Surdité : l’épidémie silencieuse
Aucune étude d’ampleur ne s’était encore penchée sur la question ! Un quart des Français souffriraient de surdité. Et ce ne serait plus seulement lié à l’âge. Un constat passé sous les radars, au grand dam des spécialistes qui dénoncent un manque d’investissement.
Voilà quelques années que l’alerte couvait. Il y a d’abord eu les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé : en 1986, l’OMS évaluait à 42 millions le nombre de personnes souffrant de surdité totale ou partielle dans le monde. Puis à 360 millions en 2013. Et à 1,5 milliard en 2021, dont 430 millions ayant besoin d’aide. Il y a eu aussi des prédictions alarmistes. L’OMS, toujours, annonçant que 2,5 milliards de personnes pourraient être atteintes de surdité en 2050. Une alerte inaudible, si l’on ose dire, car ces chiffres étaient alors tirés de simples estimations : “Toutes les études étaient liées à des sondages déclaratifs, avec des questionnaires sans mesure auditive”, précise Quentin Lisan, ORL à l’hôpital Foch de Suresnes.
Les vrais chiffres
Et puis finalement, le 17 juin dernier, une première étude épidémiologique à grande échelle est enfin tombée : une évaluation qui, cette fois, s’appuie sur des résultats d’audiogrammes. “C’est le premier suivi de cette ampleur en France et même probablement dans le monde !”, observe le chercheur, qui en est l’un des auteurs. Réalisée par l’Inserm à partir d’un groupe de 186 460 personnes de 18 à 75 ans suivies entre 2012 et 2019, elle dresse un constat sidérant : un quart de la population française présente des problèmes d’audition. 4 % devraient même être considérés comme handicapés, or seuls 37 % d’entre eux bénéficient d’une aide auditive. Si ce sont principalement des personnes âgées qui sont touchées, les résultats se révèlent aussi préoccupants chez les jeunes : 3 à 4 % des moins de 25 ans sont concernés, une personne sur dix autour de 45 ans et une sur deux à 60 ans…
Ce n’est pas une surprise. Le déficit auditif est passé sous les radars pendant des années, mais le problème était bien là
Jean-Louis Horvilleur, audioprothésiste qui participe au programme Make Listening Safe de l’OMS
Voilà ce que disent les vrais chiffres. Et la méthodologie de cette étude est jugée irréprochable : réalisée à travers tout le territoire français, sur une cohorte de patients volontaires soumis tous les 5 ans à une batterie d’examens médicaux, et tous les ans à un questionnaire, elle a la force d’une réelle représentativité géographique et sociale. “Les soupçons que l’on avait depuis un moment se confirment”, souffle Ghizlène Lahlou, coautrice de l’étude et ORL à la Pitié-Salpêtrière, à Paris.
Le parent pauvre
Au-delà des études épidémiologiques, tous les praticiens le sentaient venir. “Je vois de plus en plus de personnes arriver alors que leur surdité est déjà installée depuis un moment”, témoigne ainsi la médecin. “Ce n’est pas une surprise. Le déficit auditif est passé sous les radars pendant des années car il ne se voit pas forcément, mais le problème était bien là”, renchérit Jean-Louis Horvilleur, audioprothésiste qui participe au programme Make Listening Safe de l’OMS. “Ces chiffres paraissent élevés. Pourtant, ils sont probablement sous-estimés, alerte même Jean-Philippe Empana, coauteur et épidémiologiste à l’Inserm. D’une part, l’étude ne tient pas compte des personnes au-delà de 75 ans. D’autre part, la population suivie est volontaire : elle est donc plutôt soucieuse de sa santé.”
