La diplomatie spatiale face à l’invasion russe en Ukraine
Entre le 24 février, jour de l’invasion de l’Ukraine, et le 17 mars, le monde spatial a basculé. C’est dans ce domaine que la rupture avec la Russie a été la plus rapide, la plus complexe et la plus symbolique. Retour sur les trois semaines qui ont tout changé.
Nous sommes le 17 juillet 1975. Des millions de téléspectateurs regardent un spectacle étrange, comme un remake des premiers pas de Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la Lune, mais dans un autre style, couleur sépia. Cette fois les premiers rôles sont tenus par un Russe et un Américain : le cosmonaute Alexeï Leonov et l’astronaute Tom Stafford se serrent la main, se tournent autour en apesanteur, réunis dans l’espace par l’amarrage d’un module Apollo à une capsule Soyouz. Tout un symbole. Celui d’une détente en pleine guerre froide avec, en toile de fond, le mythe de la frontière, de la destinée de l’humanité et du progrès technique.
Alexeï Leonov est mort en 2019. “Au moment de l’assaut de la Russie en Ukraine, sa fille a publié un message pour dire que s’il avait été encore vivant, la guerre n’aurait pas eu lieu”, rapporte l’astronaute français Michel Tognini, pour illustrer la puissance de ce symbole.
Avant d’être celui de la paix, l’espace a d’abord été l’emblème de la polarisation du monde. “Une fusée, c’est d’abord une puissance de feu”, rappelle Jérôme Lamy, historien des politiques spatiales au CNRS. “Le lancement de Spoutnik en 1957 a traumatisé les États-Unis, parce que le lanceur était interprété en termes de capacités de missiles intercontinentaux”, renchérit Isabelle Sourbès-Verger, spécialiste de l’occupation de l’espace au Centre Alexandre-Koyré. Or, depuis le 24 février, ce symbole est une nouvelle fois en train de basculer.
Laissez-les voler sur autre chose, sur leurs balais, je ne sais pas quoi
Dmitri Rogozine, directeur de Roscosmos
26 février, premier coup de tonnerre : en réponse aux sanctions de l’Union européenne, Roscosmos, l’agence spatiale russe, rapatrie tout son personnel de la base de Kourou. Faute de fusées Soyouz, à Kourou, mais aussi à Baïkonour, au Kazakhstan, les lancements d’un satellite espion français et de deux satellites Galileo, le réseau GPS européen, sont immédiatement annulés.
Il n’y a même plus de off
Le 3 mars, la Russie stoppe la vente de moteurs de fusées aux États-Unis. Le même jour, la société britannique OneWeb doit renoncer au lancement de 36 satellites qui devaient rejoindre sa constellation en orbite. “Laissez-les voler sur autre chose, sur leurs balais, je ne sais pas quoi”, attise alors Dmitri Rogozine. Le directeur de Roscosmos est déjà connu pour dispenser généreusement ses déclarations éruptives dans les médias russes et sur les réseaux : “Si vous bloquez la coopération avec nous, qui sauvera l’ISS d’une désorbitation incontrôlée et d’une chute aux États-Unis ou en Europe ?” “L’ISS ne survole pas la Russie, donc tous les risques sont pour vous. Êtes-vous prêts ?”, scandait-il dès le 24 février.
Pour finir, le 17 mars, Josef Aschbacher, le directeur général de l’ESA, annonçait en conférence de presse : “Nous prenons acte de l’impossibilité de lancer désormais avec des fusées russes. Nous devons reprendre ligne à ligne tous les plannings de lancements.”
Ce n’est pas la première fois qu’il y a des crises, mais jusqu’à présent, les activités spatiales avaient été maintenues. C’était un pont, un cordon ombilical…
Un responsable de l’ESA qui souhaite rester anonyme
Certes, cette folle succession d’événements reste anecdotique face aux bombes et aux morts – tous les acteurs du spatial insistent pour le rappeler. Dans les agences pourtant, c’est la sidération. “Ce n’est pas la première fois qu’il y a des crises, mais jusqu’à présent, les activités spatiales avaient été maintenues. C’était un pont, un cordon ombilical. Là on franchit manifestement un cap. C’est en train d’impacter toutes les activités”, réagit un responsable. “Ça nous dépasse. Ça dépasse tout le monde. On ne peut rien faire d’autre qu’attendre”, souffle-t-on au service communication de l’un des partenaires industriels de l’ESA. “Tout le monde est en réunion de crise” ; “Je vous le dis en off : il n’y a même plus de off” ; “Nous ne parlons pas pour le moment.”
