Ce que le paranormal dit de notre cerveau
Sortir de son corps, entendre des voix, voir des fantômes… Depuis quelques années, les chercheurs commencent à prendre ces phénomènes très au sérieux. Et si ces expériences permettaient d’ouvrir de nouvelles fenêtres sur notre cerveau ?
Étrange, cette voix que vous êtes le ou la seule à entendre, ce visage que vous croisez chaque nuit, cet objet qui s’est jeté sur vous. Encore plus étrange l’impression de sortir de son corps, de sentir des présences fantômes, de lire dans les pensées…
Étrange… et risible ? Certains esprits rationnels pourraient avoir tendance à balayer d’un revers de la main ces témoignages auréolés d’occultisme sur des phénomènes ni observables ni explicables scientifiquement.
Le “problème difficile”
“C’est le problème de tous ces phénomènes-là qu’on regroupe sous l’étiquette assez commode de parapsychologie, une psychologie qui fait un pas de côté par rapport à la psychologie scientifique – même si elle est véritablement scientifique, j’en suis convaincu”, regrette le philosophe et historien des techniques, spécialiste de l’occultisme, Philippe Baudouin, à l’université Paris-Saclay.
Mais un changement s’opère au sein de la communauté des neuroscientifiques. “J’ai l’impression qu’on s’intéresse de plus en plus à ces phénomènes de nos jours, on les prend au sérieux, on en parle avec les patients, ce n’est plus considéré comme des délires d’influence divine…”, observe le neurologue Armin Schnider, directeur du département des neurosciences cliniques de la faculté de médecine de Genève et médecin-chef du service de neurorééducation des Hôpitaux universitaires de Genève.
Étudier de tels phénomènes permet de comprendre comment le cerveau crée toutes nos expériences
Anil Seth, neurosceientifique, université du Sussex, à Brighton
Le petit événement qui s’est passé à la fin du mois de juin permet de comprendre ce nouvel intérêt pour les fantômes et les démons. Le philosophe David Chalmers et le neuroscientifique Christof Koch se sont retrouvés à l’occasion de la réunion annuelle de l’Association pour l’étude scientifique de la conscience. Il y a vingt-cinq ans, ces deux-là avaient fait un pari. Comment un objet physique – le cerveau – peut-il donner lieu à une expérience subjective – la conscience ? David Chalmers avait gagé que ce problème – qu’il appelle le “problème difficile” – ne serait pas résolu vingt-cinq ans plus tard ; Christof Koch avait parié que si. C’est le philosophe qui a gagné.
Pas de signature de la conscience
Un collège de neuroscientifiques vient de faire le bilan expérimental des deux principales théories en vogue pour expliquer la conscience : en l’état, aucune de leurs prédictions sur une signature spécifique de la conscience ne résiste aux tests d’IRM ou de magnéto-électroencéphalographie. Sur scène, les deux chercheurs ont reconnu publiquement que la recherche n’est pas encore en mesure d’expliquer physiquement la conscience. David Chalmers est reparti avec deux caisses de vins portugais – Christof Koch se dit prêt à “doubler la mise” pour les vingt-cinq prochaines années…
Anil Seth, l’un des grands noms des neurosciences de la conscience, analyse cet échec : “Selon moi, plutôt que d’essayer de résoudre le problème ‘de front’, nous devrions l’aborder petit à petit, en construisant des ponts d’explication entre les choses qui se produisent dans le cerveau et les expériences qui se produisent dans l’esprit. C’est ce que j’appelle le ‘vrai problème’.”
Le réel est ailleurs
Et c’est là, pour le chercheur, que le paranormal devient intéressant, neuroscientifiquement parlant. Non pas pour interroger l’existence réelle des fantômes ou des décorporations. Car si des psychologues italiens sont bien en train de tester la capacité de deux personnes en état de décorporation sous hypnose à décrire des images se trouvant à plus de 100 km d’eux, “ces tests expérimentaux sont en cours de confirmation depuis les années 1970… avec très peu de sujets et très peu d’expérimentateurs”, constate le psychologue clinicien Renaud Evrard, à l’université de Lorraine, créateur du Centre d’information, de recherche et de consultation sur les expériences exceptionnelles en 2009.
