Juste avant la mort, l’expérience interdite
C’est un document historique, unique, presque choquant : le premier enregistrement de l’activité neuronale d’un humain en train de mourir. Qui offre pour la première fois un fondement neurologique aux témoignages de mort imminente.
Sa vie, il la passe à sauver celle des autres. En ce jour de 2016, à l’hôpital général de Vancouver, au Canada, Ajmal Zemmar peine à préserver celle de l’homme de 87 ans arrivé deux jours auparavant dans le coma à la suite d’une chute. Le neurochirurgien a réussi à endiguer l’hématome cérébral, mais son état se dégrade rapidement. Une crise d’épilepsie enclenche le protocole de surveillance cérébrale : seize électrodes sont disposées sur le crâne du vieil homme. De quoi offrir une vue globale de l’activité électrique du cerveau afin de cibler au mieux les soins à prodiguer. En vain. Le cœur lâche 30 minutes plus tard. L’électrocardiogramme s’amortit. L’électroencéphalogramme s’aplatit. Silence.
“Je vois la mort régulièrement, mais chaque décès est un échec, confie Ajmal Zemmar entre deux chirurgies, dans le froid d’une salle d’opération. C’était un accident avant d’être une expérience, mais tenter de percer les secrets de la mort du cerveau m’accompagne depuis mes débuts, il y a 17 ans.”
Ce n’est pas la preuve absolue d’une perception consciente, mais c’est fascinant
Steven Laureys, neurologue spécialiste de la conscience, université de Liège
Le neurochirurgien patiente six ans, attendant l’occasion de renouveler l’expérience. Début 2022, avec l’accord de la famille, il se décide finalement à publier ces seize électroencéphalogrammes. Un document hors du commun : le premier enregistrement continu et complet de l’activité cérébrale d’un décès humain. La mort vue en direct.
Des ondes gamma
La lecture de ces funestes tracés est frappante : elle révèle une activité accrue du cerveau 30 secondes après l’arrêt du cœur. Durant ce temps, les ondes cérébrales de plus hautes fréquences – 40 à 80 Hz environ –, appelées ondes gamma, persistent avant de s’atténuer. “Nous voyons nettement ce pic d’activité”, s’émeut encore Ajmal Zemmar.
Ces oscillations rapides sont normalement caractéristiques d’un état d’hypervigilance. Comme le prouvent les imageries fonctionnelles, un haut niveau d’attention ou de concentration est à l’œuvre lors de leur émission – toutes les zones du cerveau sont sollicitées. C’est aussi ce qui s’est passé dans le cerveau mourant observé par Ajmal Zemmar.
“Voir cette activité ici est assez paradoxal et très intéressant. Ce n’est pas la preuve absolue d’une perception consciente, mais c’est fascinant”, juge Steven Laureys, neurologue spécialiste de la conscience et directeur des Coma Science Group et GIGA-Consciousness de l’université de Liège. Et Ajmal Zemmar de spéculer : “Il y a peut-être une réactivation des souvenirs à ce moment précis…”
D’abord une bouffée d’ondes rapides, puis une bouffée lente
Sofia Carrion-Falgarona, neuroscientifique à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière
Ces pics d’ondes rapides juste avant la mort taraudent les spécialistes. Lakhmir Chawla les traque depuis plus de vingt ans, enregistrant les derniers indices d’activité cérébrale de patients en fin de vie. L’hémato chirurgien américain, aujourd’hui directeur médical de la société de biotechnologie californienne Silver Creek Pharmaceuticals, a mis en valeur en 2017 ce même pic d’activité après l’arrêt cardiaque chez sept patients neurologiquement intacts, mais ces données sont trop générales et pas assez centrées sur le cerveau pour être totalement convaincantes : les électrodes ne sont placées que sur le front des patients ; et l’analyse intègre l’ensemble des paramètres physiologiques – à la fois l’activité électrique du cerveau et des muscles. Le pic perçu est-il lié à une activité musculaire ou cérébrale ?
Jamais noir ou blanc
Voilà le débat tranché par le nouvel enregistrement focalisé sur le cerveau : l’analyse fine des tracés des seize électrodes d’Ajmal Zemmar montre que, juste avant la mort, le cerveau est bien traversé par un pic d’ondes gamma – quant aux autres ondes à plus basse fréquence (delta, thêta, alpha et bêta), elles ne font que diminuer au cours du temps. “Ce travail est une belle confirmation de nos hypothèses initiales”, se réjouit Lakhmir Chawla.
Difficile, bien sûr, d’aller plus loin sur la base d’une expérience unique. “Traumatismes crâniens, crises d’épilepsie, anesthésiants, médicaments, températures, âges : il y a tant de paramètres qui peuvent changer l’activité dans le cerveau”, liste Ajmal Zemmar. Et s’il espère voir d’autres équipes publier des données, il le reconnaît : “Les résultats humains de ce domaine de recherche ne sont jamais noirs ou blancs. La meilleure façon de contrôler ces paramètres est d’effectuer des expériences sur les animaux.”
