Hydrogène blanc, l’énergie que personne n’attendait
Les perspectives de gisements d’hydrogène électrisent scientifiques et industriels. Ce gaz, que l’on fabrique aujourd’hui au prix d’une forte pollution, serait en fait naturellement présent sous terre dans des quantités considérables. Un nouveau pétrole ?
“En ce moment, c’est de la folie !”, confie Isabelle Moretti, géologue à l’université de Pau. Ce n’est peut-être qu’un mirage. Une lubie de scientifiques et d’entrepreneurs qui risquent leurs économies personnelles, et éventuellement le ridicule. Mais il n’est pas impossible non plus que ces pionniers remportent, un jour, la gloire et les dollars. Car la frénésie qui agite en ce moment les prospecteurs d’hydrogène naturel – appelé aussi hydrogène “blanc” – pourrait bien changer notre avenir énergétique.
Imaginez qu’à la place du pétrole ou du méthane, se mettent à jaillir du sous-sol d’immenses flots d’hydrogène. Autrement dit, un gaz dont la puissante combustion n’émet que de l’eau et qui serait susceptible de propulser vertueusement camions, trains, avions, bateaux – nos voitures semblent, elles, déjà promises à la batterie électrique.
Une sorte de déni géologique
Pour l’instant, ce n’est qu’un beau rêve : cette molécule d’H2, la plus simple qui soit dans l’Univers, est produite industriellement sur Terre à partir d’hydrocarbures au prix de fortes émissions de CO2 ou, à la marge, via la très énergivore électrolyse de l’eau. Et si l’hydrogène était en réalité une ressource naturelle, un trésor géologique jusqu’ici passé inaperçu ? Et si nous étions sur le point de découvrir un nouveau pétrole ? “Il est tout à fait raisonnable de se poser la question”, lance Laurent Truche, chercheur à l’Institut des sciences de la Terre, à Grenoble.
On criait dans le désert, beaucoup d’experts ne voulaient pas se poser la question… Aujourd’hui, il devient désirable et les découvertes se multiplient
Isabelle Moretti, géologue à l’université de Pau
Il y a encore quelques années, ce gaz était considéré comme une simple curiosité géologique ; on savait qu’il alimentait les petites flammes millénaires du mont Chimère en Turquie, ou des Los Fuegos Eternos aux Philippines. Quelques fuites ici ou là faisaient l’objet de travaux de géochimie pointus, et parfois posaient des problèmes de sécurité dans certaines mines profondes. Si des foreurs à la recherche de pétrole, de méthane ou d’eau en ont forcément rencontré, c’est toujours de manière fortuite et souvent sans s’en rendre compte. “L’industrie pétrolière ne s’y intéressait pas et les chromatographes utilisés pour l’analyse des hydrocarbures ne le mesuraient pas”, signale Geoffrey Ellis, géochimiste pétrolier à l’Institut d’études géologiques des États-Unis.
“Il y a eu ce paradigme très fort que l’hydrogène libre n’existait pas en quantité sur Terre, et cela a profondément marqué notre façon de penser”, exprime Laurent Truche. Une sorte de déni géologique. “Nous, on criait dans le désert, beaucoup d’experts ne voulaient pas se poser la question… De toute façon, il n’y avait pas besoin de ce gaz, souffle Isabelle Moretti. Maintenant, il devient désirable et les découvertes se multiplient.”
