Roger Ekirch @DAVID DESPAU/COLAGENE.COM

“Dormir d’une traite n’est pas du tout naturel”

Il faudrait dormir 8 heures en continu. Sauf que la majorité des gens se réveillent au moins une fois par nuit… Ce qui n’étonne pas du tout l’historien Roger Ekirch. Car pour lui, c’est la norme.

par Alexandra Pihen,

Epsiloon : Vous montrez que notre habitude de dormir d’une traite est très récente…
Roger Ekirch : Oui, l’étude historique que j’ai menée montre que le modèle de sommeil prédominant dans le monde occidental, y compris au début de l’Amérique, n’était pas continu, mais segmenté en deux phases. Le réveil nocturne était considéré comme normal. Typiquement, si une famille se couchait entre 21 et 22 heures, elle dormait en moyenne 3 heures à 3 heures 30, puis se réveillait vers minuit, ou un peu plus tard. Les adultes restaient alors éveillés pendant environ une heure, au cours de laquelle ils s’affairaient à toutes sortes d’activités : converser, brasser la cuve d’une bière, rendre visite à leurs voisins…

Epsiloon : Reste-t-il des traces de ces habitudes ? 
Roger Ekirch : Partout ! Dans les journaux intimes, les mémoires, les lettres, les dossiers judiciaires, les textes médicaux, les romans, les magazines… Dès 1975, l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie relève même ce “premier sommeil” comme mesure du temps, sans pousser plus loin ses recherches. Pour fouiller dans cette grande variété de sources primaires, j’ai surtout bénéficié de la disponibilité croissante de bases de données numériques, où il est facile de chercher des mots tels que “nuit” et “sommeil”. 

Epsiloon : Et cela dépasse le monde occidental ?  
Roger Ekirch : Les récits de voyage et les premières études anthropologiques apportent les preuves d’un sommeil segmenté dans une variété de populations pré-industrielles en Afrique, en Amérique latine, mais aussi au Moyen-Orient et en Asie du Sud. Il est d’ailleurs fort probable que le sommeil biphasique soit encore en cours dans certaines cultures. L’exemple le plus récent est celui du peuple Tiv, des agriculteurs du centre du Nigeria : une étude anthropologique de 1953 rapporte qu’ils utilisaient les termes “premier” et “second” sommeils comme des intervalles de temps traditionnels.

Epsiloon : Mais ce sommeil biphasique n’était-il pas forcé ? Le résultat de mauvaises conditions, avant l’arrivée d’un certain confort moderne ? 
Roger Ekirch : Des perturbations pouvaient exister, évidemment. Mais ce qui nous indique que le sommeil fractionné était la norme, c’est sa généralisation dans toutes les classes sociales : chez les classes ouvrières, particulièrement soumises aux bruits, au froid… Mais aussi dans les classes aisées. D’ailleurs, les écrits d’auteurs comme Virgile, Érasme, Cervantès, Balzac, Tolstoï montrent que ces réveils n’étaient pas vécus comme un trouble, contrairement aux difficultés d’endormissement, par exemple. 

Epsiloon : Mais alors, pourquoi sommes-nous ­passés à des sommeils continus ? 
Roger Ekirch : C’est le résultat de deux influences accentuées par la révolution industrielle au XIXe siècle. La première, ce sont les nouvelles valeurs d’efficacité, de productivité, de recherche du profit qui s’imposent, associées à une conscience accrue du temps. Le sommeil devient alors, et aujourd’hui plus que jamais, un mal nécessaire qu’il vaut mieux limiter à un seul intervalle. La deuxième, encore plus importante, fut l’expansion rapide de l’éclairage artificiel dans les rues et les maisons. Les gens se couchent plus tard sans changer l’heure de leur lever, ce qui favorise la compression du sommeil. Et donc le sommeil d’une traite.

Epsiloon : L’éclairage artificiel a donc modifié notre horloge biologique ? 
Roger Ekirch : Tout à fait. Avec cette adaptation du cycle veille-sommeil, c’est l’un des rythmes circadiens les plus importants qui a été perturbé ! Cet impact de la lumière, ou de son absence, a été démon­tré en 1991 par le psychiatre américain Thomas Wehr lors d’une expérience menée à l’Institut national de la santé mentale. Les volontaires qu’il a privés de lumière la nuit ont en quelques semaines retrouvé un sommeil segmenté.

Epsiloon : Pourtant, aujourd’hui, se réveiller la nuit est considéré comme un trouble… 
Roger Ekirch : De nombreux cas d’insomnie sont probablement un écho ou un vestige persistant de ce modèle ancestral de sommeil biphasique. J’ai d’ailleurs reçu un certain nombre de témoignages de personnes soulagées par mes recherches. Elles ne se considèrent plus comme anormales, ce qui réduit leur anxiété lorsqu’elles se réveillent la nuit, et leur permet dans certains cas de se rendormir plus facilement.

Epsiloon : Est-ce que ce sommeil d’une traite auquel nous nous sommes forcés pourrait avoir des effets néfastes ?  
Roger Ekirch : La National Sleep Foundation préconise un sommeil continu pour une meil­leure santé. Je ne peux que m’y fier. Quoi qu’il en soit, revenir un jour à des nuits en deux temps dans notre monde à haut rendement semble irréaliste… à moins qu’une personne ne choisisse d’adopter un style de vie préindustriel pendant au moins trois semaines.

 

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