Comment les publicitaires tentent de manipuler nos rêves
Des entreprises ont déjà tenté l’expérience : hacker les rêves de volontaires pour y diffuser leurs produits grâce aux progrès de la science du sommeil et de technos plus accessibles. Les chercheurs qui ont ouvert cette boîte de Pandore sonnent l’alarme.
“Regardez ce film publicitaire trois fois de suite, puis allez dormir et laissez nos produits habiter vos rêves.” Un jour, peut-être, certains d’entre nous suivront docilement ces consignes chaque soir avant d’aller se coucher. Comme ces jeunes Américains qui ont répondu à l’appel de la marque de bière Molson Coors lors du Super Bowl 2021 : le service marketing de cette multinationale leur avait concocté une vidéo envoûtante et rafraîchissante, susceptible de peupler ensuite leurs songes de packs de canettes très désirables.
Non non, vous n’êtes pas dans un épisode perturbant de Black Mirror, ni dans la suite d’Inception, ce blockbuster dans lequel Leonardo DiCaprio tentait de dérober des informations en s’immisçant dans les rêves d’hommes d’affaires.
Nous sommes aussi sollicités par le monde du jeu vidéo, de la télé, par Hollywood… ça frémit
Moran Cerf, neuroscientifique à la Kellogg School of Management
“L’initiative de Molson Coors n’est pas un cas isolé : j’ai été récemment contacté par plusieurs grandes entreprises qui voulaient introduire leur publicité dans les rêves”, témoigne Adam Haar Horowitz, chercheur en interfaces au MIT. Un sondage réalisé l’année dernière outre-Atlantique montre que 77 % des publicitaires envisagent de recourir à ce type de procédé à court terme. “Nous sommes aussi sollicités par le monde du jeu vidéo, de la télé, par Hollywood… ça frémit, confie Moran Cerf, neuroscientifique à la Kellogg School of Management. Il faut dire que le rêve est une expérience encore plus immersive que le métavers.”
Jouer avec le feu
“Quand on voit les sommes que les entreprises déboursent pour un passage de trente secondes à la télévision, imaginez ce qu’elles seraient prêtes à faire pour accéder à votre attention durant les sept heures que dure votre sommeil… C’est une énorme préoccupation pour nous”, s’étrangle Antonio Zadra, de l’université de Montréal. Ce psychologue du sommeil a signé dernièrement une tribune avec 36 autres spécialistes mondiaux pour lancer l’alerte face à cette perspective a priori cauchemardesque : l’irruption du marketing et du divertissement tapageur au cœur de notre territoire intérieur le plus personnel, le dernier bastion de notre intimité.
Ironiquement, l’intérêt actuel des industriels s’explique par les derniers progrès scientifiques… “Certains chercheurs ont joué avec le feu”, rumine Perrine Ruby, du Centre de recherche en neurosciences de Lyon. En effet, les protocoles et les outils mis au point récemment permettent d’influencer au moins en partie le contenu des rêves ; de manière sans doute plus efficace que les pratiques de la Grèce antique ou de l’Égypte ancienne, qui consistaient à dormir dans des lieux sacrés pour générer des rêves divins.
Cela fonctionne encore très mal, mais les industriels sont aux aguets, ils vont le tenter
Perrine Ruby, du Centre de recherche en neurosciences de Lyon
Il y a quelques mois, des chercheurs du MIT ont ainsi dévoilé l’appareil Dormio, capable d’identifier, à partir du tonus musculaire et du rythme cardiaque, le moment propice de l’endormissement pour suggérer un thème de rêve à l’oreille du dormeur. En l’occurrence, il s’agissait de penser à un arbre, et 67 % des songes répertoriés lors de l’étude comprenaient une référence plus ou moins métaphorique au végétal ; un des cobayes a rêvé d’un arbre du jardin de sa maison d’enfance, un autre s’est mué en géant engloutissant des chênes par poignées… “Durant cette phase crépusculaire de l’endormissement, qu’on appelle l’hypnagogia, une cascade d’événements se produit, qui place le cerveau dans un état assez débridé et sensible aux stimuli”, souligne Thomas Andrillon, chercheur à l’Institut du cerveau, à Paris.
