méga-monstre climatique, le vortex stratosphérique@ÉRIC NEITZEL

La nouvelle ère des méga-monstres climatiques

Canicules, sécheresses longue durée, inondations… Et on n’a encore rien vu, alertent les experts. Car le réchauffement fait naître dans l’atmosphère des phénomènes tellement extrêmes, tellement hors normes, qu’aucun modèle météo ne sait les anticiper ! Voici ce qui nous attend.

par Vincent Nouyrigat,

Pas de doute, ils sont déjà là. Démesurés, effrayants, sidérants… De véritables monstres climatiques émergent en ce moment dans notre atmosphère surchauffée. Les scientifiques nous l’annonçaient depuis de nombreuses années : oui, le dérèglement climatique sera une plongée dans l’inconnu, les événements extrêmes surpasseront un jour tout ce que l’espèce humaine a pu rencontrer, et ces fléaux deviendront la norme. Eh bien, nous y sommes…

Pas si vite !

“Nous nous y attendions mais, honnêtement, pas aussi vite, pas dès l’été 2022”, confie Davide Faranda, spécialiste des extrêmes au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. “L’influence du réchauffement sur les événements extrêmes commence à sortir du bruit de fond, on est vraiment en train de voir et de ressentir son impact”, observe Michael Mann, climatologue à l’université d’état de Pennsylvanie.

Londres sous 40 °C à l’ombre, l’eau de la Méditerranée qui affiche plus de 30 °C, une mousson insensée au Pakistan, des méga-sécheresses en Europe, en Chine, en Amérique ; souvenez-vous aussi des très exotiques 49,6 °C enregistrés en juin 2021 dans l’ouest du Canada. Un cap semble avoir été franchi. La hausse de la température mondiale n’atteint actuellement “que” +1,2 °C, pourtant les chercheurs voient surgir des épisodes tout à fait hors normes, considérés même comme statistiquement impossibles dans le climat préindustriel – malgré toute la variabilité dont il était capable. 

Nos modèles sont bons pour les moyennes, pas pour les extrêmes

Albert Osso, climatologue à l’université de Graz, en Autriche

Au moment où nous écrivons ces lignes, les climatologues sont en train d’éplucher les relevés météo de l’été 2022 et de faire tourner leurs centaines de modèles, d’impressionnants édifices mathématiques réunis sous les noms abscons de CMIP6, CESM2, HadGEM3, CORDEX, FLOR, etc. Les premiers résultats qui commencent à sortir sont à la fois cruels et inquiétants : en effet, les énormes simulations sur lesquelles s’appuie le GIEC semblent souvent incapables de reproduire toute la violence des épisodes estivaux. Ils génèrent, par exemple, des températures maximales inférieures de 2 °C à celles réellement mesurées. 

Explorer tout l’espace des possibles

“Il y a parfois un décalage entre la réalité du terrain et nos modèles, il y a même un vrai décrochage en Europe de l’Ouest, rumine Davide Faranda. C’est un sujet de discussion en ce moment, on s’interroge. Il ne faut pas tout jeter à la poubelle, mais peut-être que certains de nos outils ne sont pas adaptés aux événements extrêmes…” Dans leur rapport sur l’improbable canicule anglaise de juillet, les éminents spécialistes du groupe World Weather Attribution n’ont d’ailleurs pas caché que ces écarts “entravaient la confiance dans les projections futures”. Et si les phénomènes météo extrêmes devenaient encore plus monstrueux que prévu ?

Dans ce système climatique hautement chaotique, c’est un peu comme un lancer de dé, avec un dé dont on ne connaît pas le nombre de faces

Joshua Studmore, postdoctorant à Yale

“Les modèles ont tendance à avoir une réponse un peu trop douce aux forçages climatiques : ils sont très bons pour prédire les changements moyens, mais pas si bons pour les extrêmes”, observe Albert Osso, climatologue à l’université de Graz, en Autriche. Pour traquer ces événements rares, les quelques données historiques enregistrées jadis dans un climat plutôt sage ne suffisent pas. Les chercheurs doivent mobiliser d’immenses capacités de calcul pour explorer l’espace des possibles, en faisant varier subtilement les conditions initiales… 

