ballon en direction de la strastosphère@NASA - SCEYE

À l’assaut de la stratosphère

Située entre 12 et 50 km d’altitude, cette couche de l’atmosphère suscite les convoitises. Les projets industriels et stratégiques se multiplient. Objectif : installer de nouveaux outils de télécommunications ou de surveillance de la Terre… Pour le meilleur et pour le pire.

par Vincent Nouyrigat,

“En ce moment, nous sommes tous un peu des pionniers”, lance fièrement Yannick Combet, responsable chez Thales Alenia Space du projet Stratobus. Stratobus ? Un immense dirigeable long de 130 m gonflé à l’hélium et destiné à sillonner prochainement la stratosphère… parmi beaucoup d’autres engins ! Car au-delà des faits divers à base de ballons espions chinois ou de supposés ovnis, de nombreux industriels et de start-up se préparent désormais à occuper cette couche de l’atmosphère située entre 12 et 50 km d’altitude ; un nouveau monde, quand on sait que les avions de ligne plafonnent à 10 km et que les satellites évoluent au-delà des 100 km. Actuellement, les ingénieurs affûtent leurs concepts de ballons et de dirigeables plus légers que l’air, et peaufinent leurs drones à énergie solaire dotés d’ailes immenses pour s’appuyer sur le peu de molécules présentes à ces hauteurs – à l’image du Zephyr ­développé par Airbus. 

Il va falloir vous habituer à entendre parler de ces aéronefs qualifiés de “pseudo-satellites ” ou de “plateformes de haute altitude”, des “HAPS”, car leurs opérateurs comptent bien en faire les nouveaux outils de surveillance de la Terre, de nouveaux relais de télécommunications, et pourquoi pas, des attractions touristiques… “Nous proposerons dès la fin 2024 une montée douce en ballon dans la stratosphère à bord d’une cabine pressurisée dûment certifiée : pendant trois heures, à 25 km d’altitude, les six passagers accompagnés de nos deux pilotes pourront contempler la rotondité de la Terre et son halo bleuté, promet Vincent Farret ­d’Astiès, ancien contrôleur aérien et fondateur de l’entreprise Zephalto. Nous prévoyons dans un premier temps d’accomplir soixante vols par an.” 

Bref, la volonté et l’imagination sont au rendez-vous pour conquérir cet espace vierge, qui pourrait être aussi traversé dans les décennies à venir par des appareils de transport supersoniques, voire hypersoniques, évoluant à plus de 6 000 km/h.

On se sentait jusqu’ici un peu seuls dans la stratosphère, mais cela devrait bientôt changer…

Vincent Dubourg du CNES, l’Agence spatiale française

Des pionniers, un espace vierge à explorer… Bon, ce n’est pas totalement vrai. Des dizaines d’avions espions américains ou soviétiques ont déjà tutoyé la stratosphère pendant la guerre froide, tandis que les agences météo et spatiales y envoient quotidiennement des ballons à des fins de mesures scientifiques. Les grandes bases actuelles de lancement étant Kiruna en Suède, Mahé aux Seychelles, Timmins au Canada, Alice Springs en Australie, Fort Sumner aux États-Unis, McMurdo en Antarctique, ainsi qu’Aire-sur-l’Adour en France. “Depuis près de soixante ans, nous lançons une quarantaine de ballons chaque année à partir de ce site, signale Vincent Dubourg du Cnes, l’Agence spatiale française. Nous sommes déjà capables d’envoyer des télescopes de plus d’une tonne à 40 km d’altitude ! On se sentait jusqu’ici un peu seuls dans la stratosphère, mais cela devrait bientôt changer…”

Vols stationnaires

Pourquoi ? Parce que de nouvelles techniques promettent de pouvoir manœuvrer dans la stratosphère, au lieu de se laisser dériver passivement autour du Globe comme le font les aérostats actuels. “Le fameux ballon espion chinois abattu par les Américains était visiblement doté de moyens de pilotage, avec ses petites hélices, fait remarquer Nicolas Multan, directeur de la société spatiale Hemeria, basée à Toulouse. Nous travaillons en ce moment sur un concept de ballon, BalMan, permettant de monter et descendre entre 16 et 22 km pour profiter de certaines veines de vents afin d’ajuster nos trajectoires.” 

