Pourquoi les maths sont si difficiles à apprendre ?
L’enquête PISA publiée le 5 décembre confirme une baisse sans précédent du niveau en maths. Un casse-tête très français. Pourtant, dès la naissance, notre cerveau est programmé pour comprendre les bases du calcul. En mars 2022, nous interrogions les chercheurs pour comprendre pourquoi.
Le chiffre a fait l’effet d’une bombe : 40 % des élèves de la filière générale ne faisaient plus de maths en terminale à la rentrée 2021. Déjà, en 2019, l’étude Trends in International Mathematics and Science Study (TIMSS) avait sonné l’alerte : les élèves français comptent parmi les moins bons de l’Union européenne en mathématiques. Et le score moyen de ceux issus des écoles les plus défavorisées est parmi les plus faibles des pays de l’OCDE. Cette matière semble de plus en plus réservée à une élite capable de l’apprivoiser. Alors même que le monde est saturé de chiffres, de statistiques, d’algorithmes… Pourtant, fini les préjugés de genre ou le mythe de la bosse des maths : “Tous les cerveaux humains, sauf s’ils présentent des dommages neurologiques, sont capables d’apprendre les mathématiques”, confirme Roi Cohen Kadosh, spécialiste de la cognition numérique et mathématique à l’université de Surrey.
Un “sens du nombre”
Depuis le début des années 1990, de nombreux laboratoires en neuro-imagerie cognitive ont démontré l’existence d’un “sens du nombre” : dès la naissance ou presque, nous sommes capables de discriminer des quantités, petites ou grandes. Une sorte de système numérique intuitif est déjà en place, même si le nombre n’est pas encore nommé. “L’existence de ce système avant toute acquisition du langage et indépendant de la culture a pu être décrite comme une compétence innée”, atteste Cléa Girard, neuroscientifique cognitive au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Les maths que l’on apprend à l’école s’empilent et s’appuient sur les intuitions numériques et spatiales dont on dispose à la naissance
Marie Amalric, chercheuse en neurosciences cognitives à Harvard
Les chercheurs ont découvert le siège de cette capacité : il s’agit d’une région clé du cerveau, appelée sillon intrapariétal, située sur la face latérale supérieure du lobe pariétal du cortex. C’est ici que tout se passe : “Cette région est aussi impliquée dans le traitement de concepts mathématiques de haut niveau, précise Marie Amalric, chercheuse en neurosciences cognitives à Harvard. Cela suggère que les maths que l’on apprend à l’école, au lycée, à l’université ‘s’empilent’ et s’appuient sur les intuitions numériques et spatiales dont on dispose à la naissance.”
Comme une comptine
Les théories qui défendaient jusqu’aux années 1980 un accès tardif des enfants – vers 6-7 ans – à la cognition numérique ont fait long feu. “Ce processus d’acquisition, long et compliqué, démarre vers l’âge de 2 ans et se poursuit jusqu’à l’âge de 6 ou 7 ans”, expose Cléa Girard. Entre 2 et 4 ans, la chaîne numérique s’apprend comme une comptine. Puis, à force de manipuler mentalement ces “mots nombres”, l’enfant se met à les interpréter comme des unités numériques, jusqu’à appréhender le calcul mental. Enfin, la maîtrise des chiffres de 0 à 9, le principe de l’ordre en base 10, ouvre la voie à la résolution d’opérations complexes… “La maîtrise de ce système de chiffres par l’enfant serait un prédicteur de sa réussite ultérieure en mathématiques”, observe Cléa Girard.
Ainsi se met en place, étape après étape, la pensée mathématique. Et c’est cette spécificité de l’apprentissage des maths, par empilements, qui expliquerait les difficultés d’apprentissage. Depuis les années 2000, les chercheurs en neurosciences développementales et cognitives l’observent : en maths, la maîtrise de concepts et de procédures simples est nécessaire pour en appréhender de plus complexes.
La plasticité mentale s’acquiert sur le temps long. Il faut avoir confiance dans le fait d’y arriver et transformer ça en jeu pour accepter d’y passer du temps
David Bessis, mathématicien
De nombreux travaux ont d’ailleurs documenté les étapes cognitives que les élèves franchissent : la résolution d’une équation algébrique, même simple, serait par exemple impossible sans la connaissance de la division et de la multiplication… qui dépend elle-même de la compréhension des principes de base du comptage. Les chercheurs en neurosciences cognitives Stanislas Dehaene et Laurent Cohen ont même théorisé en 2007 le processus d’un “recyclage neuronal”, logé dans le sillon intrapariétal, qui traite les symboles au fur et à mesure des apprentissages.
L’acquisition de nouvelles compétences, comme le calcul algébrique, n’est possible “que dans la mesure où elles sont compatibles avec les architectures neuronales préexistantes, qu’elles recyclent”, posent-ils. Autrement dit, lorsque nos neurones créent de nouvelles connexions avec le réseau existant. “Le rapport aux maths est un aller-retour entre intuition et formalisme, qui engendre cette plasticité mentale”, complète le mathématicien David Bessis.
