Plastique : enquête sur la plus grande pollution de tous les temps
Tous les scientifiques interrogés reconnaissent qu’ils peinent à mesurer l’ampleur de la pollution plastique. Mais ils s’avouent très inquiets sur ses conséquences écologiques et sanitaires. Et partagent ce sentiment d’urgence : il est temps de regarder la catastrophe en face.
“Plus on les cherche, plus on les trouve, constate Matthieu Mercier, physicien à l’Institut de mécanique des fluides de Toulouse, qui recense les plastiques océaniques. Nous pourrions certainement retrouver tout le plastique que nous avons injecté dans l’environnement depuis 30 à 50 ans.” La question n’est plus de savoir si la pollution existe, mais comment mieux la traquer.
Pourtant, la prise de conscience a été longue. L’histoire débute un siècle après la fabrication du premier polymère, dans les années 1970, à des milliers de kilomètres des humains : de premières particules de plastique sont retrouvées dans la mer des Sargasses. Ensuite, comme des clous qu’on enfonce, chaque décennie est venue assombrir le tableau. Au début des années 1980, l’inquiétude scientifique croît autour de la multiplication des débris marins. Deux premières conférences internationales sur le sujet sont menées en 1984 et 1989, elles lancent des salves de recherches.
Ils s’immiscent à tous les niveaux du vivant
En 1996, l’océanographe Charles Moore découvre une gigantesque étendue de débris au milieu du gyre du Pacifique Nord – ce tourbillon géant créé par la réunion de courants. On sait aujourd’hui que ces soupes de morceaux de plastique couvrent la surface des cinq gyres océaniques.
Je ne suis pas sûr que les gens soient bien conscients de la manière dont les microplastiques interagissent avec tout ce que nous faisons
Matthias Rillig, biologiste à l’université libre de Berlin
En 2004, le biologiste marin Richard Thompson est le premier à tirer le signal d’alarme sur leur fragmentation en particules de moins de 5 mm : invisibles à l’œil nu, elles sont omniprésentes dans les sédiments océaniques et les eaux de surface. En 2010, l’analyse de 748 échantillons collectés entre Cape Cod et la mer des Caraïbes inventorie pour la première fois les propriétés physiques des débris : la plupart ont une taille inférieure à 10 mm, pèsent moins de 0,05 g. Et deux ans après, le biologiste allemand à l’université libre de Berlin Matthias Rillig lance l’alerte sur la pollution des sols. “Encore aujourd’hui, dit-il, je ne suis pas sûr que les gens soient bien conscients de la complexité du problème des microplastiques et de la manière dont ils interagissent avec tout ce que nous faisons.”
Paradoxe des plastiques manquants
Depuis, les données se sont affinées : rivières, montagnes, sols, air… Les débris plastique sont dans tous les écosystèmes. Leur ingestion est rapportée chez plus de 900 espèces, on en trouve dans nos poumons, le lait maternel, les testicules même…
Ils s’immiscent à tous les niveaux du vivant. Et si environ 0,3 million de tonnes de plastique flotte à la surface des océans, on sait que 4 à 12 millions de tonnes s’y déversent chaque année, via les fleuves. Ce décalage a d’ailleurs alimenté ce que les scientifiques appellent le paradoxe des plastiques manquants. “Nous avons beaucoup travaillé pour comprendre où ils se trouvaient : dans les sédiments ? Dans la colonne d’eau ? Ingérés ? Digérés par les microorganismes ? raconte Jean-François Ghiglione, au laboratoire d’océanologie de Banyuls-sur-Mer. Peut-être avions-nous mal estimé les quantités fluviales qui se déversent dans les eaux marines…”
C'est chimiquement complexe  : incorporés dans les matières organiques, polymères et additifs sont difficiles à caractériser
Marie-France Dignac, biogéochimiste à l’Inrae
Ce n’est qu’en décembre dernier que, pour la première fois, une équipe du laboratoire Géosciences Environnement Toulouse a modélisé le cycle de vie des plastiques entre la terre, l’atmosphère et l’océan. Verdict : ceux qui flottent à la surface de la mer sont une goutte d’eau comparés à ceux que l’on trouve dans les profondeurs – 82 millions de tonnes – ou dans les sédiments côtiers – 115 millions. “Mais ces 200 millions de tonnes ne représentent que 3 % des plastiques perdus”, prévient le biogéochimiste Jeroen Sonke, qui a dirigé les travaux.
