Réchauffement, le piège de la dépollution
Les experts sont formels : en nettoyant le ciel de nos aérosols, la lutte contre la pollution laisse davantage passer le rayonnement solaire et aggrave le réchauffement… Un angle mort des politiques climatiques, qui pourrait faire dévier les modèles.
À première vue, cela ressemble à une excellente nouvelle : plusieurs études viennent de confirmer une forte baisse ces dernières décennies de la pollution atmosphérique dans de nombreuses régions du monde, y compris en Chine. Une tendance salutaire quand on sait que la mauvaise qualité de l’air extérieur provoque chaque année plus de 4 millions de décès prématurés sur la planète. Franchement, difficile de ne pas s’en réjouir… Pourtant, cette heureuse perspective soulève un certain malaise chez les climatologues. “Oui, ça crée une sorte de conflit avec le climat”, reconnaît du bout des lèvres Annica Ekman, météorologue à l’université de Stockholm.
Grand nettoyage
En effet : d’autres résultats, cette fois-ci bien peu réjouissants, sont en train de tomber. Des résultats liés à cette dépollution en cours, plus précisément à la disparition progressive de toutes les minuscules particules sulfatées générées par nos moteurs à combustion. Quoique très nocives, elles avaient au moins la vertu de réfléchir une partie du rayonnement solaire vers l’espace, tel un parasol apaisant la surchauffe de notre atmosphère dopée par l’effet de serre. Un atout fraîcheur qui nous manque désormais…
La dépollution est responsable de la moitié de l’accélération actuelle du taux de réchauffement mondial
Stuart Jenkins, physicien de l’atmosphère à Oxford
“Notre dernière analyse montre que la diminution des aérosols dans le monde depuis l’an 2000 a provoqué entre 15 et 50 % de l’effet réchauffant des émissions de CO2 durant cette période”, signale Johannes Quaas, à l’université de Leipzig. Qui n’est pas le seul à remarquer un effet substantiel : “Les calculs que nous venons d’effectuer indiquent que le retrait des particules est responsable de la moitié de l’accélération actuelle du taux de réchauffement mondial”, évoque Stuart Jenkins, physicien de l’atmosphère à l’université d’Oxford. Plus concrètement, une étude publiée cet automne a relevé une augmentation d’environ 1 °C des températures estivales en Europe centrale depuis 1980 sous le seul effet de la diminution de la pollution – soit autant que sous l’impulsion de la hausse des gaz à effet de serre.
Suies, soufre, nitrates…
À vrai dire, les experts ne sont pas surpris. “Le rôle important que peuvent jouer les aérosols sur le climat est très étudié et largement accepté par la communauté scientifique”, indique Pascal Polonik, chercheur à l’Institut d’océanographie Scripps. Mais fort peu de chercheurs en parlaient jusqu’ici ouvertement auprès des décideurs politiques ou du grand public… “C’est en train de changer avec le constat de la dépollution”, remarque Stuart Jenkins. D’autant plus que la tendance est amenée à s’accentuer avec la perspective de l’abandon des énergies fossiles. Si le grand nettoyage de l’atmosphère est déjà largement accompli en Europe et aux États-Unis, à coups de filtres installés sur les centrales à charbon et dans les transports, une partie de l’Afrique et de l’Asie sont encore sous une chape de particules : “Les concentrations actuelles en Inde et dans l’est de la Chine restent plus élevées qu’elles ne l’étaient en Europe dans les années 1975-1980”, relève Paul Glantz, de l’université de Stockholm.
C’est l’une des principales sources d’incertitude pour le climat futur
Robert Allen, climatologue à l’université de Californie
Débarrasser le ciel de cette pollution mortifère risque encore d’aggraver le réchauffement dans les décennies à venir. De combien ? C’est la grande question du moment. Le dernier rapport du GIEC table sur environ 0,5 °C à l’échelle mondiale. Mais les incertitudes sont énormes. “Les résultats des différents modèles varient d’un facteur 5, c’est l’une des principales sources d’incertitude pour le climat futur”, soulève Robert Allen, climatologue à l’université de Californie. “L’impact des gaz à effet de serre est beaucoup plus facile à déterminer que celui des aérosols”, confie Olivier Boucher, modélisateur à l’Institut Pierre-Simon Laplace, à Guyancourt.