Un appel à l’imagination
Nul doute que l’apprentissage des maths est particulièrement complexe. “C’est aussi ce qui est fascinant, sourit Roi Cohen Kadosh. Les matières comme la biologie ou les langues ne requièrent pas le même niveau de complexité cognitive.” Des résultats de 2019 confirment l’existence d’un réseau cérébral, non linguistique, pour les connaissances mathématiques dans le cerveau humain. Et en 2021, l’équipe de Roi Cohen Kadosh a établi un lien entre l’arrêt des maths à 16 ans et la réduction d’un neurotransmetteur impliqué dans la plasticité du cortex préfrontal dorsolatéral – un centre clé de la cognition humaine, qui participe notamment à la logique et à la résolution de problèmes, à l’apprentissage et à la mémoire : les maths nécessitent une pratique régulière. “La plasticité mentale s’acquiert sur le temps long. Il faut avoir confiance dans le fait d’y arriver et transformer ça en jeu pour accepter d’y passer du temps”, milite David Bessis.
Spirale de l’échec
Sans doute cela tient-il à la nature de ce savoir : les symboles mathématiques et les chiffres formulent des concepts abstraits. Contrairement aux symboles du langage, qui s’appuient sur le réel. “Les mots sont appris par imprégnation. On vous dit : ‘Ça, c’est un éléphant‘ et ensuite tout le monde reconnaît un éléphant. Mais en maths, il faut faire connaissance avec un concept au travers d’une définition et non au travers d’une expérience commune, explique David Bessis. Cela fait appel à l’imagination. On présente beaucoup les maths du point de vue des contenus, mais elles sont d’abord une activité visuelle…”
L’anxiété des mathématiques est un réel phénomène émotionnel, objectivable à l’aide de mesures en neuro-imagerie
Cléa Girard, neuroscientifique cognitive au Centre de recherche en neurosciences de Lyon
Et certains cerveaux bloquent. Face aux maths, on observe parfois des réactions typiques de la panique, en particulier une hyperactivité de l’amygdale, qui s’accompagne souvent d’une hypoactivité des régions associées aux traitements mathématiques… En cause, une anxiété qui conduit à une spirale de l’échec : l’automatisation qui est censée libérer les ressources cognitives centrales nécessaires à l’apprentissage n’a pas lieu. Professeurs et neuroscientifiques assistent à de véritables blocages neurologiques. “L’anxiété des mathématiques est un réel phénomène émotionnel, objectivable à l’aide d’échelles comportementales ou de mesures en neuro-imagerie”, rappelle Cléa Girard.
Impact des maths modernes
Certes, mais pourquoi les difficultés d’apprentissage sont-elles plus marquées en France qu’ailleurs ? Et pourquoi se sont-elles aggravées ces dernières années ? Les causes sont nombreuses. Les élèves imaginent le prof de maths sévère, très exigeant, car sa matière est importante, sélective. On retrouve cette forme d’autorité chez les parents quand ils ne souffrent pas eux-mêmes de cette anxiété des maths : “Dans ce cas, mieux vaut peut-être ne pas faire les devoirs avec ses enfants, car cette anxiété est contagieuse”, prévient Cléa Girard.
Cela se joue même parfois avant l’école, dans la relation parents-enfants. “Plus les parents pratiquent des activités formelles et informelles en numératie avec leurs enfants, plus leurs compétences s’améliorent. Et bien que les écarts de performances en mathématiques entre les genres soient souvent relayés, ils s’avèrent, en France, sans commune mesure avec ceux liés aux milieux socioéconomiques”, alerte la chercheuse.
Autre cause possible : la France pourrait souffrir de l’impact des maths modernes, cette désastreuse tentative menée à la fin des années 1960 de refonder l’enseignement des mathématiques sur la théorie des ensembles et autres abstractions…
À la maternelle
L’institution, en tout cas, n’est pas en reste : en 2018, le rapport Villani-Torossian a pointé qu’elle-même souffrait d’une forme d’anxiété mathématique, refusant de nommer la discipline et de l’aborder frontalement à la maternelle. Des recommandations ont alors été formulées pour remettre les maths au premier plan dans l’enseignement des plus jeunes. Sans compter le problème de formation des professeurs des écoles, dont l’immense majorité vient d’un cursus littéraire…
“Ce n’est pas de la mauvaise volonté mais un vrai manque de culture en mathématiques. Et les premières briques en souffrent”, regrette Yvan Monka, professeur de mathématiques en lycée, et youtubeur considéré comme un “sauveur” par de nombreux élèves français. Autre problème pointé dans le modèle d’enseignement français : la surcharge des programmes, qui pourrait nuire à l’apprentissage progressif des concepts. “En Norvège, on enseigne deux fois moins de notions au lycée qu’en France, remarque Yvan Monka. Cela n’empêche pas les Norvégiens de proposer le prix Abel…”