forêt@JEAN-PHILIPPE DELOBELLE/BIOSPHOTO

Reforestation : la grande illusion

Planter des arbres ? C’est bon pour l’image et sans doute pour la planète. Gouvernements et entreprises rivalisent de projets pharaoniques promettant de compenser leurs émissions de CO2. Sauf que selon les scientifiques, le remède pourrait être pire que le mal. 

par Vincent Nouyrigat,

Planter un arbre pour lutter contre le réchauffement… La proposition paraît irrésistible. Voilà a priori un geste utile, vertueux, réconfortant, peu coûteux et très simple. Il suffit de semer une graine, ou de mettre un plant en terre, et d’attendre que la jeune pousse s’épanouisse en accumulant dans son tronc, ses racines, ses branches le CO2 de l’atmosphère grâce à la photosynthèse ; un arbre est constitué à 50 % de carbone. Sans oublier tous les autres bénéfices en termes de biodiversité, de fraîcheur, de stabilisation des sols, de filtration de l’eau, de matières premières. 

Oui, vraiment, difficile de résister : Shell, Total, Air France, EasyJet, Vinci, Eurostar, Yves Rocher, Apple, Leroy Merlin, AXA, Pampers ont succombé… Et un nombre exponentiel d’entreprises et d’acteurs étatiques s’engagent désormais à compenser une partie de leurs émissions de gaz à effet de serre en créant de nouvelles forêts – même notre rédaction a été sollicitée pour semer un arbre à chaque abonnement Epsiloon. Il faut dire que la reforestation peut se concevoir à très grande échelle, et que les projets ont fière allure : l’Union européenne prévoit ainsi de planter 3 milliards d’arbres sur son sol d’ici à 2030 ; et songez qu’en juillet 2019, l’Éthiopie était parvenue à semer en une seule journée 350 millions de plants. 

Un tsunami de verdure 

Des chiffres impressionnants qui semblent à la hauteur de la nécessité de limiter le réchauffement global à 2 °C, voire 1,5 °C à la fin du siècle. Il y a deux ans, des chercheurs de l’École polytechnique fédérale de Zurich avaient même affirmé qu’un tsunami de verdure s’étalant sur 900 millions d’hectares, à peu près la superficie du Brésil, permettrait de séquestrer l’équivalent de vingt ans de nos émissions actuelles… Une promesse de virginité taillée en pièces, depuis, par la communauté scientifique. 

L’engouement autour de la reforestation provoque un vrai malaise dans les laboratoires. Naturellement, tout le monde s’interroge sur les intentions réelles de ces projets : “On peut craindre que ces entreprises et états veuillent se donner bonne conscience sans forcément réduire leurs émissions fossiles, cela ne résout donc pas le problème de fond”, rumine Pierre Friedlingstein, climatologue à l’université d’Exeter, en Angleterre. Mais surtout, de plus en plus d’études jettent un doute sur la pertinence de ces nouvelles forêts. 

On peut craindre que les entreprises et les États se donnent bonne conscience sans réduire leurs émissions fossiles

Pierre Friedlingstein, climatologue à l’université d’Exeter

Des images satellites plus performantes, des algorithmes plus sophistiqués, des méthodes de mesures plus précises laissent entrevoir des détails très dérangeants. Si dérangeants que les scientifiques reçoivent parfois insultes et menaces… La face cachée des arbres se révèle.

De fait, un massif forestier n’est pas qu’une simple et docile pompe à carbone. C’est un système vivant complexe qui respire, rejette de la vapeur d’eau, émet un cocktail subtil de molécules, absorbe une partie des rayons du soleil… Autant de paramètres physico-chimiques, parfois mal compris, susceptibles d’avoir une influence sur le climat local ou mondial. 

Les modèles sont incomplets

Un exemple : les conifères de couleur sombre absorbent plus de rayonnement solaire que le sol alentour plus clair. Leur simple présence aura donc un effet réchauffant sur l’atmosphère locale, qui peut même surpasser le refroidissement lié à l’absorption de CO2 par ces arbres. 