L’arrêt cardiocirculatoire est suivi d’une vague géante de décharge, qui se produit environ 70 secondes après les pics d’activité
Jens Dreier, professeur de neurologie expérimentale à l’université de la Charité de Berlin
Le pic d’ondes gamma qu’il vient de mesurer chez un humain a été pour la première fois entrevu par un groupe américain de l’université du Michigan dans le cerveau de rats en 2013. Et c’est en 2020 que la succession complète des événements neurologiques en cours lors de la mort de ces petits mammifères est mise en évidence, à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. La neuroscientifique Sofia Carrion-Falgarona y décrypte ce qui se passe dans le cerveau : elle mime les suites d’un arrêt cardiaque en privant d’oxygène le cerveau de rats – une technique qui a le mérite d’être potentiellement réversible, contrairement aux décapitations pratiquées auparavant. “Qu’on meure d’un arrêt cardiorespiratoire prolongé ou d’une mort cérébrale, il se passe à peu près la même chose dans le cerveau, pointe-t-elle. Ce qui fait la mort, c’est le fait que le cerveau soit privé d’oxygène.”
Comme un sommeil sans rêve
Et la chercheuse de constater que, pendant cette anoxie cérébrale, deux pics de fréquences se succèdent, le premier durant une vingtaine de secondes, et l’autre un peu plus court, avant que l’activité des neurones cesse : “D’abord une bouffée d’ondes rapides, puis une bouffée lente.” Cette bouffée lente est comparable aux ondes à très basses fréquences (de 0,5 à 4,5 Hz) émises pendant le sommeil profond, sans rêve. Et les fréquences de la bouffée rapide, elles, sont tout à fait cohérentes avec l’activité gamma qu’Ajmal Zemmar a enregistrée chez son patient humain.
Des mesures qui traduisent une activité profonde des neurones ? “S’il se passe quelque chose à la surface du cerveau, c’est qu’il se passe quelque chose dans les neurones, qui captent et émettent des signaux”, pose Sofia Carrion-Falgarona. La chercheuse a pu observer que, lors de pics d’ondes rapides, l’ensemble des neurotransmetteurs perdent leur équilibre, en particulier le glutamate qui, libéré, excite l’activité synaptique des neurones. “C’est certainement la raison physiologique de ce pic d’activité gamma”, avance la neuroscientifique, qui s’attelle à démontrer ce point.
On croyait l’onde de la mort définitive, mais ce n’est pas le cas. Chez l’humain il n’y a pas de délai magique
Stéphane Charpier, neurophysiologiste, hôpital Pitié-Salpêtrière
Sur ses enregistrements, on voit que l’activité électrique s’amortit doucement après les deux bouffées d’ondes. Jens Dreier, professeur de neurologie expérimentale à l’université de la Charité de Berlin, a été le premier à décrire ce phénomène en 2018 : il filme en direct par transillumination dans neuf cerveaux humains un feu d’artifice d’énergie qui se propage de neurone en neurone à une vitesse d’environ 50 micromètres par seconde. “L’arrêt cardiocirculatoire est suivi d’une vague géante de décharge, qui se produit environ 70 secondes après les pics d’activité”, commente-t-il. Pendant cette phase, les neurones se dépolarisent, libèrent leur potassium, se remplissent d’eau. C’est l’onde de la mort. “Les neurones ne sont alors plus actifs : aucune onde n’est détectable en superficie, atteste Sofia Carrion-Falgarona, qui a détecté cette onde dans le cerveau de ses rats. Mais ce n’est pas irréversible.”
“La mort est subtile”
Réalimenté en oxygène, leur cerveau reprend vie jusqu’à 45 minutes après l’anoxie. Les neurones récupèrent d’abord leurs propriétés physiologiques synaptiques, puis électriques : l’activité électrique est à nouveau visible en surface. Une sorte de polarisation massive, miroir de l’onde de la mort, que Stéphane Charpier, qui dirige ces recherches à la PitiéSalpêtrière, a baptisée “onde de réanimation” : “On croyait l’onde de la mort définitive, mais ce n’est pas le cas. Chez l’humain, il n’y a pas de délai magique : parfois, ça ne repart pas ; d’autres vont repartir en 3 minutes, certains en 10 après intervention par massage cardiaque. Dans quel état, et pourquoi, on ne sait pas. La mort est subtile.”
Et c’est bien là tout l’enjeu de ces recherches. Avant 1968, pour être considéré comme mort, il fallait que le cœur s’arrête de battre pendant une période suffisamment longue. Aujourd’hui, c’est le cerveau qui est devenu l’organe dont l’arrêt définitif de fonctionnement est nécessaire et suffisant pour poser le diagnostic. Sauf que la science peine à cerner les contours de cette mort cérébrale, ce qui rend délicates les pratiques de réanimation et de don d’organes.