Des perspectives partout dans le monde
Il suffisait d’y prêter un peu attention : armés d’un nouvel état d’esprit et de capteurs conçus pour l’occasion, les géologues découvrent en surface la présence d’hydrogène dans les contextes les plus variés. “En fait, on en trouve dans presque tous les pays, c’est extrêmement commun”, s’enthousiasme le géochimiste Alain Prinzhofer, l’un des pionniers du sujet. à Oman, en Espagne, aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande, en Australie, en Chine, au Japon, en Finlande, en Ukraine, au fin fond de l’Atlantique ou en Nouvelle-Calédonie… En France métropolitaine aussi : une campagne de mesures effectuées dans les Pyrénées-Atlantiques a révélé des taux prometteurs. Ce gaz semble parfois laisser des traces visibles : “Des chercheurs russes nous avaient signalé des fuites d’H2 au niveau de petites zones circulaires dépourvues de végétation, baptisées ‘cercles de fées’, se souvient Alain Prinzhofer. Cela nous paraissait aberrant, et pourtant…”
Nous en sommes au même point que les pionniers de l’or noir au XIXe siècle, attirés par les suintements de pétrole en surface…
Éric Gaucher, géochimiste à l’université de Berne
Les mêmes étranges structures apparaissent au Brésil, au sein du bassin de Sao Francisco : “Nous y avons déployé une batterie de capteurs et mesuré des débits de centaines de mètres cubes par jour”, signale Olivier Lhote, du groupe Engie. “Pendant le confinement, j’en ai repéré sur Google Earth en Namibie et nous avons pu ensuite mesurer sur place des flux d’hydrogène”, raconte de son côté Isabelle Moretti. Qui indique avoir par ailleurs “détecté récemment des teneurs intéressantes dans les données de puits de géothermie en Islande”.
Le Mali rebat les cartes
Les chercheurs tentent actuellement d’identifier les sources de ces émanations. Plusieurs mécanismes sont évoqués. L’hydrogène peut être généré par la radiolyse des eaux souterraines : c’est-à-dire que les éléments radioactifs contenus naturellement dans certaines roches, comme l’uranium ou le thorium, sont capables de briser par leurs rayonnements la molécule H2O, libérant ainsi du H2. Autre voie de production identifiée : l’oxydation du fer au contact de l’eau à des températures de plus de 200°C ; mais d’autres réactions chimiques sont aussi envisagées, éventuellement à basse température. Autant de contextes géologiques de “roches ultramafiques” et de “cratons précambriens” qui nous éloignent des bassins sédimentaires tant explorés pour les hydrocarbures.
“Nous en sommes actuellement au même point que les pionniers de l’or noir au XIXe siècle, attirés par les suintements de pétrole en surface… avant que le fameux colonel Edwin Drake creuse son premier puits en 1859 à Titusville, en Pennsylvanie, déclenchant le premier rush pétrolier, évoque Éric Gaucher, géochimiste à l’université de Berne. Pour l’hydrogène, ce premier puits révélateur, ce point de bascule, se situe au Mali.” “Les flux d’hydrogène mesurés au niveau du sol sont trop diffus et faibles pour être exploités comme une ressource, mais effectivement, la découverte de ce gisement malien rebat les cartes”, appuie Geoffrey Ellis.
Notre estimation préliminaire aboutit à des chiffres correspondant à plusieurs centaines d’années de consommation potentielle
Geoffrey Ellis, géochimiste pétrolier à l’Institut d’études géologiques des États-Unis
L’espoir vibrant de tous les prospecteurs d’H2 repose donc sous le village de Bourakebougou, à 50 km au nord de Bamako. Une révélation qui doit beaucoup au hasard : en 1987, le creusement d’un puits d’environ 100 m de profondeur échoue à trouver de l’eau potable ; un technicien allume une cigarette au bord du trou et tout explose ; le puits abandonné est ensuite repris en 2011 par la compagnie Petroma, dont les ingénieurs constatent qu’il crache de l’hydrogène quasi pur. D’autres forages ont depuis confirmé la présence d’une large poche de gaz.