Une influence difficile à évaluer sur le climat
Car la modélisation met en avant l’une des grandes inconnues du cycle : la quantité de plastique dans les sols. Champs, villes, zones industrialisées… Leur présence y est avérée. Début 2023, une approche probabiliste par des chercheurs suisses évalue la pollution mondiale à 3 600 particules par kilo en moyenne pour les sols urbains et industriels, 440 pour les sols agricoles et 300 pour les sols naturels.
En France, l’analyse en 2022 d’échantillons de terres amendées par des composts produits à partir de déchets organiques ménagers et urbains, et de boues d’épuration par Véolia, ne laisse pas de place au doute : “Nous avons retrouvé des plastiques dans toutes les fractions de nos sols”, déplore la biogéochimiste Marie-France Dignac, à l’Inrae, qui consacre ses recherches à la traque de ces marqueurs par spectrométrie par pyrolyse, une technique thermique permettant de réaliser une sorte d’empreinte chimique de l’échantillon. Mais la métrologie peine à suivre. “La pollution plastique est chimiquement complexe : arrive au sol le polymère, mais aussi de nombreux additifs qui, une fois incorporés dans les matières organiques, sont difficiles à isoler et à caractériser.”
La traque doit changer d’échelle
Et puis il y a la pollution de l’air. Quelles sont les concentrations de particules de plastique dans l’atmosphère ? “La voie atmosphérique est réelle”, affirme Jeroen Sonke. Reste que les données sont encore parcellaires. Seules une douzaine d’études ont montré des concentrations de microplastiques en suspension allant de 0,01 particule par mètre cube dans l’ouest de l’océan Pacifique, à plusieurs milliers à Londres et à Pékin. “Il est encore trop tôt pour obtenir des chiffres fiables”, pose Zamin Kanji, physicien de l’atmosphère à ETH Zurich, qui a démontré la capacité des microplastiques en suspension à servir d’aérosols et à favoriser la formation de nuages. De quoi polluer les zones vierges ? Jouer sur le climat ? “Le potentiel existe. D’autant que les concentrations augmenteront de manière significative au cours des deux prochaines décennies.”
La mauvaise gestion historique des plastiques polluera la Terre pendant des millénaires. Ce peut être 20 000 ans comme 2000…
Jean-François Ghiglione, laboratoire d’océanologie de Banyuls-sur-Mer
La traque doit aussi changer d’échelle pour prendre en compte les nanoplastiques. Un défi technique. “Nos travaux démontrent une masse équivalente à celle des petits microplastiques dans les océans”, rapporte Jean-François Ghiglione. Des travaux récents ont prouvé par exemple leur capacité à pénétrer les racines de la laitue et du blé, jusqu’à migrer vers les parties comestibles. Mais les méthodes d’analyse ne sont pas prêtes pour les quantifier dans l’eau, l’air et le sol. “On pourra commencer à intégrer les nanoplastiques dans le bilan d’ici 3 à 5 ans”, estime Jeroen Sonke.
Le chercheur a utilisé son modèle pour projeter l’évolution du cycle du plastique, en simulant un rejet nul dans l’environnement à partir de 2025. Bilan : “L’héritage de la mauvaise gestion historique des plastiques polluera la Terre pendant encore des millénaires. Aux incertitudes près, ce peut être 20 000 ans comme 2 000…”
Dans ce tourbillon de modélisations, de relevés de terrain dans l’eau, le sol, l’air, la réponse à la grande question se refuse aux chercheurs : quelle est la durée de vie d’un morceau de plastique ? Et à la fin, les plus petits fragments sont-ils dégradés par la vie microbienne qui les colonise ? Finissent-ils par se dissoudre dans l’écosystème Terre ? La traque a pris la forme d’un zoom, d’une plongée vers l’infiniment petit. Elle se poursuit.