L’hypothèse Médée : comment la vie peut s’autodétruire
La première modélisation de la vie martienne a fait l’effet d’un choc : c’est la vie elle-même qui, en déstabilisant son climat, aurait rendu la planète inhabitable. Pis, cette hypothèse se reproduirait dans la majorité des cas. De quoi bouleverser la recherche de vie extraterrestre.
“À la base, on voulait trouver un autre exemple de système planétaire que la Terre où la vie aurait un effet positif sur l’habitabilité. Sauf qu’on a trouvé l’inverse !”, constate Boris Sauterey. Et cela fait un peu froid dans le dos…
L’écologue à l’École normale supérieure, à Paris, et son équipe ont réalisé la première simulation qui mêle des modèles détaillés d’écologie, de climatologie et de planétologie pour une autre planète que la Terre. Partant de l’hypothèse que la vie est apparue sur Mars il y a 4 milliards d’années, ils ont étudié comment elle a pu se développer et interagir avec elle. Pour conclure qu’elle a peut-être fait long feu : détraquant le système climatique de sa planète, elle a provoqué un refroidissement global qui l’a rapidement anéantie. Terrible destin pour nos voisins martiens : ils ont eux-mêmes organisé leur apocalypse.
Un cap psychologique
Certes, le cas est particulier. Le modèle n’évalue la capacité de colonisation que d’une seule espèce de micro-organismes – des archées méthanogènes comme on en trouvait sur notre planète, il y a 3,5 milliards d’années. “Nous avons commencé par appliquer notre modèle à la Terre primitive, pour étudier l’influence des premiers micro-organismes sur les conditions planétaires et le climat”, précise Stéphane Mazevet, spécialiste de modélisation en planétologie à l’Observatoire de la Côte d’Azur et membre de l’équipe.
Et cette simulation bioplanétaire est basée sur nombre d’hypothèses. “Il y a beaucoup d’incertitudes sur le climat de Mars il y a 4 milliards d’années, rappelle Martin Turbet, spécialiste des climats planétaires au Laboratoire de météorologie dynamique, à Paris. Cela reste une grosse question scientifique, très débattue. Mais ce modèle se base sur l’hypothèse dominante actuellement : une atmosphère dominée par le CO2 et le dihydrogène… C’est un résultat sérieux, très intéressant.”
On s’aperçoit, en regardant la Terre, qu’on ne peut pas comprendre l’évolution d’une planète sans tenir compte de la vie qu’elle abrite
Stéphane Mazevet, spécialiste de modélisation en planétologie à l’Observatoire de la Côte d’Azur
Avec ce modèle, un cap technique et psychologique est franchi. Les planétologues ne se contentent pas de modéliser le climat en trois dimensions et à haute résolution à partir des paramètres physiques et chimiques (taille, composition de l’atmosphère, distance à l’étoile…) : ils simulent le développement d’un écosystème biologique. “Il fallait oser mettre des micro-organismes sur Mars, lâche Martin Turbet. Sans doute que nous, sans spécialiste des écosystèmes dans l’équipe, nous nous l’interdisons…”“Nous avons vu une pertinence à dépasser la simple modélisation planétologique, reprend Stéphane Mazevet. On s’aperçoit en regardant la Terre qu’on ne peut pas comprendre l’évolution d’une planète sans tenir compte de la vie qu’elle abrite.”
D’abord Gaïa…
L’idée est dans l’air depuis 50 ans. Elle a été initiée en 1974 par le chimiste James Lovelock et la biologiste Lynn Margulis, sous le nom d’“hypothèse Gaïa”, qui suppose des mécanismes d’autorégulation permettant à notre planète et à ses habitants de vivre en harmonie depuis plus de trois milliards d’années.
L’hypothèse a été mal reçue par la communauté scientifique. “Que soit invoquée une entité à l’échelle mondiale présentant un comportement axé sur un objectif – l’autorégulation des conditions habitables –, cela nécessite apparemment un ingénieur ou un concepteur : un tel raisonnement téléologique a repoussé de nombreux scientifiques”, analyse Tim Lenton, climatologue à l’université d’Exeter. D’autant qu’à l’époque, biologie et géosciences étaient strictement séparées.
Le triomphe de l’hypothèse Gaïa a été de repérer l’extraordinaire influence de la vie sur la Terre
Tim Lenton, climatologue à l’université d’Exeter
Mais l’idée que la vie pouvait modifier sa planète s’est peu à peu imposée, tant elle a été soutenue par l’observation de la Terre depuis l’espace, par les travaux sur les écosystèmes à grande échelle, par les modélisations climatiques. Géologie, climatologie, océanographie, glaciologie, écologie, sciences de l’évolution : toutes les sciences planétaires reconnaissent l’influence de la biologie sur la machinerie planétaire. Jusqu’à accoucher d’un nouveau concept de “système terrestre”, incluant la vie : non, une planète n’est pas seulement un gigantesque moteur thermique qui redistribue et dégrade l’énergie provenant du Soleil pour générer le mouvement de l’atmosphère, des océans, le cycle hydrologique… Pour la comprendre, il faut considérer en même temps ses habitants – sans pour autant invoquer une puissance transcendante veillant à l’harmonie planétaire générale.