En attendant d’éventuelles et improbables preuves de brèches spatio-temporelles dans le réel, le scepticisme est de mise sur l’hypothèse que les phénomènes paranormaux puissent avoir une existence indépendante de ceux qui les ressentent. “L’essentiel est de prendre au sérieux les expériences vécues par les gens, mais de ne pas les prendre au pied de la lettre”, pose Anil Seth.
Le réalisme de l’hallucination est total, il n’y a pas vraiment de différence avec le vécu du quotidien
Renaud Evrard, psychologue clinicien à l’université de Lorraine
Car le réel est ailleurs. Oui, ceux qui vivent des expériences extracorporelles font vraiment l’expérience d’une dissociation de leur corps. Cela ne signifie pas que leur conscience s’est déplacée vers un autre endroit, simplement que leur cerveau est parvenu à une conclusion inhabituelle sur le lieu où se trouve leur “moi ”. À défaut d’être une expérience du réel, c’est une réelle expérience. “L’intérêt d’étudier de tels phénomènes est qu’ils permettent de comprendre comment le cerveau crée toutes nos expériences”, résume Anil Seth.
Jeanne d’Arc, des prophètes…
Les neurosciences ont en effet largement validé l’authenticité des phénomènes hallucinatoires. “L’imagerie cérébrale nous montre que quand les gens nous disent entendre ces voix, ils les entendent vraiment, ou quand ils nous disent voir des visages, ils les voient vraiment, puisque leur cerveau s’active comme s’il les voyait ou s’il les entendait, pose Renaud Jardri, professeur de psychiatrie à l’université de Lille et codirecteur de l’équipe Plasticité & Subjectivité au sein du Centre Lille neuroscience & cognition. Même si la source n’est pas présente dans l’environnement, l’expérience est authentique.”
“Le réalisme de l’hallucination est total, il n’y a pas vraiment de différence avec le vécu du quotidien”, confirme Renaud Evrard. Qui ajoute que ces hallucinations ne sont plus l’apanage du pathologique ou de la foi dans le surnaturel : “Jeanne d’Arc, de nombreux prophètes… Entendre des voix a d’abord été sacralisé puis pathologisé au cours du XIXe siècle. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que certaines études ont commencé à montrer que ces expériences étaient plus fréquentes qu’on ne le pensait, et pas toujours pathologiques, survenant chez des gens qui n’avaient pas de profil clinique grave.”
Brèche dans le réel
Car oui, les hallucinations, qu’elles soient visuelles, auditives ou olfactives, s’invitent à de nombreux moments de nos vies “normales” : 30 à 50 % de la population générale témoigne avoir vécu une telle expérience au moins une fois dans sa vie. Aux frontières du sommeil, dans des états d’isolement, de stress, de migraine, de fatigue, de choc émotionnel, de prise de drogues ou encore d’épisode de sport intense… tout le monde peut réellement ressentir une brèche dans le réel. Enfermé dans une cellule aveugle et sombre, il suffit de 24 heures pour entendre des voix et de 36 pour avoir des visions.
Dès les années 1980, les psychologues se sont d’ailleurs évertués à produire des hallucinations en laboratoires pour tenter de décrypter les rouages perceptifs de la vision : “C’est bien la preuve que c’est un phénomène cognitif : on n’a pas créé une maladie chez les gens, on a simplement activé les bons leviers”, appuie Renaud Evrard.
Les neurosciences ont dépassé des réticences historiques. “La décorporation est longtemps restée un sujet confiné à la littérature ésotérique, et parapsychologique, puisque ça semblait montrer que la conscience était indépendante du corps et du cerveau… Le fait de pouvoir sortir de son corps pouvait suggérer que l’âme perdurait après la mort”, pointe le neuroscientifique Sebastian Dieguez, enseignant à l’université de Fribourg.