Le facteur olfactif
Pour influencer les rêves, une autre technique se révèle prometteuse : la réalité virtuelle. En 2020, une équipe canadienne est parvenue à multiplier par un facteur de 5 à 8 la fréquence des rêves de vols dans les airs, habituellement rares et très prisés. Pour cela, il aura suffi de faire évoluer les participants, juste avant la sieste, dans un parcours aérien virtuel durant quinze petites minutes. Les chercheurs envisagent d’augmenter encore les doses ou d’accroître le réalisme de cet entraînement en sollicitant le toucher, le système vestibulaire pour les sensations de chute, en jouant sur la température, les odeurs, etc.
Il semble aussi possible d’intervenir directement dans les rêves : des expériences ont consisté, par le passé, à pincer légèrement des dormeurs et à leur vaporiser de l’eau sur la peau… Autant de sensations qui se sont infiltrées dans leurs songes. “La stimulation olfactive est le moyen le plus efficace de manipuler les émotions d’un rêve, car l’odorat a un accès direct aux centres supérieurs du cerveau durant le sommeil”, glisse Joseph De Koninck, psychologue à l’université d’Ottawa. En tout cas, complète Thomas Andrillon, “on se rend compte que le cerveau qui dort, même profondément, traite beaucoup plus d’informations venant de l’extérieur qu’on ne le pensait”.
Il est difficile de contrôler les rêves de toute une population, mais ce n’est plus qu’une question de moyens
Adam Haar Horowitz, chercheur en interfaces au MIT
Au printemps dernier, un groupe de recherche est même parvenu à communiquer en temps réel avec plusieurs personnes plongées dans un rêve lucide ; un état particulier, peu fréquent, durant lequel le dormeur a conscience de rêver. À l’aide de contractions musculaires ou de mouvements des yeux sous les paupières closes, les participants parvenaient à répondre aux questions des scientifiques ou à résoudre de simples additions.
Trop naïfs ?
Mais de là à prendre le contrôle des nuits de toute une population… Pour l’instant, ces résultats sont obtenus dans des conditions ultracalibrées en laboratoire : l’activité électrique du cerveau et d’autres paramètres physiologiques y sont suivis à la seconde près, afin de mieux cibler les stimuli et d’ajuster leur intensité pour ne pas réveiller les dormeurs. “Nos outils sont encore très inefficaces, on ne parvient à agir que sur une petite partie du contenu total du rêve d’un individu, on est loin du compte”, temporise Tore Nielsen, un des pionniers du domaine à l’université de Montréal. “Cela fonctionne encore très mal, mais les industriels sont aux aguets, ils vont le tenter, s’émeut Perrine Ruby. C’était ma crainte depuis longtemps.”
D’autant plus que les outils susceptibles d’influencer les rêves deviennent accessibles. On ne compte déjà plus les masques ou casques qui promettent de déclencher des rêves lucides (iband+, Neuroon, Remee, Aurora, Lucidcatcher, Aladdin, etc.) à travers des vibrations et des flashs lumineux censés éveiller une partie de la conscience.
Quelques dispositifs expérimentaux sophistiqués sortent même des labos, à l’image du casque Zmax, que les cobayes peuvent désormais emporter avec eux dans leur chambre à coucher – une révolution pour la science du sommeil, mais une boîte de Pandore pour nos rêves. Quant au capteur Dormio, qui se porte négligemment au doigt et ne nécessite qu’une appli de téléphone portable, “mon intention de départ était vraiment de créer un outil de recherche pour la médecine, mais j’ai sans doute été naïf, quelqu’un pourrait en faire un sinistre usage”, reconnaît désormais Adam Haar Horowitz.
Google qui susurre
Les scientifiques s’inquiètent aussi de la présence dans nos chambres à coucher des enceintes connectées, qui pourraient susurrer à nos oreilles des scénarios de rêves commerciaux. Certains algorithmes promettent d’ailleurs de déterminer les différents stades du sommeil à partir des seuls bruits de la respiration ou des mouvements du dormeur, sans avoir recours à l’électroencéphalogramme. “Le cerveau endormi est particulièrement sensible aux informations personnelles, et Google n’en manque pas”, renchérit Perrine Ruby.
“Il est difficile techniquement de contrôler les rêves de toute une population au sommeil hétérogène, mais je pense que ce n’est plus qu’une question de moyens, avance Adam Haar Horowitz. Je ne crains pas tellement l’existence d’un projet secret, j’ai surtout peur que les gens accordent leur consentement à ce genre de technologie sans en mesurer les conséquences.”