Des interactions avec les systèmes humains
“Le triomphe de l’hypothèse Gaïa a été de repérer l’extraordinaire influence de la vie sur la Terre : son couplage à l’environnement a conduit à des effets profonds sur l’habitabilité”, résume Tim Lenton. Le programme international Géosphère-Biosphère formalise cette prise de conscience dès 1987, en commençant à coordonner “la recherche internationale sur les interactions à l’échelle mondiale et régionale entre les processus biologiques, chimiques et physiques de la Terre et leurs interactions avec les systèmes humains”. Ce qui a influé sur les méthodes du GIEC pour que les interactions entre la géosphère et la biosphère soient mieux prises en compte dans les modèles – même si elles ne sont pas encore totalement intégrées : “La vie reste à l’extérieur du système”, regrettaient en 2020 le climatologue Tim Lenton, le philosophe Bruno Latour et l’écologue Stéphane Dubreuil, tous trois spécialistes de la pensée de Lovelock.
L’indice Archeoperis
Il faut dire qu’il est difficile d’ignorer l’impact de la biologie sur son environnement – et on ne parle pas ici uniquement des gaz à effet de serre et autres microparticules dégazées par l’humain. La liste est longue des influences majeures de la vie sur le climat et l’équilibre chimique de la planète. En commençant par l’oxygène évidemment, qui compose à 21 % notre atmosphère, et qui est presque entièrement le produit biologique de la photosynthèse.
Nous venons de montrer que 34 % des espèces minérales se forment exclusivement à la suite de processus biologiques
Robert Hazen, géophysicien
Il y a aussi le cycle de l’azote ; le phosphore ; le méthane bien sûr ; les dépôts sédimentaires, qui ont retiré de l’atmosphère des milliards de tonnes de carbone. La vie a même sans doute modifié tout le cycle des roches de la planète, et joué un rôle dans la formation des continents… Elle a posé sa marque jusque sur les minéraux : leur diversité ne s’explique pas sans invoquer des processus qui impliquent les micro-organismes de la Terre primitive, martèle le géophysicien américain Robert Hazen depuis dix ans. “Nous venons de montrer que 34 % des espèces minérales se forment exclusivement à la suite de processus biologiques, précise-t-il. C’est moins que nos précédentes estimations, mais cela reste un impact considérable de la vie sur la Terre.”
Quatre extinctions de masse
Et il y a surtout les extinctions de masse qu’elle a initiées, ou contribué à entretenir. La glaciation qui a saisi la planète il y a environ 400 millions d’années est édifiante. Les volcans et leurs particules refroidissantes ne sont pas en cause, ce sont les plantes et les arbres les responsables.
“Cette période correspond à l’arrivée massive des plantes racinaires, détaille Jessica Whiteside, géochimiste à l’université de Southampton. Elles ont accéléré le stockage du carbone jusqu’à provoquer la glaciation. Et nous venons de montrer en étudiant des échantillons prélevés dans les lacs du Groenland, du nord de l’Écosse et des Orcades qu’elles ont aussi accéléré la circulation des nutriments, déclenchant une prolifération d’algues dans les océans qui les a vidés de leur oxygène.” Les tiges fossilisées du premier arbre profondément enraciné, Archaeopteris, découvert par la chercheuse dans l’un des échantillons, en témoignent.
Il n’y a plus de doute, on ne peut pas comprendre ce qui se passe sur une planète si on ne considère pas la vie dedans
Marc-André Selosse, spécialiste de l’évolution et de l’écologie végétale au Muséum national d’histoire naturelle
Les comptes sont vite faits : la vie est impliquée dans quatre des cinq principales extinctions de masse subies par la Terre depuis les derniers 500 millions d’années. Seule exception : l’extinction du crétacé, il y a 66 millions d’années, avec la fameuse chute d’astéroïdes qui a éradiqué les dinosaures et 70 % des espèces terrestres de la planète. “Il n’y a plus de doute, on ne peut pas comprendre ce qui se passe sur une planète si on ne considère pas la vie dedans”, constate simplement Marc-André Selosse, spécialiste de l’évolution et de l’écologie végétale au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris.
Précieux cycle carbone
“Nous savons maintenant que la vie sur Terre a eu un effet majeur sur les parties non vivantes de la planète, pose de son côté Peter Ward, spécialiste des extinctions de masse à l’université de Washington. Reste à savoir si cet effet est régulateur, ou s’il a tendance à faire basculer le système vers l’inhabitabilité…” Et le chercheur de développer l’idée, dans un livre en 2009, d’une hypothèse Médée, personnage mythologique qui a tué ses enfants – en contrepoint de Gaïa. “Cette stabilisation supposée du climat de la planète par la vie n’existe pas. La vie est son pire ennemi !”