Une question plus intime
“Chaque pays a sa propre définition de la mort, déplore Jens Dreier. Même avec une seule cellule, il n’est pas trivial de définir exactement à quel moment elle est encore vivante ou déjà morte.” Sofia Carrion-Falgarona abonde : “Tout est problématique aujourd’hui. Il faut pouvoir démontrer que la totalité du cerveau est suffisamment détruite pour ne plus jamais pouvoir fonctionner. Or la médecine a avancé jusque-là beaucoup plus vite que la science. Il est crucial de pouvoir suivre cette médecine pour le bien des patients, des familles et des médecins, qui sont derrière certaines décisions.”
Ces recherches posent aussi une question plus intime : que ressent le principal intéressé lorsque la mort s’empare de son cerveau ? Une question d’autant plus troublante face à ces tracés d’ondes caractéristiques de l’activité consciente d’un humain mourant qui viennent d’être publiés…
Des expériences de “mort imminente”
Tunnel, sentiment de plénitude, sortie du corps : 80 % des personnes qui vivent des arrêts cardiaques rapportent un discours de type hallucinatoire. De nombreux travaux ont été réalisés sur ces “expériences de mort imminente”. Des témoignages ont été recueillis, et plusieurs de leurs caractéristiques reliées à des zones cérébrales précises : le sentiment de décorporation se déclenche par la stimulation du gyrus angulaire – qui encode la sensation générale et la position de notre corps dans l’espace ; le sentiment d’avoir une présence à ses côtés active le côté opposé du cerveau ; la vision en tunnel est relatée par beaucoup de patients sujets aux migraines ou ayant subi des AVC, et qui ont des lésions au niveau des connexions de l’aire visuelle ; des patients épileptiques présentant des dysfonctionnements du lobe mésiotemporal ont le même sentiment de bien-être – rien en revanche concernant les souvenirs d’une vie qui défile… “Il serait intéressant de voir ce qui se passe précisément dans l’hippocampe, cette structure clé impliquée dans les processus mnésiques”, soulève Sofia Carrion-Falgarona.
Selon elle, l’onde de la mort pourrait être liée à la variété des ressentis lors des expériences de mort imminente. “Nos travaux montrent un délai temporel dans l’apparition des ondes cérébrales entre le cortex somatosensoriel et le cortex moteur du rongeur : l’onde de la mort ne se propage donc pas partout au même moment, ce qui suggère qu’il y a peut-être des dynamiques d’apparition sous-tendues par des vulnérabilités accrues dans certaines régions.” La chercheuse teste déjà l’hypothèse.
Dans ce processus de mort, beaucoup de choses se passent sans doute au niveau des émotions, des perceptions, des pensées qu’on a sous-estimées et qui sont captivantes
Ajmal Zemmar, neurochirurgie à l’hôpital général de Vancouver
Charlotte Martial voit dans le nouvel enregistrement une base neurobiologique aux témoignages qu’elle analyse avec Steven Laureys depuis neuf ans. “C’est impressionnant d’observer cette activité de pleine conscience, très différente de celle qu’on voit dans le sommeil, analyse la neuropsychologue, à l’université de Liège. On pourrait émettre l’hypothèse que c’est à ce moment-là qu’un être humain va pouvoir vivre une expérience de mort imminente, où il y a toute une conscience, un vécu, une phénoménologie particulière.”
Stéphane Charpier n’y croit pas, jugeant cette bouffée d’ondes gamma trop courte pour permettre de tels souvenirs : “Pour moi, les expériences de mort imminente sont des expériences de vie imminente. C’est ce que les patients ressentent au moment du retour. Le cerveau se reconstruit progressivement après l’onde de la réanimation, avec des fréquences dans l’activité électrique des neurones que l’on retrouve chez les patients psychotiques ou sujets aux hallucinations dues à des prises de psychotropes hallucinogènes.”
Une conscience multidimensionnelle
Sofia Carrion-Falgarona préfère ne pas se prononcer : “Est-ce que ça survient là ou pendant la récupération ? À vrai dire, je ne sais pas. J’écoute. Il doit y avoir des explications neurologiques, mais elles conservent tout leur mystère. Le problème, c’est que nous travaillons sur des modèles de rongeurs, on ne peut pas avoir leur retour subjectif.”
Steven Laureys, lui, reste fasciné par l’enregistrement d’Ajmal Zemmar. “Historiquement, nous avons souvent eu une vision trop binaire : on est conscient ou pas. Mais la conscience est multidimensionnelle. Dans ce processus de mort, beaucoup de choses se passent sans doute au niveau des émotions, des perceptions, des pensées qu’on a sous-estimées, qui sont captivantes et qui méritent notre attention.”
L’enregistrement est là, unique, historique, presque indécent. Interpellant chacun sur la richesse de ses dernières pensées.