C’est que jusque-là, l’audition a été le parent pauvre de la médecine, faute de budget et d’organisation médicale adaptée. “La surdité n’est pas une maladie mortelle, on l’a donc longtemps considérée comme non prioritaire par rapport à d’autres pathologies, comme les maladies cardiovasculaires”, analyse Ghizlène Lahlou. “Pendant des décennies, on n’avait pas grand-chose à proposer à part un appareillage peu efficace et mal accepté. La surdité était considérée comme un sujet lié à un vieillissement inéluctable, qui concernait surtout le troisième âge”, ajoute Paul Avan, expert au Centre de recherche et d’innovation en audiologie humaine à l’Institut Pasteur.
Un problème tabou
Et puis c’est un handicap insidieux, difficile à percevoir pour les patients, et donc à signaler. Sauf cas particulier, l’audition s’abîme doucement, au fil du temps. Et dans un premier temps, le cerveau se réadapte. “Au début, on n’a pas forcément l’impression de mal entendre. On se dit juste qu’on aime moins les restos bruyants”, signale Jean-Louis Horvilleur.
Les auteurs de l’étude précisent d’ailleurs que la majorité des personnes identifiées comme souffrant d’un déficit (les 25 %) n’auraient pas su qu’elles étaient concernées si elles n’avaient pas passé d’audiogramme. “Il faudrait que cette frange de la population soit alertée pour éviter de perdre du temps le jour où cela deviendra vraiment gênant. Car une surdité qui s’installe fait des dégâts sur le long terme : un cerveau qui n’entend plus certains sons finit par les oublier. C’est cela que l’on peut empêcher en proposant assez tôt des aides auditives”, prévient Quentin Lisan.
Un lien avec les maladies cardiaques
Sans compter la tendance très répandue qui consiste à nier ou cacher un problème de surdité – ce mal restant associé à un vieillissement mal accepté. “C’est un problème de société qui reste tabou. Les plus jeunes concernés préfèrent rester dans l’illusion complète et se dire que cela n’existe pas”, pointe Paul Avan.
C’est un handicap invisible, les moyens mis dessus sont très insuffisants
Ghizlène Lahlou, ORL à la Pitié-Salpêtrière
Les causes de cette épidémie ? Elles demeurent floues. Certes, tous les experts s’accordent à constater que le vieillissement de la population augmente mécaniquement le taux de personnes sourdes, puisque ce handicap reste le plus souvent lié à un vieillissement naturel de l’oreille. Mais d’étranges corrélations, qui ont surgi dans les données, suggèrent que ce n’est pas tout.
Des cas précoces
Par exemple, les hommes semblent plus touchés que les femmes ; les personnes concernées par des problèmes cardiovasculaires paraissent plus vulnérables. “Comme la cochlée est un organe fragile au niveau vasculaire, on pourrait expliquer un lien avec les maladies cardiaques et une mauvaise vascularisation qui touche généralement plus les hommes”, réfléchit Quentin Lisan. Quid du facteur génétique ? Les chercheurs estiment qu’un quart des cas adultes de survenue précoce en France sont liés à une prédisposition familiale (non évaluée dans les résultats de l’Inserm). Mais on commence seulement à cerner les mécanismes qui seraient à l’origine de cette hérédité.
Quant aux facteurs environnementaux, on est loin de mesurer précisément leur impact. “Ce qui est sûr, c’est qu’ils viennent s’ajouter aux autres et pourraient expliquer ces cas très précoces”, observe Ghizlène Lahlou. “L’environnement est de plus en plus agressif, ce qui aggrave le vieillissement de l’oreille”, prévient Saaid Safieddine, spécialiste au CNRS et à l’Institut Pasteur des thérapies géniques auditives.
Le suivi des DJs
Sans surprise, l’exposition au bruit ambiant est mise en avant comme le premier risque de survenue de la surdité dans l’étude épidémiologique de l’Inserm. Sauf que s’il existe un certain nombre de travaux sur la fatigue et le stress occasionnés par le bruit, très peu caractérisent vraiment l’effet direct sur l’audition. C’est qu’il faut souvent attendre, parfois des dizaines d’années, avant que les dégâts se manifestent, ce qui complique la possibilité de suivi… “Il y a aussi une grande variabilité interindividuelle face au bruit, précise Jean-Louis Horvilleur. Certaines personnes vont subir des dégâts irréversibles après quelques coups de cymbales trop forts près de leurs oreilles, quand d’autres mettront bien plus de temps à ressentir des effets.”