Trois types d’indices géologiques
“Nous avons estimé des volumes exploitables dans un rapport confidentiel, je peux juste dire qu’il y a ici au moins 60 milliards de mètres cubes”, révèle Denis Brière, vice-président de la compagnie canadienne Chapman Petroleum Engineering. Il y aurait donc des accumulations d’hydrogène dans la croûte terrestre, comme il y a des gisements de pétrole ou de gaz naturel. “Les flux qui nous parviennent en surface ne seraient en quelque sorte que la partie émergée de l’iceberg, et cela laisse espérer de grands volumes en profondeur”, imagine Éric Gaucher. “Il n’y a pas de raison de penser que la découverte malienne relève d’une singularité géologique sans équivalent dans le monde”, tranche Geoffrey Ellis. Même s’il faut rester très prudents, avertit Laurent Truche : “L’analyse des gaz en surface ne permet pas de définir l’origine de l’hydrogène, qui pourrait être aussi issu simplement de processus de fermentations bactériennes dans le sol.”
Pour en avoir le cœur net, il va falloir explorer le sous-sol. Les pionniers des débuts sont en train de céder la place à de petites compagnies de prospection capables de dépenser des millions de dollars pour forer un puits – susceptible de faire chou blanc. Tous se précipitent vers les roches les plus propices, les cercles de fées ; certains épluchent les rapports d’anciens forages à la recherche d’indices prometteurs. Les géologues tablent aussi sur la présence de couches imperméables de sel ou d’argile, qui pourraient jouer le rôle de piège pour les très petites molécules de dihydrogène – au Mali, elles se sont accumulées dans un mille-feuille de dolérite, une roche magmatique très dense. Le grand rush de l’hydrogène peut maintenant commencer, avec son lot d’informations confidentielles, de spéculations et de promesses tonitruantes.
Le grand rush
“Je ne peux pas vous dire comment nous avons sélectionné notre site, mais nous avons effectué un forage dans le Nebraska de 3,4 km de profondeur, qui a montré la présence d’hydrogène en profondeur…”, signale Viacheslav Zgonnik, directeur de la start-up Natural Hydrogen Energy. En Australie, c’est la ruée : une trentaine de permis d’exploration ont déjà été attribués ces derniers mois dans l’état d’Australie-Méridionale. En France, l’hydrogène natif a été inscrit en avril 2022 dans la liste des ressources du code minier. Et une demande de permis de recherches a été déposée l’été dernier par la société TBH2 Aquitaine en Béarn et Soule.
Il y a trop d’incertitudes, je trouve qu’il y a beaucoup de rêves, d’intérêts privés, plusieurs de mes confrères vendent la Lune, je suis choqué par certaines annonces
Fabrice Brunet, minéralogiste à l’université Grenoble Alpes
“Cette zone des Pyrénées est un système potentiellement fertile, il y a de vrais arguments : le manteau terrestre riche en fer remonte ici jusqu’à 8 km de profondeur, des failles majeures permettent des apports en eau et la migration de l’hydrogène, tandis qu’il y a des roches qui pourraient faire office de couverture pour former des accumulations”, lâche Laurent Truche. “Nous venons de déposer avec un grand groupe une demande de permis quelque part en France, affirme de son côté Nicolas Pélissier, un ancien de Total qui a fondé la start-up 45-8 Energy. Nous avons déjà un permis dans le Jura, qui pourrait associer hélium et hydrogène, ce qui semble être la marque de la radiolyse de l’eau. En fait, on regarde un peu partout dans le monde, au Kosovo, en Afrique, en Amérique du Sud…”
“Nous discutons avec les autorités brésiliennes dans l’optique de réaliser des premiers forages à proximité des cercles de fées, indique à son tour Olivier Lhote, d’Engie. Nous regardons aussi dans d’autres pays, mais je ne peux pas vous en dire plus pour ne pas donner trop d’indications à la concurrence.” Emballés, les experts promettent même des coûts d’extraction inférieurs à 1 euro le kilo, contre 2 à 6 euros avec les procédés de fabrication actuels.
Une molécule fragile, abrasive… et renouvelable ?
Si de plus en plus d’ingénieurs pétroliers y voient une possibilité de reconversion, la quête de l’hydrogène nécessite de sérieux ajustements. H2 est une molécule bien plus petite, mobile et réactive que le méthane, en plus d’être très appétissante pour les bactéries du sous-sol. “Ce gaz n’aura pas forcément les mêmes circuits de migration que le gaz naturel et il nous faut encore comprendre les conditions favorables à l’établissement et la préservation de gisements d’hydrogène”, estime Olivier Lhote.
