Nucléaire : enquête sur un retour en grâce
Six nouveaux réacteurs, plus huit en option. La France lance un programme nucléaire offensif. En jeu : sa sécurité énergétique et la neutralité carbone. L’atome, requalifié “énergie verte”, fait son grand retour. Vieillissement, sécurité, miniréacteurs… Nous lui consacrons un dossier spécial.
“Le retour en force”. “La renaissance”. “La revanche”. Cela ne vous aura sans doute pas échappé : des couvertures de magazine aux rapports de prospective énergétique, en passant par les discours présidentiels ou les discussions de comptoir, le nucléaire est tout à coup (re)devenu désirable. En pleine crise géopolitico-énergético-climatique, le si sulfureux atome est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs moyens de s’épargner les affres de l’approvisionnement en hydrocarbures aux prix délirants… tout en constituant une source d’espoir crédible pour atteindre la neutralité carbone en 2050, et juguler le réchauffement sous les + 2 °C.
L’heure des grandes décisions
Un changement d’ambiance radical par rapport aux années 2010 quand, sous l’effet de Fukushima, l’Allemagne, la Suisse ou encore la Belgique annonçaient leur sortie rapide du nucléaire. Décennie durant laquelle même la France, si farouchement attachée à son industrie atomique, envisageait sérieusement la fermeture de 17 réacteurs d’ici à 2025.
Une annonce offensive et autoritaire qui rappelle le plan Messmer des années 1970, à l’origine du programme électronucléaire français
Sezin Topçu, historienne des sciences au Centre d’étude des mouvements sociaux
Finalement, seules les deux unités de Fessenheim, dans le Haut-Rhin, ont été retirées du réseau, et le président de la République a annoncé il y a quelques mois souhaiter la construction de six nouveaux réacteurs EPR, plus huit autres en option, et le développement de miniréacteurs. “Une annonce offensive et autoritaire qui rappelle le plan Messmer des années 1970, à l’origine du programme électronucléaire français”, fait remarquer Sezin Topçu, historienne des sciences au Centre d’étude des mouvements sociaux. De fait, l’ampleur des chantiers énergétiques à mener ces trois prochaines décennies n’a rien à envier aux révolutions déclenchées par le choc pétrolier de 1973.
Une “énergie verte”
L’heure des grandes décisions est venue. Ces derniers mois, les annonces de nouveaux projets de centrales se sont succédé en Inde, en Chine, au Royaume-Uni, en Corée du Sud, au Japon, en Pologne, et même en Suède. Et ils sont de plus en plus nombreux, experts ou non, à clamer dans l’espace public les vertus de l’atome, comme le très médiatique ingénieur et conférencier Jean-Marc Jancovici. Avec d’autant plus d’aisance que le nucléaire est désormais officiellement considéré par l’Union européenne comme une “énergie verte”. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, cette technologie constitue la deuxième source mondiale d’électricité bas carbone, derrière les barrages hydroélectriques. Les 437 réacteurs actuels permettent d’éviter chaque année l’émission de 1,5 milliard de tonnes de CO2 et la consommation de 180 milliards de mètres cubes de gaz naturel. Ses supporters ne manquent jamais de mettre en avant sa capacité à produire des électrons en abondance de manière continue et prévisible, à la différence de l’éolien et du solaire. Qui plus est, en accaparant très peu de terrain.
L’opinion bascule
Les pro-nucléaire sont de sortie… Que ce soient les retraités de l’industrie atomique, qui multiplient les créations d’associations parfois habilement camouflées (comme Sauvons le climat), les écomodernistes, qui misent sur la technologie de pointe pour préserver la nature, ou les jeunes convertis sur les réseaux sociaux, baptisés depuis peu “nuclear bros” aux États-Unis. Autant de partisans qui multiplient les attaques et les railleries face aux déboires de l’Allemagne, engagée dans sa quête d’énergie décarbonée sans nucléaire – avec le soutien inattendu de Greta Thunberg.
Un nombre croissant de scientifiques du climat commencent à demander de maintenir les réacteurs actuels en marche le plus longtemps possible
Pushker Kharecha, directeur adjoint de l’Institut de la Terre à l’université de Columbia
Mais au-delà des activistes, une partie de l’opinion semble en train de basculer : “Notre dernier baromètre montre que 44 % des Français sont pour la construction de nouvelles centrales, soit 15 points de plus que l’année dernière, c’est une augmentation marquante”, relève Hugo Lutun, chargé d’études à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. Le nombre de ceux qui s’opposent à la fermeture des réacteurs existants a évolué dans les mêmes proportions.
Autre signe de changement : rebutés par les énergies fossiles, les jeunes ingénieurs n’hésitent plus à se tourner vers l’atome. “Les effectifs de notre formation en génie atomique ont augmenté de 90 % en cinq ans, cela reflète bien l’évolution de la perception du nucléaire”, se réjouit Éric Gadet, directeur de l’Institut national des sciences et techniques nucléaires.