Même ExoMars qui capote
La rupture avec la Russie est brutale, totale. Et c’est toute une industrie intimement imbriquée qui se casse tout à coup, provoquant une cascade de conséquences dont les agences elles-mêmes ont du mal à mesurer l’impact. Car la volonté politique de maintenir une industrie spatiale dans les républiques de l’ex-Union soviétique, et d’utiliser les savoir-faire des ingénieurs russes et ukrainiens, a eu pour effet d’intégrer des éléments de l’Est dans les fusées de l’Ouest.
Pour le lanceur européen Vega par exemple, développé par l’italien Avio, le moteur de l’étage supérieur est fourni par la société ukrainienne Youjnoye, et quatre réservoirs de l’étage supérieur par le russe Babakine. Quant à la fusée Atlas V, très utilisée aux États-Unis, elle fonctionne avec des moteurs russes RD-180…
Et c’est encore plus complexe quand il s’agit d’une véritable coopération, comme dans le cas d’ExoMars, mission spatiale phare à 1,2 milliard d’euros, sans doute le plus grand projet intégré jamais réalisé entre la Russie et l’Europe. Non seulement ce rover, qui doit creuser jusqu’à 2 mètres de profondeur le sol martien à la recherche de traces de vie, devait être lancé par une fusée Soyouz, mais il devait aussi atterrir dans un module russe.
On ne peut plus rien planifier. Rien ne suit les procédures. Or, dans le spatial, tout est procédures
Marc Sauvage, représentant français du télescope spatial européen Euclid
“Tout était prêt, on y croyait, ça fait 20 ans qu’on travaille dessus. Et aujourd’hui, on nous demande de réfléchir à des scénarios pour 2026, 2028, 2030, témoigne Valérie Ciarletti, responsable de l’un des instruments du rover. Avec le recul, cette aventure est passionnante, mais bien plus longue et éprouvante que je l’imaginais.” Le rover était en train de subir ses derniers préparatifs, dans une salle blanche, à Turin… il devra patienter. “Il faut étudier de nouvelles collaborations pour le lancement et l’atterrisseur. Il ne partira pas avant 2026”, évalue Josef Aschbacher.
Dans le même temps, ce sont toutes les institutions scientifiques qui réagissent à l’attaque de l’Ukraine. La Commission européenne suspend la participation de la Russie à son programme de recherche phare, Horizon Europe. En France, le CNRS suspend toutes nouvelles formes de collaboration scientifique avec elle. En Allemagne, ce sont toutes les collaborations, y compris celles déjà en place, qui sont gelées. Idem en Italie, aux Pays-Bas… L’expédition arctique américano-russe annuelle, à la frontière de l’Alaska et de la Sibérie, est annulée. Le télescope spatial européen Euclid, autre grand projet à 500 millions d’euros, dont le lancement était prévu en 2023, devra attendre qu’Ariane 6 soit prête. “On est sidérés, répète Marc Sauvage, représentant français du télescope. On n’est plus face à une institution avec une stratégie, une politique. On ne peut plus rien planifier. Rien ne suit les procédures. Or, dans le spatial, tout est procédures.”
Pressions politiques
“Il n’y a plus de communication officielle avec les équipes russes, témoigne Axel Schwope, à l’Institut d’astrophysique de Potsdam, qui participe à l’analyse des données du télescope spatial eRosita, chargé d’observer le ciel en rayons X dans le cadre d’une mission conjointe Russie-Allemagne brutalement entrée en hibernation. Je suis toujours en contact privé avec certains d’entre eux. La pression politique qu’ils subissent me préoccupe beaucoup.”
Côté russe aussi, c’est la consternation. “C’est comme si on venait de me détecter un cancer, confie Sergei Popov, astrophysicien à l’université de Moscou, qui participe à la mission. Je bouge normalement, je travaille, je fais de l’exercice, mais je ne sais pas si je vais mourir dans 3 semaines, dans 6 mois… Beaucoup de jeunes chercheurs russes pensent à émigrer pour pouvoir continuer à travailler. Mais à mon âge, je me demande surtout ce que je peux faire.”