Cerveau découpé
Certes, il y a encore des réticences sur le vocabulaire. Le mot “paranormal”, par exemple, déclenche le mutisme chez la plupart des interlocuteurs. Aux fantômes et aux apparitions, ils préfèrent les hallucinations ou les sensations de présence. Mais tous reconnaissent que ces “expériences anomales” ou ces “phénomènes exceptionnels” ouvrent un accès privilégié à l’intérieur du crâne.
Certains comportements activent de nombreuses régions du cerveau, et une région répond souvent à l’activité d’autres régions
Sebastian Dieguez, neuroscientifique, enseignant à l’université de Fribourg
Les expériences réalisées en psychologie ou les études menées en médecine ont tendance à simplifier les processus mentaux, à localiser les analyses dans des parties ciblées du cerveau, découpé à la manière de la silhouette d’un cochon chez un charcutier. Or, l’idée qu’il y ait des régions spécifiques pourvues de fonctions particulières ne résiste pas vraiment à l’analyse. “Certains comportements humains activent de nombreuses régions du cerveau et non une seule ; et une région du cerveau répond souvent à l’activité d’autres régions”, rappelle Sebastian Dieguez. Les expériences paranormales permettent, elles, d’étudier les fonctions les plus générales du cerveau dans toute leur complexité.
Posséder un corps et le situer dans l’espace dérive de l’intégration de multiples signaux tactiles, moteurs, proprioceptifs, pointe par exemple Nathan Faivre, spécialiste de neurocognition au Laboratoire de psychologie et neurocognition de Grenoble : “En fonction du type de perturbation de cette intégration multisensorielle, on peut avoir des troubles d’identification – je n’ai plus l’impression d’être moi-même – ; de la localisation – j’ai l’impression d’être en dehors de mon propre corps – ; ou percevoir ce qui est une représentation de son propre corps comme quelqu’un d’autre – c’est l’hallucination de présence.”
Le concept de schéma corporel
C’est ce qu’avait pressenti le médecin français Pierre Bonnier dès 1905, quand il tentait pour la première fois de décrire ce qui se passe dans le cerveau de ses patients atteints de troubles dissociatifs, qui n’ont plus l’impression d’être eux-mêmes, ou celle d’être dans un corps différent : il appelle l’aschématie la perte de conscience de notre corps ; l’hyposchématie et l’hyperschématie, les vertiges ; la paraschématie, la confusion des différentes parties du corps…
Ces conceptions novatrices sont à l’époque vivement dénigrées en psychologie et en médecine : seuls les neurologues s’en emparent pour mettre à jour le concept de schéma corporel. “Puisque certains patients présentent ces troubles, cela signifie que le cerveau s’occupe normalement de nous localiser à l’intérieur de notre corps en tant que nous-même et non une autre personne… et que ces choses-là peuvent dysfonctionner, soulève Sebastian Dieguez. C’est intéressant car cette perturbation du schéma corporel peut être à l’origine des sensations de fantômes ou de maisons hantées.”
Machine à prédire
Aujourd’hui, les expériences de sortie de corps et autres sentiments de présence ou de dissociation sont au cœur des recherches. Et elles sont en fait totalement en phase avec la théorie du cerveau probabiliste, aussi appelée cerveau bayésien, largement soutenue par la communauté neuroscientifique. Son principe : notre organe de pensée n’est qu’une machine à prédire et les sens sont des outils au service de la vérification de ses prédictions.
Il semble intuitif de penser que le monde se déverse dans notre esprit à travers les fenêtres transparentes de nos sens. Selon la théorie bayésienne, ce qui se passe est assez différent. “Ce que nous vivons provient en grande partie de l’intérieur vers l’extérieur, et non de l’extérieur vers l’intérieur, prévient Anil Seth. Ce que nous expérimentons est une sorte ‘d’hallucination contrôlée’. Une hallucination, parce que toute notre expérience vient de l’intérieur vers l’extérieur ; et contrôlée, parce que les prédictions du cerveau sont contrôlées par des signaux sensoriels provenant du monde et du corps. Si nous sommes sur la bonne voie avec cette théorie, et les preuves ne manquent pas, chacun d’entre nous fait l’expérience d’un monde unique. Et lorsque nous sommes d’accord sur ce que nous vivons, ce qui est le cas la plupart du temps, c’est ce que nous appelons le monde réel.”