Le principe est simple : une enveloppe contenant de l’hélium pour assurer la portance, une autre plus ou moins remplie d’air afin d’ajuster l’altitude. L’allègement des matériaux, les progrès récents des panneaux solaires et la densité énergétique croissante des batteries – qui prennent le relais la nuit – ont aussi permis de développer des moteurs suffisamment puissants pour affronter des vents contraires. “L’objectif de Stratobus est de pouvoir rester au-dessus d’un point fixe pendant un an en portant plus de 250 kilos de charge utile vers 20 km d’altitude”, révèle Yannick Combet. Or, cette nouvelle capacité de survoler un même endroit sur une longue durée change absolument tout. 

Légers, précis, furtifs

“Cela rend possibles de nombreuses missions d’observation de la Terre avec des caméras de toutes sortes, que ce soit pour mesurer les émissions de CO2 d’une ville ou ses déperditions de chaleur, l’érosion des côtes, mais aussi la surveillance d’une frontière”, évoque Yannick Combet. L’agence européenne Frontex s’intéresse d’ailleurs de près à ces HAPS, dont le champ de vision s’étend sur plusieurs centaines de kilomètres, à la différen­ce des avions et des drones classiques. 

“L’atout principal par rapport à des satellites qui défilent en orbite et passent seulement une fois toutes les douze heures, par exemple, au-dessus d’un même point, c’est la possibilité du temps réel : avec un ballon placé au-dessus du Portugal, vous pourriez détecter immédiatement le départ d’un feu de forêt”, imagine Vincent Dubourg. 

En outre, la proximité du sol permet d’obtenir des images ou des vidéos d’une très haute résolution, supérieure à celles des capteurs placés sur la lointaine orbite terrestre : “Nos outils seront capables de détecter des fuites de méthane dix fois plus faibles que les meilleurs satellites actuels, cela fait une grande différence”, se félicite Kristian Vind, de la start-up Sceye, qui vient de signer un contrat avec l’Agence américaine de protection de l’environnement pour surveiller les puits de gaz du Nouveau-Mexique. 

Ces aéronefs ont une faible signature infrarouge et radar, leur vitesse singulièrement faible les rend discrets

Le général Philippe Steininger, conseiller militaire du Cnes

Cette alliance inédite de la permanence et de la précision est aussi une aubaine pour les armées. D’autant plus que, évalue le général Philippe Steininger, conseiller militaire du Cnes, “ces aéronefs ont une faible signature infrarouge et radar, leur vitesse singulièrement faible les rend discrets, et ils ne sont pas si faciles que cela à abattre”.

Ces engins stratosphériques auraient également leur rôle à jouer dans les télécommunications, notamment dans les régions mal desservies. À l’image d’une antenne de téléphonie mobile perchée dans le ciel émettant à une centaine de kilomètres à la ronde – un seul ballon pourrait remplir l’office de 400 stations-relais au sol. “Les mégaconstellations de satellites comme Starlink ou OneWeb nécessitent des terminaux terrestres coûteux et sont très limitées en débit, elles ne peuvent desservir correctement que quelques personnes par kilomètre carré, lâche Kristian Vind. Notre dirigeable stratosphérique sera capable de délivrer le haut débit directement sur les smartphones. Nous pourrions couvrir les milliards de personnes qui n’ont pas accès à Internet, avec cette solution plus souple et évolutive.” 

Un monde à apprivoiser

Les premiers tests effectués en 4G et 5G, des essais de visioconférences et vidéos 4K indiquent en effet un signal de très bonne qualité, sans temps de latence ni effet doppler. “C’est de la pure physique, nos engins sont fixés à 20 km d’altitude contre 1 200 km pour les satellites défilant de OneWeb”, insiste Matthew Nicholson, porte-parole de SoftBank, une entreprise de télécommunications japonaise qui mise beaucoup sur les drones stratosphériques. La nouvelle filiale d’Airbus, Aalto, a d’ailleurs signé ces derniers mois pour son drone Zephyr des contrats avec des opérateurs saoudiens, japonais et caribéens. 

Les garde-côtes qui veulent utiliser ces solutions stratosphériques pour le sauvetage en mer, tout comme les ingénieurs planchant sur l’Internet des objets et la future 6G, semblent conquis. Et de nouvelles bandes de fréquences devraient être attribuées aux plateformes de haute altitude durant la conférence mondiale des radiocommunications qui débutera fin novembre à Dubaï. 

À certains égards, cet environnement peut être plus agressif que celui de l’orbite spatiale

Kristian Vind, de la start-up Sceye

“Il y a énormément de clients intéressés, un marché très important se dessine”, se réjouit Yannick Combet. “C’est un bon complément de l’offre satellitaire”, parie Nicolas Multan. “La stratosphère a été jusqu’ici sous-utilisée, ce milieu a un gros potentiel”, approuve Vincent Dubourg. 