Il y avait le sentiment que là, la coopération transcendait toutes les crises sur Terre
Asif Siddiqi, historien du spatial américain, à Princeton
Et bien sûr, au cœur de toutes les préoccupations, il y a le devenir de la Station spatiale internationale, icône parmi les icônes de l’union de l’Est et de l’Ouest. L’ISS a été conçue sur la base même d’une interdépendance des 15 pays qui y participent. Une partie de la station est construite et exploitée par la Russie, l’autre par les agences spatiales américaine, européenne, japonaise et canadienne, chacune dépendant de l’autre pour des services clés : énergie côté Nasa, stabilisation de l’orbite côté Russe – sans compter le ravitaillement.
L’ISS est condamnée
“Tout va bien en orbite”, rassurent la Nasa et l’ESA : les deux cosmonautes russes (dont l’un est né en Crimée), les quatre astronautes américains et le spationaute allemand suivent leur planning en suspension au-dessus de la guerre, malgré leur vue imprenable sur cette tache noire à l’est de l’Europe – il n’y a plus de lumière la nuit, en Ukraine. La Nasa et les équipes de Roscosmos “parlent toujours ensemble, nous nous entraînons toujours ensemble”, déclarait le 28 février Kathy Lueders, la responsable des vols habités à la Nasa. “Les expériences à bord se poursuivent normalement”, renchérit Josef Aschbacher le 17 mars. Et le retour sur Terre de deux Russes et d’un Américain le 30 mars à bord d’une fusée Soyouz est toujours au programme.
“L’ISS ne peut pas fonctionner sans une sorte de planification commune entre la Nasa et Roscosmos autour des questions de dynamique et de sécurité. Cela se poursuit, mais au niveau du très minimum nécessaire”, analyse Asif Siddiqi, spécialiste du spatial américain à Princeton. Nul doute cependant que la Nasa réfléchit à des solutions pour maintenir l’orbite et ravitailler la station sans la Russie. L’américain Northrop Grumman s’est d’ailleurs porté publiquement volontaire pour construire un système de propulsion alternatif.
“Des solutions de contournement sont possibles, avec le vaisseau américain Cygnus pour le ravitaillement et un module de service pour la propulsion, assure Reinhold Ewald, un astronaute allemand qui a séjourné sur l’ISS en 1997. Ce sera juste moins efficace et plus coûteux. Et ça raccourcira la durée de vie de l’ISS.”
Un tournant vers la Chine
“Les États-Unis, leurs partenaires et la Russie semblent indiquer qu’ils ont l’intention d’exploiter la station sur une base normale, au moins pour le moment. La Russie ne s’est engagée à rester dans le partenariat que jusqu’en 2024, ce qui laisserait à la Nasa le temps de développer des alternatives”, analyse de son côté John Logsdon, expert à l’université de Washington.
Mais nombre de spécialistes prédisent que les jours de l’ISS sont comptés. Avant la guerre, la Nasa avait déjà annoncé le démantèlement de la station pour 2031, tandis que la Russie signait, il y a un an, un mémorandum pour construire une station lunaire… avec la Chine.
“La Russie se tourne vers la Chine. C’est un processus qui va s’accélérer. L’ISS, dans sa forme actuelle, ne durera pas longtemps, prédit Asif Siddiqi. Cela fait plusieurs années que les relations se détériorent entre la Nasa et Roscosmos. La rupture était annoncée. Elle aurait peut-être eu lieu au milieu des années 2020, cette crise l’a précipitée.”“Les décisions prises par la Russie dans l’espace sont en pleine cohérence avec le tournant vers l’Asie qu’elle opère sur Terre”, confirme Isabelle Sourbès-Verger. Quant aux États-Unis et à l’Europe, ils prévoyaient déjà depuis longtemps de mettre fin à leur dépendance aux moteurs et aux lanceurs russes.
“Je vois le monde spatial se polariser, conclut Asif Siddiqi. Il y avait le sentiment que là, la coopération transcendait toutes les crises sur Terre. Ce n’est plus le cas. Je pense que la collaboration ‘internationale’ réunira maintenant les États-Unis, l’Europe et le Japon, contre la Russie et la Chine.”
L’espace est descendu de son piédestal. Il est touché, comme le reste. “Pour la première fois, vraiment, cette symbolique est rompue, observe Isabelle Sourbès-Verger. Il y a un basculement.”
C’est la fin d’un rêve.