Une étude américaine, publiée en début d’année, montre ainsi que la plantation d’arbres sur environ un quart du territoire des États-Unis (Rocheuses, Sud-Ouest) réchaufferait, en fait, le climat ! “Ce phénomène est très marqué dans les régions enneigées, arides et semi-arides, dont les sols renvoient beaucoup de lumière, mais il agit partout et devrait être sérieusement évalué, soutient Christopher Williams, chercheur à l’université Clark. Or ce n’est pas bien pris en compte dans les initiatives de reforestation, et c’est complètement absent des marchés de compensation carbone.” Aucun traité climatique ne considère ces effets d’albédo, encore entachés de grandes incertitudes ; pour autant, il serait recommandé de choisir des essences d’arbres au feuillage plus clair, et d’interroger les vastes reforestations canadiennes en cours. 

Des cheminées de méthane

Mais c’est loin d’être le seul problème. La chimie des arbres crée aussi la confusion. Notamment, l’isoprène, un composé organique volatil émis par les végétaux en cas de fortes chaleurs, qui favorise la formation de nuages bloquant une partie du rayonnement solaire, tout en allongeant la durée de vie du méthane, un puissant gaz à effet de serre. “Certains modèles trouvent que ces molécules ont un effet réchauffant qui pourrait parfois annuler l’absorption du CO2, d’autres un effet refroidissant. C’est très compliqué, on manque de mesures”, tergiverse Alex Günther, chimiste de l’atmosphère à l’université de Californie.

Plus embarrassant : plusieurs mesures récentes suggèrent que les 3 000 milliards d’arbres actuels – en attendant les autres – constitueraient déjà une source non négligeable du méthane. Il est maintenant établi que les spécimens plantés dans les plaines inondables font office de cheminée libérant ce gaz contenu dans ces sols peu oxygénés. “En dehors de ces cas particuliers, on a détecté récemment des émissions diffuses de méthane émanant de l’écorce des arbres, liées sans doute à l’activité de micro-organismes à l’intérieur des troncs, révèle Kristofer Covey, biogéochimiste à Yale. Il y a vraiment urgence à quantifier ces émissions, pour mieux comprendre l’effet des forêts sur le climat ; mais attention, cela ne doit pas encourager la déforestation.” 

On a probablement surestimé la capacité des forêts à extraire le carbone durant le siècle à venir

César Terrer, écologue à Stanford

Certes, les simulations climatiques tablent sur le fait qu’une plus forte teneur en CO2 atmosphérique est censée stimuler la croissance des arbres… et donc la captation de carbone. Pour autant, cet effet n’est pas toujours clair, et une étude américaine parue en mars suggère que l’augmentation de la biomasse des arbres ferait, en fait, baisser le contenu en carbone des sols. “Aucun modèle ne reproduisait jusqu’ici ce compromis, on a donc probablement surestimé la capacité des forêts à extraire le carbone durant le siècle à venir”, relève César Terrer, écologue à Stanford. Ces travaux demandent à être confirmés, mais ils sèment le doute. 

Menacées par les tempêtes, les incendies, les canicules…

Dans quelques années, les scientifiques concluront peut-être que tous ces phénomènes insidieux sont négligeables au regard de la quantité de CO2 piégée par les futures mégaforêts. Encore faudrait-il pouvoir conserver pendant plusieurs décennies ce stock de carbone face aux tempêtes, incendies, canicules, sécheresses et insectes ravageurs qui pourraient se multiplier sous l’effet du réchauffement – sans parler des bûcherons peu scrupuleux… 

La forêt n’est déjà plus une valeur sûre. Ce printemps, une équipe de l’université de Californie a montré qu’à cause des incendies qui s’y multiplient, la forêt boréale ouest-américaine n’était plus un puits de carbone. “Nos derniers calculs montrent également des pertes globales de carbone en Sibérie liées aux feux”, complète Jean-Pierre Wigneron, spécialiste de l’analyse de la végétation par satellite à l’Institut national d’agronomie. 