Nous sommes en train de rattraper 15 ans de retard par rapport à d’autres disciplines de médecine
Saaid Safieddine, spécialiste des thérapies géniques auditives au CNRS et à l’Institut Pasteur
Des mesures de santé publique ont toutefois été prises : en 2018, une limite à 102 décibels pendant 15 minutes dans les concerts a été fixée, après une étude réalisée sur des DJs qui avait montré que des professionnels perdaient des capacités auditives après une exposition trois fois par semaine à des fréquences aiguës. Depuis 2021, des appareils auditifs sont remboursés à 100 % par la Sécurité sociale et les mutuelles. Et en février 2022, une campagne a été lancée par le ministère de la Santé sous forme de dépliant pour sensibiliser sur les casques, les écouteurs…
Cerveau bombardé
Mais l’étendue des dégâts commence seulement à apparaître : Bruitparif, qui est en train de rassembler les résultats d’une étude démarrée en 2015 sur 10 000 collégiens et lycéens en Île-de-France, estime que plus d’un tiers d’entre eux s’exposent par leur pratique quotidienne à un niveau dangereux pour leur audition, “soit plus de 85 dB sur 8 heures”, alerte Fanny Mietlicki, directrice de l’association. Sur ce sujet, l’OMS renouvelait en mars dernier son appel à la vigilance sur les niveaux sonores maximaux à respecter. “Des millions d’adolescents et de jeunes risquent de souffrir de déficience auditive en raison de l’utilisation dangereuse d’appareils audio personnels et de l’exposition à des niveaux sonores préjudiciables dans des lieux tels que les boîtes de nuit, les bars, les concerts et les événements sportifs”, déclarait Bente Mikkelsen, directrice du département maladies non transmissibles.
Je suis prêt à parier que les déficits auditifs vont grimper fortement dans les prochaines années
Jean-Louis Horvilleur, audio¬prothésiste et conseiller à l’OMS
Sans compter la question spécifique de l’impact du son amplifié : ce traitement du signal où les microsilences sont supprimés pour augmenter le volume sonore est de plus en plus utilisé par les logiciels de visio, les dispositifs d’écoute de musique, de vidéo… “Le cerveau se retrouve bombardé pendant des heures, sans une pause”, s’effraie Paul Avan.
Ça ne se soigne pas
En janvier dernier, son équipe à l’Institut Pasteur a mené une première étude sur ce sujet et montré une fatigue auditive, mais sans perte définitive d’audition sur un modèle animal – le cochon d’Inde – et lors d’une exposition de seulement quatre heures. “Nous réfléchissons à des protocoles de test chez des patients, avec des niveaux sonores plus bas. Mais ces études sont très difficiles à mener, pour des raisons évidentes de risques”, précise le chercheur.
Et le principal problème demeure : la surdité est un trouble qui ne se soigne pas. De nombreuses pistes sont à l’étude : thérapie génique, cellulaire, pharmacologique… sans véritable succès pour l’instant. “Nous sommes en train de rattraper 15 ans de retard par rapport à d’autres disciplines de médecine”, affirme Saaid Safieddine. “Mais on ne prévoit pas d’avancée majeure avant 5 à 10 ans”, avance Ghizlène Lahlou.