La technologie n’est pas prête pour infiltrer les rêves à grande échelle, mais c’est une question de temps, la vague va arriver
Antonio Zadra, psychologue à l’université de Montréal
De fait, il sera difficile de résister aux promesses de cette nouvelle ingénierie des rêves : comme échapper à des cauchemars récurrents après un traumatisme, stimuler sa créativité d’artiste, s’entraîner la nuit à son sport favori, même en étant blessé, s’empiffrer sans grossir… On imagine déjà des agences de voyages organiser des séjours oniriques sur Mars, des sites de rencontres assouvir les fantasmes les plus torrides, des fans absolus passer la nuit en Batman ou en Wonder Woman presque pour de vrai… et des publicitaires vendre leurs produits phares à longueur de nuits.
Mais avec quelles conséquences sur la vie éveillée ? Certaines manipulations à des fins commerciales pourraient-elles avoir une influence sur notre comportement ?
Par une porte dérobée
Plusieurs expériences menées ces dernières années sur le sommeil lent léger ou profond le suggèrent : des chercheurs sont parvenus à réduire les biais sociaux et raciaux de volontaires – soumis à un entraînement préalable – bombardés de signaux durant leur sieste ; à générer une légère préférence inconsciente pour la marque M&M’s ; ou faire baisser temporairement de 30 % la consommation de cigarettes en associant, durant le sommeil de fumeurs, l’odeur de tabac à un fumet désagréable d’œuf pourri. “Or un acteur privé ou un gouvernement pourrait chercher à aggraver, au contraire, les addictions ou les biais raciaux… Sachant que les personnes ciblées ne gardent aucun souvenir de ces stimulations nocturnes”, s’alarme Antonio Zadra.
Le piratage onirique n’est pas forcément en cause. “Ces expériences se sont déroulées dans des phases de sommeil pauvres en rêves. À ce jour, on ne sait pas quel effet aurait l’intervention directe dans le contenu des rêves sur notre comportement éveillé”, tempère Ken Paller, chercheur à l’université de Northwestern. Et le pire n’est pas certain : “J’ai l’impression que ces préoccupations sont exagérées, analyse Tore Nielsen. Comme celles qui entouraient les images subliminales il y a quelques décennies.” Il est maintenant établi que ces apparitions de dizaines de millisecondes, interdites par la loi française, ont un effet très marginal.
Reste que ces expériences montrent à quel point “le cerveau en sommeil est vulnérable et influençable, car dépourvu de cette prise de recul permise par l’état d’éveil, avertit Thomas Andrillon. Connaissant la tendance du neuromarketing à chercher des portes dérobées pour accéder à nos désirs et nos pulsions, cela peut virer à la dystopie”.
Toute une pollution cognitive
Cet interventionnisme à tous crins sur le sommeil, déjà attaqué par nos modes de vie et nos gadgets modernes, soulève également des questions sanitaires. Par exemple, la tendance actuelle à vouloir multiplier les rêves lucides “revient à cultiver un état de conscience hybride, naturellement très rare, une sorte de réveil raté qui est forcément délétère pour la qualité du sommeil”, dénonce Perrine Ruby.
Avec toutes les conséquences physiologiques délétères que cela suppose – on meurt aussi vite de privation de sommeil que de soif. Et détourner le cours naturel de processus oniriques vieux de plusieurs millions d’années n’est peut-être pas sans risque : “Les rêves naturels semblent essentiels à la régulation des émotions, ils sont aussi une source de créativité et de connaissance de soi, analyse Joseph De Koninck. Cet état de pensée non dirigée est très précieux.”
Face à ces pollutions cognitives qui nous guettent, la protection des dormeurs pourrait devenir une priorité. “Il nous faudrait l’équivalent du traité protégeant l’Antarctique, actuellement considéré comme un territoire à explorer scientifiquement, mais pas à exploiter”, suggère Thomas Andrillon. “À ce stade, la technologie n’est pas prête pour infiltrer les rêves à grande échelle, mais c’est juste une question de temps, la vague va arriver, reprend Antonio Zadra. C’est pourquoi il faut dès maintenant provoquer le débat et la prise de conscience du grand public, avant qu’il ne soit trop tard. Je ne voudrais pas que la société se retrouve un jour dans une situation d’impuissance comparable à celle qui a été la nôtre face à la collecte des données personnelles par les géants du Web et aux technologies addictives des smartphones qui ont façonné nos vies éveillées.” Nous voilà prévenus…