Effet nuages
Il faut dire qu’à la différence des très classiques molécules de CO2, ces particules varient énormément en termes de taille, forme ou composition chimique. Avec, à la clé, des propriétés bien différentes. Exemple : autant les grains de soufre ou de nitrate réfléchissent beaucoup la lumière du soleil, autant les suies carbonées les absorbent et réchauffent l’atmosphère – leur élimination est donc en tout point bénéfique.
“Il se produit aussi des réactions chimiques complexes et certains aérosols s’associent dans l’air, ce qui influe sur leurs capacités radiatives”, évoque Robert Allen. Alors que le CO2 se mélange uniformément dans l’atmosphère pour y demeurer des siècles, les aérosols montrent, eux, une grande hétérogénéité : ils restent assez proches de leur zone d’émission et retombent en quelques jours au sol, ce qui ne facilite pas les mesures.
La principale source d’incertitude reste toutefois l’influence de ces particules sur les nuages : elles en changent la taille et le nombre de gouttelettes d’eau, ce qui modifie leurs propriétés réfléchissantes et leur durée de vie. “Les nuages jouent un rôle primordial dans l’équilibre radiatif de la planète, ces petites modifications pourraient donc avoir de grandes conséquences”, avertit Pascal Polonik.
Plus fort que le CO2
Or personne n’arrive encore à cerner dans le chaos de l’atmosphère les détails de ces changements, qui dépendent énormément des conditions de vents, d’humidité, d’altitude, du type de nuage en question – les cirrus ne réagissent pas comme les cumulonimbus. “Ce sont des systèmes très complexes, on a vraiment du mal à comprendre… Depuis le début de ma carrière, le niveau d’incertitude n’a guère diminué”, confie Nicolas Bellouin, professeur à l’université de Reading.
On s’attend à ce qu’une forte baisse des polluants entraîne un décalage vers le nord de la bande de pluies tropicales
Annica Ekman, météorologue à l’université de Stockholm
Inutile de préciser que les modèles climatiques actuels, d’une résolution de 100 km, sont bien en peine de reproduire des processus physiques qui se déroulent parfois à l’échelle du micromètre à l’intérieur des nuages. En attendant, il faut se contenter de résultats souvent contradictoires, tantôt optimistes – finalement, les aérosols n’ont pas refroidi tant que ça le climat –, tantôt pessimistes, comme cette étude parue il y a quelques mois : “Notre analyse d’environ deux millions de trajectoires de navires montre que les particules libérées par leurs cheminées rendent les nuages plus réfléchissants qu’attendu, témoigne Peter Manshausen, doctorant à l’université d’Oxford. Il faut encore réunir des preuves de ce refroidissement accru dans d’autres domaines, mais cela pourrait signifier que la dépollution provoquera un plus fort réchauffement à l’avenir.” Un redoutable excédent de 1 °C n’est pas à exclure…
Même le Gulf Stream
Or le nettoyage de l’atmosphère ne se contentera pas d’avoir un impact sur les températures moyennes. Malgré toutes les incertitudes, une nouvelle génération d’études commence à percevoir d’autres effets climatiques. Plusieurs modèles indiquent même que les phénomènes de canicule et de précipitations extrêmes se montrent plus sensibles aux aérosols qu’au CO2.
“Ces particules ont des effets radiatifs plus localisés, exacerbés, non linéaires”, avance Alcide Zhao, de l’université de Reading. “Les mécanismes peuvent être différents de ceux des gaz à effet de serre, on ne comprend pas tous les détails, mais on y travaille”, informe Bjorn Samset, du Center for International Climate Research, à Oslo. Plus généralement, “les travaux récents montrent que les aérosols ont un impact sur la circulation atmosphérique, les vents, le jet-stream, les moussons”, souligne Robert Allen.
L’élimination des particules sulfatées devrait être une cause majeure du réchauffement en Arctique
Knut von Salzen, de l’université de Victoria, au Canada
Ces dernières décennies, ces particules de pollution ont en effet profondément déséquilibré certains régimes de pluie ; ils ont été pointés du doigt dans les terribles sécheresses ayant touché le Sahel durant les années 1980. “La plus grande concentration de particules dans l’hémisphère Nord a décalé vers le sud la zone de convergence intertropicale, affectant les précipitations sur le Sahel, l’Amazonie, l’Himalaya, évoque Annica Ekman. On s’attend à ce qu’une forte baisse des polluants entraîne cette fois un décalage vers le nord de la bande de pluies tropicales.”