à vrai dire, la nature de ces hypothétiques gisements reste mystérieuse : s’agit-il d’accumulations liées à une ancienne activité géologique, ou de réservoirs sans cesse alimentés par de nouvelles réactions chimiques – ce qui en ferait une ressource renouvelable ? “Il est encore trop tôt pour le dire, admet Denis Brière, l’un des rares à avoir pu étudier de près le site du Mali. Notre théorie actuelle sur le renouvellement de l’hydrogène reste spéculative.” Tout est à découvrir et à réinventer. “à l’Institut américain d’études géologiques, nous sommes en train d’adapter nos modèles pétroliers pour l’hydrogène”, explique Geoffrey Ellis. “Moi, je travaille sur une méthode qui permettra d’évaluer les volumes d’hydrogène disponibles dans une formation géologique”, informe Éric Gaucher.
Aller au bout de l’aventure
L’enthousiasme général est indéniable. Les premiers congrès sur l’hydrogène naturel font le plein. Comme aux premières heures du gaz de schiste, les majors se gardent de prendre trop de risques. “Néanmoins, je peux vous dire qu’en coulisses, toutes les grandes compagnies pétrolières se montrent très intéressées”, chuchote Alain Prinzhofer. Mais peut-on réellement croire à la découverte imminente d’une nouvelle ressource géologique d’ampleur mondiale ? “Il ne faut pas avoir peur que la réponse soit négative”, pose Laurent Truche. “Pour ma part, je pense que le potentiel est très grand : mes calculs, effectués sur un coin de table, montrent que la récupération des seules émanations du sous-sol brésilien pourrait satisfaire la demande mondiale”, s’enflamme Alain Prinzhofer.
Je suis convaincu que ce sera la prochaine source d’énergie majeure. Cette transition peut se produire en une décennie
Viacheslav Zgonnik, géochimiste, directeur de la start-up Natural Hydrogen Energy
“Notre estimation préliminaire, qui tient compte de toutes les pertes et des faibles taux de récupération, aboutit à des chiffres importants correspondant à plusieurs centaines d’années de consommation potentielle”, avance Geoffrey Ellis ; même si cela reste théorique, voire un peu vaseux, le modèle de l’Institut d’études géologiques estime avec 98 % de probabilité que la production géologique pourrait satisfaire au moins 50 % de la consommation d’H2 d’ici à 2100 et au-delà. “Il y a vraiment trop d’incertitudes, je trouve qu’il y a beaucoup de rêves, d’intérêts privés, plusieurs de mes confrères vendent la Lune, je suis choqué par certaines annonces”, tance Fabrice Brunet, minéralogiste à l’université Grenoble Alpes.
Mais l’heure n’est pas vraiment à la tiédeur… “J’ai choisi de quitter le confort d’un poste salarié bien payé chez Total pour prendre ce risque, je suis persuadé que la Terre produit d’énormes quantités d’hydrogène, témoigne Éric Gaucher. On doit aller au bout de cette aventure, forer au moins vingt puits aux bons endroits pour se faire une idée. S’il y a vingt échecs, alors d’accord, on aura peut-être tué l’idée.” Viacheslav Zgonnik remet une pièce dans la machine : ”Je suis absolument convaincu que ce sera la prochaine source d’énergie majeure. L’hydrogène naturel permet de faire pivoter rapidement l’industrie fossile vers une nouvelle ressource, cette transition peut se produire en une décennie. C’est une très bonne nouvelle pour la planète. »
Évidemment, nous ne sommes pas obligés de le croire ; il y a tellement d’obstacles à franchir, tellement de raisons de douter. Mais avouez que vous êtes maintenant aussi impatients que nous de connaître le dénouement de cette incroyable quête…