Ce scientifique a aussi établi fin avril que l’Amazonie brésilienne était devenue depuis dix ans une source de carbone sous l’effet des dégradations liées aux activités humaines et aux sécheresses ; heureusement que la forêt tropicale africaine, relativement intacte, absorbe encore de grandes quantités de CO2, même pendant les pires épisodes El Niño. Et les jeunes plantations ne sont pas à l’abri : la sécheresse a ainsi déjà tué la quasi-totalité des 11 millions de sapins plantés en novembre 2019 en Turquie lors de son opération “Un souffle pour l’avenir”.

Les effets pervers des forêts artificielles

“Les risques liés au climat ne sont pas bien pris en compte dans les initiatives de reforestation, alors que ça devrait être une priorité !, s’alarme William Anderegg, biologiste à l’université d’Utah. Il est possible que les impacts climatiques diminuent radicalement la capacité de puits de carbone des forêts mondiales, les modèles ne s’accordent pas encore sur ce sujet.”Il me paraît beaucoup plus responsable de ne pas émettre de CO2 plutôt que de tenter d’en stocker une partie dans cette biomasse pouvant partir en fumée à tout moment”, grince Pierre Friedlingstein. 

Les risques liés au climat ne sont pas bien pris en compte dans les initiatives de reforestation, alors que ça devrait être une priorité !

William Anderegg, biologiste à l’université d’Utah

On l’aura compris, la capacité de tous ces plans massifs de reforestation à contenir le réchauffement soulève de sérieux doutes. Or ce n’est même pas le plus grave. Le plus grave, c’est qu’environ la moitié des engagements nationaux de reboisement dans le monde concerne aujourd’hui de pures plantations d’arbres. Des forêts artificielles qui prennent essentiellement la forme d’alignements monotones d’eucalyptus, acacias, pins ou peupliers dont la croissance ultrarapide promet une belle rentabilité en bois et carbone à très (très) court terme. Mais avec une résilience et des impacts écologiques souvent déplorables. 

D’accord, ces plantations visent à occuper toutes les zones sauvagement déforestées et dégradées de la planète. Seulement, l’obsession pour les arbres est telle qu’une bonne partie des terrains considérés comme propices dans les programmes internationaux (Défi de Bonn, AFR100, etc.) s’avèrent en fait des prairies, brousses ou savanes tout ce qu’il y a plus naturel ! “Vu de satellite, les savanes ressemblent beaucoup à des forêts dégradées, s’inquiète Élise Buisson, écologue à l’université d’Avignon, alors que cela n’a strictement rien à voir : dans la savane, on trouve une énorme diversité d’espèces herbacées évoluant à la lumière, des essences d’arbres adaptées au passage des incendies…” 

Un enfer vert

Des écosystèmes précieux risquent ainsi d’être terrassés par ces armées de grands arbres ; imaginez les zèbres, les antilopes, les girafes, les éléphants, les lions du Serengeti tentant de se frayer un chemin dans ces sous-bois. Sans négliger le bétail et les centaines de millions d’humains qui peuplent ces espaces en Afrique, en Inde, au Brésil. 

Introduire des arbres dans des zones qui en sont dépourvues depuis des siècles ou des millénaires est un pari risqué. Une étude britannique publiée l’an dernier révèle que la plantation expérimentale de pins sylvestres et de bouleaux pubescents dans la lande écossaise n’avait pas piégé de CO2 supplémentaire après trente-neuf ans de mesures ; en effet, cette intrusion a libéré du carbone de ces sols si particuliers. “De nombreux écosystèmes se portent beaucoup mieux sans arbre : toutes ces cartes de potentiel de reforestation et ces grandes initiatives à 1 000 milliards d’arbres reposent sur une mauvaise compréhension de l’écologie”, s’indigne Diana Davis, spécialiste des milieux arides à l’université de Californie. 