Pas un sujet à la COP
Un retour de balancier bienvenu pour certaines régions : l’amélioration de la qualité de l’air aux États-Unis a déjà permis d’augmenter les précipitations au Sahel. La mousson d’Asie du Sud devrait aussi reprendre du poil de la bête. Même si d’autres effets plus sournois pourraient frapper à longue distance, loin des zones polluées – puis dépolluées : “Notre dernière étude révèle que l’élimination des particules sulfatées devrait être une cause majeure du réchauffement en Arctique dans les décennies à venir”, s’inquiète Knut von Salzen, de l’université de Victoria, au Canada.
Quelques modèles entrevoient un effet également sur les circulations océaniques : la réduction de la pollution dans l’hémisphère Nord semble entraîner un affaiblissement du grand courant de retournement de l’Atlantique, dont fait partie le Gulf Stream – considéré comme le thermostat de cet hémisphère, excusez du peu. Une étude américaine envisage aussi un ralentissement de la circulation dans le Pacifique Est tropical, avec d’éventuelles conséquences sur le considérable El Niño.
Les pays ne font pas l’inventaire détaillé de leurs aérosols, c’est un vrai manque pour la connaissance scientifique
Duncan Watson-Parris, de l’université d’Oxford
On l’aura compris : en parallèle des gaz à effet de serre, les aérosols vont provoquer leur lot de changements climatiques. Quand bien même, ces dérèglements sont restés jusqu’ici un impensé des négociations internationales ; on en parle à peine dans les COP. “Je pense que le degré de complexité des aérosols a tout de suite arrêté les conversations sur le sujet, que ce soit pour expliquer le problème au grand public ou évoquer auprès des décideurs les larges incertitudes”, glisse Stuart Jenkins. Si bien que “presque aucun pays ne mentionne les aérosols dans ses engagements officiels pour l’Accord de Paris. Cela crée beaucoup d’ambiguïtés sur les conséquences sanitaires et climatiques de leur trajectoire vers la neutralité carbone”, déplore Pascal Polonik. “Les pays ne font pas d’inventaire détaillé des différentes espèces d’aérosols qu’ils émettent, c’est un vrai manque pour la décision politique et la connaissance scientifique, lâche de son côté Duncan Watson-Parris, de l’université d’Oxford. Ces lacunes rendent plus difficile l’évaluation des scénarios qui nous permettraient de rester sous les 1,5 ou 2 °C.”
Pas de dilemme
“Il faut bien avoir conscience que la dépollution devrait être le facteur dominant des changements climatiques dans certaines zones du monde”, alerte Robert Allen. “À l’échelle régionale, les aérosols peuvent avoir un effet nettement différent de celui des gaz à effet de serre : il faudrait pouvoir injecter ces informations dans les outils d’évaluation des risques, pour que l’on puisse se préparer au mieux”, clame Bjorn Samset, auteur dernièrement d’un éditorial véhément sur ce thème dans la revue Nature.
Le message commence à être entendu, avec la création de nouvelles plateformes de modèles prenant mieux en compte la pollution, comme RAMIP. Une poignée de laboratoires s’essaie aussi à simuler les meilleures trajectoires vers la neutralité carbone, conciliant réchauffement global et qualité locale de l’air. “Il faudrait vraiment éviter de mettre en place des mesures antipollution sans réduire les émissions de gaz à effet de serre, comme l’a fait la Chine cette dernière décennie”, grince Robert Allen ; autant dire, ouvrir les persiennes tout en continuant de chauffer la pièce à fond.
Ne plus faire l’autruche
Soyons clairs : aucun scientifique digne de ce nom ne conteste le fait qu’il faille annihiler la pollution et ses maux, et tous insistent sur la nécessité absolue de réduire rapidement les gaz à effet de serre… Personne ne demande de faire un choix radical entre mauvaise qualité de l’air et réchauffement, entre la peste et le choléra. Le dilemme moral est vite évacué. “La priorité a été donnée à la santé publique… Y compris lorsqu’il s’agit des émissions de navires au milieu de l’océan générant un refroidissement qui aurait peut-être été bon à prendre”, évoque Olivier Boucher ; “même si l’industrie a un temps utilisé l’argument du refroidissement face aux nouvelles réglementations antiparticules”, tance Nicolas Bellouin.
Mais la politique de l’autruche n’est plus tenable. Il s’agit maintenant de prendre la mesure de tous les changements à venir, et d’évaluer les éventuels effets secondaires de la grande transition en marche. Même si c’est compliqué. Même si c’est dérangeant.