Une atmosphère en miel

“Dans ce système climatique hautement chaotique, il faut opérer la même simulation de nombreuses fois pour obtenir de bonnes statistiques : c’est un peu comme un lancer de dé, avec un dé dont on ne connaît pas le nombre de faces et dont la géométrie se modifie à mesure que le réchauffement progresse”, compare Joshua Studmore, postdoctorant à Yale, dont les derniers travaux ont montré que les volumes des précipitations extrêmes pourraient être deux fois supérieurs à ceux calculés jusqu’ici. “Nous avons réussi à reproduire la canicule américaine de 2021 avec l’outil CESM2, mais seulement une fois tous les 10 000 ans”, évoque ainsi Karen McKinnon, modélisatrice à l’université de Californie.

Ordinateurs pas assez puissants

“Il n’est pas possible de tout simuler, les calculs coûtent trop cher et prennent trop de temps, alors que nous devons livrer rapidement des résultats importants pour le GIEC”, lâche Davide Faranda. Qui déplore aussi la résolution encore trop grossière des modèles, de l’ordre d’un point tous les 100 km : “Les autres parties sont représentées par un fluide plus visqueux, on simule en quelque sorte une atmosphère en miel ! Ce qui fait que l’on détecte les phénomènes lents et vastes, mais que l’on peut passer à côté des phénomènes petits et rapides.” 

En l’occurrence, “la résolution des modèles climatiques globaux ne permet pas de reproduire les caractéristiques des cyclones tropicaux, par exemple la vitesse des vents maximaux : les ordinateurs ne sont pas encore assez puissants”, regrette Nadia Bloemendaal, de l’université d’Amsterdam. Tandis que les simulations des moussons donnent pour l’instant des résultats médiocres, et certainement pas à la hauteur du spécimen qui a noyé un tiers du Pakistan cet été. 

Indicateurs à la louche

Beaucoup de petits détails posent encore problème : “Les zones d’interface entre l’atmosphère et l’océan sont très importantes, mais les échanges dépendent de beaucoup de paramètres, comme l’agitation de la mer, et chacun fait un peu à sa sauce”, confie Davide Faranda. Le couplage entre l’atmosphère et le sol semble aussi sous-estimé, alors qu’il est décisif dans l’intensification des sécheresses… lesquelles exacerbent de plus en plus les canicules. “Un sol très sec contribue à de fortes températures maximales durant la journée, à l’image de ce qui se produit dans les déserts : c’est ce que nous avons connu cet été en Europe”, signale Pierre Gentine, hydro-climatologue à l’université Columbia. 

La météo estivale pourrait basculer dans un nouveau régime

Tim Lenton,directeur du Global Systems Institute et figure de proue de l’étude des points de bascule climatique

Faut-il alors s’inquiéter – encore plus ? “Même si je n’en vois pas encore la preuve, il n’est pas exclu que sous l’influence de tous ces facteurs, les températures extrêmes évoluent plus vite que les moyennes estivales dans les latitudes tempérées”, évoque prudemment Karen McKinnon. D’autres sont plus alarmistes et redoutent un emballement. “Pour moi, ces événements extrêmes sont le reflet d’un système chaotique qui commence à explorer un nouvel attracteur, cela pourrait être le présage d’une météo estivale qui bascule dans un nouveau régime”, lance Tim Lenton, directeur du Global Systems Institute et figure de proue de l’étude des points de bascule climatique. “En l’état, nos modèles seraient incapables de détecter un tel phénomène”, admet Davide Faranda. Toujours est-il que les méga-canicules, méga-sécheresses, méga-moussons ou méga-ouragans sont bien là. 

Méconnaissable

Qu’ils soient exagérément prudents ou alarmistes, on pourra toujours compter sur l’immense abnégation des climatologues pour mieux comprendre les mécanismes de l’atmosphère, affiner leurs modèles, sortir de leur zone de confort et repousser les limites virtuelles du pire. Tout en éprouvant viscéralement la violence de cette météo devenue méconnaissable : “J’ai passé tellement de temps à réfléchir à toutes ces équations sur tableau noir, à étudier les projections climatiques, souffle Joshua Studmore. Maintenant, je sors de mon bureau pour aller voir ces événements tels qu’ils se produisent devant moi.” Et ça fait mal.

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