.
Nous testons en ce moment un drone qui injecte des charges électriques dans les nuages
Maarten Ambaum, chercheur à l’université de Reading
Des pistes encore plus exotiques sont explorées pour trafiquer la physique de l’atmosphère. Une équipe de l’université chinoise de Qinghai vient ainsi de tester l’effet d’un son très puissant sur les nuages bas qui survolent leur campus : sous l’influence des ondes acoustiques de 50 Hz émises à 160 dB, les précipitations auraient augmenté de 11 à 17 % dans un rayon de 500 mètres autour du haut-parleur. D’autres laboratoires, spécialisés en physique théorique ou en fusion nucléaire, planchent sur des lasers à impulsions ultracourtes et autres méthodes pour ioniser le contenu des nuages – les particules chargées électriquement sont des noyaux de condensation très fiables. Plusieurs dispositifs ont été construits récemment en Chine, en Jordanie, à Abu Dhabi…
Effet des essais nucléaires
“De notre côté, nous testons en ce moment un drone qui injecte dans les nuages des charges électriques, confie Maarten Ambaum, chercheur à l’université de Reading, au Royaume-Uni. Ces charges devraient augmenter la vitesse à laquelle les gouttelettes fusionnent entre elles pour former de plus grosses gouttes.” Ce physicien vient d’ailleurs de montrer qu’en bouleversant l’état électrique de l’atmosphère terrestre, les nombreux essais nucléaires pratiqués dans les années soixante avaient significativement augmenté les précipitations à grande échelle : + 24 % enregistrés au-dessus des îles Shetland les jours de forte ionisation.
Jusqu’à créer des nuages
Bien sûr, personne n’envisage de relancer la mode des explosions nucléaires à l’air libre pour arroser ses récoltes. Mais certains experts rêvent à haute voix d’intervenir dans les grands mécanismes planétaires : l’idée de détourner les courants atmosphériques au-dessus du Tibet est défendue depuis 2016 par des pontes des universités de Tsinghua et de Qinghai. “Altérer les processus de grande échelle exigerait la création de barrières montagneuses de plus d’un kilomètre de hauteur !”, grince Bart Geerts, très sceptique.
Reste que toutes ces technologies innovantes ont besoin de la présence de nuages pour produire leur effet. Impossible de créer quoi que ce soit, même le plus petit crachin, dans un ciel désespérément bleu… Eh bien, les scientifiques ne se découragent pas : “Nous menons des simulations, et même des premières expériences visant à créer des courants ascendants artificiels, qui permettraient de favoriser la formation de nuages convectifs”, confie Ali Abshaev, chercheur au Centre hydrométéorologique de Russie.
Une vieille expérience française
Dans les années soixante-dix, des ingénieurs français s’y étaient déjà essayés sur le plateau de Lannemezan, dans les Hautes-Pyrénées, en utilisant la puissance thermique dégagée par des centaines de brûleurs à mazout – ultrapolluants. Les pistes explorées aujourd’hui, financées sans surprise par les Émirats arabes unis, consistent plutôt à injecter à faible altitude une couche d’aérosols susceptibles de créer une surchauffe locale en absorbant le rayonnement solaire. Quitte à ne produire au final qu’une fine pluie : “La moindre augmentation des pluies au début du cycle végétatif des cultures peut favoriser une importante hausse des récoltes”, argumente Ali Abshaev.
Il faudra établir de nouvelles règles internationales pour ne pas perturber la météo d’un pays voisin
Janos Pasztor, responsable du Carnegie Climate Governance Initiative
Mais l’ampleur et l’audace inédites de ces programmes commencent à soulever de nouvelles questions. Un exemple : l’ensemencement massif prévu par la Chine sur le plateau tibétain pourrait avoir un impact sur le grand fleuve indien Brahmapoutre qui y prend sa source. Les débordements de ce cours d’eau font des ravages dans l’est de l’Inde, et ces précipitations supplémentaires pourraient encore aggraver les inondations… au risque de tendre davantage les relations entre les deux géants. Même si ces deux pays ont signé la convention internationale ENMOD, interdisant les modifications météorologiques à des fins militaires et hostiles, cela ne règle pas vraiment le problème des effets collatéraux d’usages pacifiques.
Qui a volé ma pluie ?
Dans cette atmosphère sans frontière, il n’est déjà pas rare que l’ensemencement des nuages provoque des conflits de voisinage, une commune ou un pays accusant son voisin de subtiliser la pluie qui lui était destinée ; en 2018, un général iranien avait même accusé Israël de “vol de nuages”. Des inquiétudes balayées par de nombreux scientifiques : “En réalité, on observe souvent des effets bénéfiques à longue distance, car des particules d’iodure d’argent poussées par le vent peuvent avoir, plusieurs heures plus tard, un effet positif sur les précipitations très loin de la zone visée”, tranche Bart Geerts. “Cette crainte d’effets indésirables joue tout de même un rôle important, rétablit Manon Simon. En juin 2016, le gestionnaire de barrages Hydro Tasmania a été soupçonné d’avoir contribué, par ses opérations d’ensemencement, à une inondation meurtrière en Tasmanie. Depuis, l’énergéticien n’a pas osé reprendre ses opérations”.
Un impact sur le climat…
L’impact de ces interventions était jusqu’ici modeste, très limité dans le temps et l’espace ; rien qui remette en cause la sécurité alimentaire d’un pays voisin. “On peut penser que la multiplication de projets d’ampleur pratiqués en continu sur plusieurs années pourra avoir un effet sur le climat, évoque Janos Pasztor, responsable du Carnegie Climate Governance Initiative. Il faudra peut-être établir de nouvelles règles internationales… tout en sachant qu’il sera très difficile d’attribuer la cause d’un phénomène à telle ou telle intervention.” Des problématiques qui agitent déjà les diplomates dans la perspective de vastes projets de géo-ingénierie censés arrêter le réchauffement planétaire. “La modification de la météo pose les mêmes grandes interrogations sur la relation entre l’humain et la nature, poursuit Janos Pasztor, et notamment une, qui nous taraude : qui pourrait prendre la responsabilité d’intervenir sciemment dans les grands cycles naturels terrestres ?” Dans cette si discrète circulaire du 2 décembre 2020, le gouvernement chinois semble livrer un début de réponse…