Notre cerveau collectionne les informations pour se projeter dans le futur. Ce qui lui permet de valider les hypothèses qu’il élabore
Yves Rossetti, spécialiste de la perception et professeur de physiologie à la faculté de Lyon
L’hallucination serait donc la norme de notre système perceptif : notre cerveau invente en permanence le monde en fonction de ses apprentissages, de ses expériences, de ses souvenirs, de ses émotions… Et n’utilise les entrées sensorielles que pour rectifier au mieux ces constructions mentales a priori, en réalisant des mises à jour permanentes, selon le niveau d’incertitude entre ses croyances et le signal reçu. “Notre cerveau collectionne les informations pour pouvoir se projeter en permanence dans le futur, fait des statistiques, des analyses, des expériences. Ce qui lui permet de valider ou non toutes les hypothèses qu’il élabore”, conforte le professeur de physiologie à la faculté de Lyon Yves Rossetti, spécialiste de la perception.
Un affabulateur
La logique temporelle est donc inversée : on voit les choses avant qu’elles n’arrivent. “Les informations que l’on pense être arrivées dans le cerveau ne sont en fait pas encore traitées : l’entrée sensorielle sert juste à vérifier les hypothèses déjà formulées dans le cerveau”, détaille Laurent Perrinet, spécialiste de neurosciences computationnelles à l’université d’Aix-Marseille.
Les ingrédients d’une hallucination sont les mêmes que ceux d’une perception normale, mais les proportions sont déséquilibrées
Laurent Cohen, de l’Institut du cerveau de Paris
“Reste à voir si nous faisons cela tout le temps, ou si nous nous fions aux prédictions seulement lorsque les preuves du monde extérieur sont fragiles, pondère Benjamin Alderson-Day. Mais je pense que c’est une théorie qui explique bien pourquoi des personnes peuvent être plus sensibles que d’autres à de multiples expériences inhabituelles.”
Boucles récurrentes
“Les ingrédients d’une hallucination sont les mêmes que ceux d’une perception normale, mais les proportions sont déséquilibrées : les a priori ont trop d’influence, et les informations en provenance des yeux ou des oreilles n’en ont pas assez”, explique Laurent Cohen, de l’Institut du cerveau de Paris. Autrement dit, si la perception est une hallucination contrôlée ; l’hallucination, elle, est une perception incontrôlée.
Au niveau clinique, le syndrome de Charles Bonnet illustre bien ce principe : chez des personnes souffrant de maladies des yeux, le cortex visuel est libéré de son rôle de contrôle du monde réel et ses productions spontanées prennent une précision et une force déroutantes, à l’image de serpents qui ondulent aux quatre coins d’un plafond… “Le cerveau peut vivre sans le monde extérieur : il est constamment en train de fonctionner, il ne peut pas s’arrêter, avec des boucles récurrentes”, insiste Laurent Perrinet.
“Ne sous-estimez pas votre cerveau !”
C’est de lui que vient le pouvoir des maisons que l’on pense hantées : “Notre cerveau a des attentes et, dans un premier temps, il va privilégier ses interprétations, donc on peut le tromper”, pointe Renaud Jardri. Il a aussi été observé que les personnes qui croient davantage aux phénomènes paranormaux ont davantage tendance à attribuer une signification à des stimuli ambigus.
“Ne sous-estimez pas votre cerveau !”, avertit Anil Seth. Et n’ayez pas peur des fantômes. Car pour les neurosciences, le paranormal est devenu normal. Mieux : ces expériences réellement vécues, pleinement ressenties, permettent d’explorer, d’expérimenter et de mieux comprendre le fonctionnement de cet affabulateur compulsif que nous avons sous le crâne. Les fantômes permettent d’affronter le “vrai problème”, de faire le lien entre les dynamiques neuronales et les expériences spirituelles.
C’est déjà ce que pressentait la poétesse Émilie Dickinson à la fin du XIXe siècle : “Pas besoin d’être dans une bâtisse pour se sentir hanté, le cerveau a suffisamment de couloirs.”