Taux de survie de 20%

Un enfer vert pavé de bonnes intentions. À l’image des peupliers introduits en masse dans les régions arides et semi-arides chinoises pour lutter contre la désertification et les tempêtes de poussière, alors qu’ils transpirent beaucoup et pompent plus d’eau qu’il n’en tombe ici. Résultat, le niveau des nappes phréatiques a baissé de plusieurs mètres, hors de portée de la végétation locale. “Utiliser ici des arbres comme outil de restauration écologique est stupide : ces sols n’ont pas assez de nutriments, ils sont trop secs, lance Shixiong Cao, chercheur à l’université forestière de Pékin. Le taux de survie des arbres plantés en Chine depuis 1952 est de l’ordre de 20 % seulement.” Même le sud du pays très arrosé accuse une perte de 8 % d’humidité de ses sols depuis 2010, à cause des nouvelles forêts. Ce qui n’arrêtera sûrement pas la Chine, qui a promis d’atteindre son pic d’émissions en 2030 et la neutralité carbone en 2060. 

Il faut arrêter de considérer les arbres comme une solution universelle au problème vaste et complexe du réchauffement

Caroline Lehmann, spécialiste des tropiques à l’université d’Édimbourg

Un tel remède de choc appliqué à toute la planète pourrait avoir bien d’autres effets pervers. La terre devient rare et ces grands projets entrent en compétition avec la production alimentaire, celle des agrocarburants, des matériaux biosourcés. “Imposer des plantations pourrait déplacer des agriculteurs et les amener à défricher des parties de forêt natives, prévient Éric Lambin, géographe à Stanford. Nos dernières études ont aussi montré des dérives dans les systèmes de subventions accordées pour le reboisement, qui conduisent parfois à raser la forêt naturelle pour planter.”

Protéger tourbières et mangroves

Soyons très clairs : aucun scientifique sérieux ne conteste le fait que semer le bon arbre au bon endroit pourra apporter de nombreux bénéfices. Et personne ne nie le potentiel incroyable de l’agroforesterie, lorsque des arbres apportent ombre et nutriments aux cultures de cacao, café ou céréales… Il n’est pas non plus question de remettre en cause l’exploitation du bois – à condition de rallonger les rotations – pour remplacer acier, béton et ressources fossiles ! Ni de relativiser les effets terribles de la déforestation, qui représente à peu près 10 % de nos émissions de CO2. Simplement, “il faut arrêter de considérer les arbres comme une solution universelle au problème vaste et complexe du changement climatique… même si planter un arbre fait du bien au moral”, résume Caroline Lehmann, spécialiste des tropiques à l’université d’Édimbourg

D’autres écosystèmes pourraient jouer un rôle crucial pour la séquestration du CO2. Une récente étude américaine annonce qu’en Californie les prairies constitueraient des stocks de carbone plus fiables que les forêts locales en proie aux flammes. À méditer, alors que seuls 8 % des signataires de l’accord de Paris sur le climat ont pris des engagements pour les prairies, contre 42 % pour les forêts. Miser sur les tourbières, les mangroves, les herbiers de posidonie devrait être aussi une priorité.

Pas de solution miracle

Une équipe de l’université d’Oxford a produit il y a quelques semaines une modélisation climatique fondée sur un programme ambitieux de préservation et de restauration de tous ces écosystèmes ; en incluant également la régénération naturelle des forêts et une meilleure gestion des sols agricoles. Selon ces calculs, un tel effort permettrait de réduire nos émissions de 10 milliards de tonnes de CO2 par an, soit plus que les rejets mondiaux des transports. Ce qui se traduirait par une réduction de 0,3 °C de la température mondiale d’ici à 2085, dans le scénario d’un réchauffement à 2 °C – en plus de nombreux atouts pour la biodiversité et les populations locales. Ces solutions fondées sur la nature seront discutées au sommet de la COP26 à Glasgow, en novembre. “Cette stratégie permettrait de prolonger ce refroidissement sur le long terme, car les bénéfices s’accumulent contrairement aux plantations d’eucalyptus, souligne Cécile Girardin, à la tête de ces simulations. Bon, la promesse climatique est significative mais pas énorme, cela ne suffira sans doute pas à assurer la neutralité carbone.” Nos rejets à effet serre sont déjà allés trop loin pour que la végétation puisse, à elle seule, nous sauver. La fin d’une grande illusion. 

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