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“Le talent n’existe pas”
La neuroscientifique Samah Karaki est catégorique : lier patrimoine génétique et compétences est non seulement dangereux, mais surtout scientifiquement faux.
Epsiloon : On peut donc affirmer, selon vous, que le talent n’est pas inné ?
Samah Karaki : Il ne peut pas l’être, parce qu’il n’y a pas de relation directe entre les gènes et les caractéristiques psychologiques. Si l’apport des données génétiques est indéniable dans le domaine de la santé, l’idée populaire selon laquelle il existerait des gènes qui déterminent des traits humains complexes, comme les capacités intellectuelles, sociales, sportives ou artistiques, est tout simplement incorrecte.
Epsiloon : Certains scientifiques défendent pourtant l’idée d’un patrimoine génétique qui détermine certains traits de caractère, certaines aptitudes…
Samah Karaki : Mais c’est faux ! Les gènes seuls ne déterminent ni ne causent quoi que ce soit. Ils n’agissent pas isolément et ne peuvent en aucun cas être considérés comme des éléments liés à un caractère de manière univoque. La génétique n’est pas déterministe : sa régulation et son expression sont conditionnées par le vécu. Dans toutes les études génomiques, il existe des tas de facteurs invisibles, liés par exemple à la géographie, la culture, l’alimentation… Ces études sont biaisées par ces interactions non contrôlables entre gènes et environnement, qui sont impossibles à démêler. En résumé, elles peuvent démontrer des corrélations, mais en aucun cas une causalité.
Epsiloon : L’idée que le QI est un produit de nos gènes semble pourtant revenir en force ?
Samah Karaki : La définition que nous donnons au talent subit une contingence culturelle et historique : le test de QI a été développé en 1904 afin de trier les élèves capables d’accéder à l’éducation. Ces tests sont donc loin de refléter la complexité de la question de l’intelligence. D’ailleurs, la population mondiale a gagné plusieurs dizaines de points de QI en cent ans. Or il n’est pas question sur un temps aussi court d’attribuer cela à une évolution génétique, mais plutôt à l’accès à l’éducation. Sans compter que le QI varie aussi à l’échelle d’une vie : statut socio-économique, années d’études en plus, stéréotypes, nourriture, polluants, stress, sommeil… sont autant de facteurs environnementaux jouant sur son évolution.
Epsiloon : Mais notre histoire est jalonnée de génies : Mozart, Einstein…
Samah Karaki : C’est ce que nous nous racontons : dans la biographie de ces génies, nous sélectionnons ce qui nous séduit. Mais en réalité, pour exceller, personne n’échappe à la dictature des circonstances. À chaque “génie” sont associés un environnement et l’accès à un dispositif d’entraînement particuliers. Mozart avait cumulé 3 500 heures de pratique avant six ans ! Sans son père, violoniste, compositeur et pédagogue acharné, le nom de Mozart serait peut-être inconnu aujourd’hui. On lit aussi souvent que Kylian Mbappé “vient de nulle part”. Mais son père était son entraîneur et sa mère était handballeuse professionnelle. Alors non, Mbappé ne vient pas “de nulle part”, il vient d’une famille très sportive qui l’a porté.
Epsiloon : Certaines personnes ne bénéficient-elles pas tout de même de facilités ?
Samah Karaki : Nous pouvons avoir des prédispositions génétiques qui nous permettent d’apprendre avec plus d’aisance, mais pour en juger, il faut d’abord s’assurer que tout le monde bénéficie d’un environnement permettant à ces avantages de s’exprimer. S’ajoutent également aux prédispositions génétiques et aux barrières systémiques l’expérience façonnée par tous les hasards de la vie : tout cela interagit et crée quelque chose de très singulier. Impossible donc de déterminer de manière directe et simpliste le lien entre notre bagage biologique et ce que nous sommes ou ce que nous serons.
Epsiloon : Le “talent” est donc potentiellement accessible à tous ?
Samah Karaki : Disons plutôt que cette notion de “talent” disparaît. Et ce changement de perspective est loin d’être anecdotique. Les psychologues sociaux parlent “d’erreur d’attribution fondamentale” : accorder autant d’attention à la personnalité, aux aptitudes, et donc au talent, masque en effet à quel point le contexte et l’environnement jouent sur nos actions et sur ce que nous sommes. Or, être fascinés par des génies aux talents exceptionnels, considérer le talent comme inné nous empêche de lutter contre l’immobilité sociale. Le cerveau est plastique. Il est à l’image de ce que l’on pratique, mais aussi de ce que l’on se croit capable ou légitime de pratiquer. Nos croyances nous façonnent autant que nos expériences vécues. Et si on détricote l’idée du talent pour lui préférer la notion d’apprentissage et de développement, on autorise notre cerveau à accéder à des stratégies, des inspirations et des croyances qui lui permettent de se réinventer. Cela change tout !