Une énergie pas comme les autres
Dans l’Hexagone, les scientifiques de l’environnement se font encore assez discrets. “Les climatologues qui s’impliquent médiatiquement sont souvent proches des associations liées à l’écologie politique, prudentes vis-à-vis du nucléaire, fait remarquer François-Marie Bréon, directeur adjoint du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. Je suis pour l’instant le seul climatologue au sein de l’association Les Voix du nucléaire à militer pour le développement de cette source d’énergie.”
En Allemagne, dix-neuf universitaires ont tout de même franchi le pas en lançant le 25 juillet dernier une pétition contre son abandon. Outre-Atlantique, derrière la figure de James Hansen, l’un des pionniers de l’étude de l’effet de serre, “un nombre croissant de scientifiques du climat commencent à s’exprimer publiquement, ne serait-ce que pour demander de maintenir les réacteurs actuels en marche le plus longtemps possible”, témoigne Pushker Kharecha, grand partisan de l’atome et directeur adjoint de l’Institut de la Terre à l’université de Columbia.
Malaise et clivage
Cet enthousiasme croissant n’en fait pas pour autant une énergie comme les autres. L’atome continue d’alimenter la critique, le malaise, le clivage – presque chaque réunion publique sur le sujet finit en France dans le chaos. Difficile de ne pas ressentir un certain effroi au souvenir des catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima. Difficile d’ignorer les problèmes techniques rencontrés sur les réacteurs nucléaires français ces dernières années, ou les interruptions de production, durant les canicules et les sécheresses extrêmes. Difficile de faire abstraction des énormes retards et surcoûts des nouveaux réacteurs en construction : l’EPR d’Olkiluoto, en Finlande, a démarré avec douze ans de retard et, à ce jour, celui de Flamanville, dans la Manche, coûte trois fois plus cher que prévu. Difficile aussi de passer sous silence le fait que les centrales européennes sont alimentées par de l’uranium naturel provenant surtout du Kazakhstan, du Niger et de Russie – pour l’indépendance énergétique, on repassera. Et puis, difficile d’aborder sereinement la question des déchets radioactifs à la dangerosité multimillénaire, même si la piste de l’enfouissement géologique profond est engagée.
Il faut tenir compte du coût complet du système pour éclairer les choix publics
Olivier Houvenagel, directeur de l’économie du système électrique à RTE
Sauf que… calculs à l’appui, les énergéticiens estiment qu’il sera à l’avenir difficile de s’en passer dans leurs systèmes. Certes, sur le papier, il serait possible de faire fonctionner en toute sécurité de larges réseaux électriques uniquement en s’appuyant sur de l’hydroélectricité, de l’éolien, du solaire et de la bioénergie. Mais plusieurs simulations récentes montrent que la contribution de l’atome permettrait de résoudre de manière plus sûre et moins coûteuse cette infernale équation : tripler la production mondiale d’électrons pour faire face à l’électrification galopante de l’industrie, du résidentiel et des transports – les voitures thermiques seront interdites à la vente en 2035 en Europe –, tout en décarbonant, totalement et à marche forcée, le secteur électrique, responsable d’un quart des émissions mondiales… Autrement dit, la sortie du charbon plutôt que celle du nucléaire.
Objectif : neutralité carbone
L’énorme prospective “Futurs énergétiques 2050”, publiée récemment par le gestionnaire de transport d’électricité RTE, ne dit pas autre chose : même aux coûts très élevés des premiers réacteurs EPR, le maintien du nucléaire serait avantageux dans l’Hexagone. “Les grands volumes d’éolien et de photovoltaïque nécessitent d’importantes sources de flexibilité : stockage d’électricité à grande échelle, pilotage de la demande, interconnexions transfrontalières bien développées, centrales thermiques à hydrogène… énumère Olivier Houvenagel, directeur de l’économie du système électrique à RTE. Et il faut tenir compte du coût complet du système pour éclairer les choix publics.”
Pas gagné
L’un des scénarios de RTE envisage même que le nucléaire pourrait encore constituer la moitié de la capacité de production en 2050 en France, à égalité avec les renouvelables. L’Agence internationale de l’énergie table dans ses dernières prévisions sur un doublement de la puissance nucléaire dans le monde d’ici à la moitié du siècle : l’atome resterait assez marginal à l’échelle de la planète – moins de 10 % de la production électrique totale –, mais ces experts considèrent que ce modeste apport permettrait d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050.
Ce pari est encore loin d’être gagné. L’éventuelle renaissance nucléaire au service du climat repose sur des investissements sans précédent, des normes de sûreté toujours plus exigeantes, la recherche d’une solution consensuelle pour les déchets… Elle dépend aussi de la capacité des ingénieurs à prolonger la durée de vie des centrales actuelles en maîtrisant le vieillissement des composants, et à imaginer de nouveaux types de réacteurs plus faciles à construire, plus petits, plus sûrs, plus efficaces. De quoi rendre le nucléaire plus acceptable ? Le défi est lancé.