Sur Terre, cela s’est bien fini. Malgré des crises majeures, la vie s’en est toujours sortie. En particulier grâce à l’efficacité du cycle du carbone qui, recyclant le CO2, a pu réguler sa concentration dans l’atmosphère. “Sans un cycle carbonate-silicate pour équilibrer le dégazage et l’élimination du CO2, de très légers déséquilibres peuvent rapidement conduire à des conditions inhabitables : une planète boule de neige complètement glaciaire ou, au contraire, un emballement de l’effet de serre et la perte des océans”, décrit Joshua Krissansen-Totton, l’un des grands spécialistes de la question, à l’université de Washington.
Concept désuet
Mais la Terre est-elle un cas rarissime ? Parmi les plus de 5 000 planètes qui ont été détectées autour d’autres étoiles, combien ont été capables de faire apparaître la vie, puis de la laisser prospérer et évoluer ? La notion de “planète habitable” a été posée dans les années 1990 pour tenter de commencer à répondre à la question : une planète située à bonne distance de son étoile pour abriter l’eau à sa surface. Mais le concept devient désuet.
“On s’aperçoit en effet qu’il est difficile de parler d’habitabilité sans considérer l’influence d’une biosphère sur le climat global de la planète”, admet James Kasting, inventeur du concept à l’université Penn State. Le chercheur américain s’y est d’ailleurs essayé dès 2005, concevant un premier modèle de climat augmenté d’une part de biologie. “Nous avons seulement débroussaillé le terrain, avec un modèle thermodynamique de l’impact d’un écosystème”, précise-t-il.
La vie extraterrestre serait rare  ? Pour une génération qui a grandi avec Star Trek, ce serait très décevant. Je ne l’admettrais qu’avec des preuves solides
James Kasting, climatologue à l’université Penn State
Et c’est là tout l’intérêt de la nouvelle simulation écologico-planétologique martienne. “Nous avons approfondi le sujet, acquiesce Stéphane Mazevet. Nous considérons vraiment la vie comme une propriété planétaire. Et ce qu’on voit, c’est qu’elle se développe facilement, mais qu’ensuite, le climat martien est incroyablement sensible : il se déstabilise très vite.”
Des résultats qui rejoignent ceux, théoriques, du planétologue Charley Lineweaver, de l’université nationale australienne. Depuis quelques années, il déploie cette hypothèse : le plus difficile pour une vie ne serait pas d’apparaître, mais de réussir à se maintenir sur une planète… sans s’autodétruire en déséquilibrant le climat qui l’abrite. Exactement le cas simulé par Boris Sauterey et Stéphane Mazevet. Et dans le droit fil de l’hypothèse Médée de Peter Ward.
Défaut cosmique
Jusque-là, pour penser la vie extraterrestre, le grand mystère était l’origine de la vie : à partir d’un milieu favorable, d’eau liquide, de minéraux, d’énergie, de températures clémentes, quelles sont les probabilités pour des molécules carbonées de s’assembler, se protéger en façonnant une membrane et devenir organisme?
Pour Charley Lineweaver, la question n’est pas là. “Les ingrédients de la vie paraissent abondamment disponibles dans l’Univers, l’émergence n’est pas le principal obstacle.” Et le chercheur de tracer les contours d’un “goulet d’étranglement gaïen” : une planète où la vie commence à prospérer évolue rarement assez vite pour réguler les gaz à effet de serre, l’albédo (la quantité de lumière solaire réfléchie par sa surface) et maintenir l’eau liquide. Elle aurait tendance à glisser inexorablement vers l’inhabitabilité. “L’extinction serait ainsi le défaut cosmique de la plupart des vies qui ont émergé à la surface des planètes rocheuses humides dans l’Univers, conclut le chercheur. Même si l’émergence de la vie est courante sur ces planètes, ce goulet d’étranglement suggère que les planètes habitées pourraient être rares. Les rocheuses ont besoin d’être inhabitées pour être habitables.”
“La vie extraterrestre serait rare ? Pour une génération qui a grandi avec Star Trek, ce serait très décevant, réagit James Kasting. Je ne l’admettrais qu’avec des preuves solides.” Les nouveaux écologues planétaires s’y emploient. “Nous allons balayer le champ des possibles avec d’autres simulations, d’autres écosystèmes, sur d’autres planètes, pour aborder ces questions de manière quantitative”, promet Stéphane Mazevet. Antonin Affholder, un membre de l’équipe, y travaille à l’université d’Arizona, dans le cas des exoplanètes, en modélisant les signatures atmosphériques détectables à distance, par des télescopes.
Les recherches sont en cours. Mais l’hypothèse Médée plane comme une menace sur les rêves de vie extraterrestre.