L’IA à la rescousse
Les audioprothésistes et les fabricants d’aides auditives demeurent donc en première ligne, chargés de la responsabilité de corriger l’audition des patients. Sachant qu’il n’existe pas de technologie miracle. “Mieux entendre ne revient pas à se contenter de remonter le son, explique Jean-Louis Horvilleur. Il faut d’abord personnaliser le paramétrage en passant par une rééducation qui prend du temps. Notre travail d’audioprothésiste, c’est de l’empirisme éclairé, car personne ne peut entendre à la place de quelqu’un d’autre.” “Corriger une audition, ce n’est pas juste mettre une lentille devant un œil, comme pour un problème de vue, abonde Ghizlène Lahlou. Il faut mettre au point un processeur très complexe, sur mesure, pour aider à mieux entendre.”
Pour que ça marche, il faudrait qu’un Apple ou autre finisse par s’en mêler et bouscule un peu tout sur le marché
Jean-Luc Puel, de l’Institut des neurosciences de Montpellier
Les fabricants défendent leurs produits : “Avec la puissance des puces électroniques, on progresse, et depuis deux ans on commence même à insérer de l’intelligence artificielle et des réseaux de neurones profonds dans nos systèmes, qui apprennent ce que sont un bruit et une source sonore prioritaire”, met en avant Éric Bougerolles, responsable chez Oticon, un fabricant danois parmi les plus en pointe dans le domaine.
Changer les comportements
Mais pour les spécialistes de l’audition, on est encore loin du compte. À tel point qu’il y a un an, un groupe de chercheurs anglais et américains a publié une tribune éruptive sur ce sujet dans la prestigieuse revue scientifique Nature. “L’innovation est au point mort et les soins auditifs ont du mal à faire face à un fardeau mondial croissant. La grande majorité des personnes malentendantes ne reçoivent pas de traitement, et celles qui en bénéficient n’en ont souvent qu’un bénéfice limité. Les progrès récents de l’intelligence artificielle ont pourtant le potentiel de transformer l’audition”, plaident-ils.
Pour Nicholas Lesica, principal auteur de cette étude, “le potentiel de l’IA est évident pour résoudre les problèmes d’audition. Mais pour cela, il faut que ces deux disciplines se mettent à collaborer ensemble” ! “Pour que ça marche, il faudrait qu’un Apple ou autre finisse par s’en mêler et bouscule un peu tout sur le marché”, lâche, de son côté, Jean-Luc Puel, de l’Institut des neurosciences de Montpellier.
Risque de démence…
“Il est urgent qu’il y ait un changement de comportement et une prise de conscience générale, assène Jean-Louis Horvilleur. Cela commence, mais il reste d’énormes progrès à faire.” Et les chercheurs de lister les bonnes pratiques, qu’ils souhaiteraient voir diffusées dans les prochaines années : un bon réglage du volume sonore, des pauses régulières de 10 minutes toutes les 45 minutes quand on écoute de la musique, des tests audio pratiqués tout au long de la vie pour un meilleur suivi… “C’est d’autant plus important que depuis le confinement, on constate une augmentation du nombre de personnes qui ont pris l’habitude d’écouter du son avec un casque ou des écouteurs, et donc de s’exposer à un risque”, ajoute le chercheur.
Il y a urgence
Et les conséquences de cette épidémie commencent à être chiffrées : d’après une étude menée fin 2021 par l’Ademe et le Conseil national du bruit, le bruit représenterait en France un coût social de 147,1 milliards d’euros par an, soit une augmentation de 98 milliards depuis 1996. Il y aurait plus de 600 nouveaux cas de surdité professionnelle chaque année. L’OMS estime, quant à elle, que les surdités non traitées auraient pour répercussion un surcoût de 980 milliards d’euros par an.
Par ailleurs, les effets secondaires de la maladie inquiètent les médecins : plusieurs études ont montré qu’un déficit non corrigé augmenterait nettement le risque de démence. L’une des plus complètes, publiée en 2020 par une équipe internationale, a même évalué que la surdité était le principal facteur de risque évitable pour cette maladie, devant la dépression ou l’isolement – 8 % des cas de démence pourraient ainsi être supprimés en agissant sur l’audition. Pour toute la communauté, il y a donc urgence à regarder enfin cette épidémie en face.