L’enthousiasme est considérable. Pour autant, les industriels que nous avons contactés affichent encore une certaine prudence. Faute d’avoir trouvé un modèle économique viable, Google a ainsi décidé d’abandonner début 2021 son programme d’Internet par ballons. “Il ne faut pas sous-estimer les difficultés techniques”, reconnaît l’ingénieur. 

Tous les acteurs sont bien conscients qu’il va falloir apprivoiser ce nouveau milieu où règnent des conditions très particulières de pression, de rayonnement et de températures : “Elles peuvent varier de -90 °C la nuit à +40 °C localement en plein soleil”, rumine Florian Nikodem, ingénieur à l’agence spatiale allemande DLR, qui développe un drone de haute altitude. “La combinaison de forts rayons UV et de l’ozone présent dans la stratosphère dégrade beaucoup les matériaux”, soupire Yannick Combet. “À certains égards, cet environnement peut être plus agressif que celui de l’orbite spatiale”, estime même Kristian Vind.

Zone grise

Les tests de résistance des matériaux et de cycles charge/décharge des batteries se multiplient en laboratoires et à 20 km d’altitude. Tandis que les opérateurs doivent apprendre à naviguer dans cette couche de l’atmosphère, si possible au moindre coût énergétique. 

Certes, les vents y sont beaucoup moins turbulents que dans la basse atmosphère – il n’y a pas ici de mouvements de convection. Mais il sera nécessaire de mieux connaître la météorologie des lieux : “Il y a des changements saisonniers de direction du vent sous nos latitudes, alors qu’on observe dans la région intertropicale un changement de régime tous les deux ans environ, un phénomène appelé ‘oscillation quasi biennale’, éclaire Vincent Dubourg. Les modèles météo existants de la stratosphère ne suffisent pas pour l’instant à naviguer précisément… L’idée serait que les ballons fassent des mesures de vent autour d’eux pour que des algorithmes calculent la meilleure trajectoire, à l’image du routage d’un bateau lors d’une course au large”. Les ingénieurs de Google avaient déjà mis au point une IA de pilotage, testée avec succès pendant plus d’un mois sur un ballon.

Il n’y a pas d’accord sur l’altitude à partir de laquelle les lois du domaine aérien s’arrêtent…

Un responsable d’Eurocontrol, organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne

“Un avion sans pilote doté d’ailes fixes, comme notre Sunglider, est tout de même plus manœuvrable”, défend pour sa part Matthew ­Nicholson. “Mais ces aéronefs extrêmement élancés et légers, 25 m d’envergure pour 75 kilos, sont très fragiles et peuvent se briser à la moindre rafale”, rétorque Vincent Dubourg. De fait, des prévisions météo hyperpointues sont nécessaires pour assurer les montées et les descentes de ces frêles drones entre le sol et la stratosphère ; le 19 août 2022, un Zéphyr d’Airbus s’était crashé en Arizona lors d’un test mené pour l’armée américaine.

Il va falloir cohabiter

Tout reste à organiser à ces hautes altitudes, souvent considérées comme une zone grise propice aux intrusions discrètes au-dessus d’un territoire. “Il n’y a pas d’accord général sur l’altitude précise à partir de laquelle les lois du domaine aérien s’arrêtent et les lois de l’espace peuvent s’exercer, cela dépend des législations de chaque pays”, nous confie un responsable d’Eurocontrol, organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne ; “pour notre activité scientifique, nous avons établi des accords de survol avec 90 pays dans le monde”, tient tout de même à signaler Vincent Dubourg.

Ces myriades d’engins très haut perchés devront surtout pouvoir cohabiter sans risquer la collision : ballons plus ou moins statiques et pilotés, isolés ou en essaims ; drones tournoyant lentement dans les airs et changeant d’altitude entre le jour et la nuit ; avions ou armes évoluant à des vitesses hyper­soniques… Un beau casse-tête en perspective. 

On ne sait pas encore très bien mixer des trafics aux caractéristiques de vol si différentes

Marc Tenenbaum, de la Direction générale de l’aviation civile

Des premiers principes de gestion du trafic de l’espace aérien supérieur ont été proposés en juin dernier par Eurocontrol, et les discussions se poursuivent au niveau mondial. “Les radars au sol ou les systèmes de communication actuels ne sont pas conçus pour fonctionner au-delà de 20 km d’altitude, au-dessus du ‘flight level 660’ ; les moyens satellitaires paraissent plus adaptés, relève Marc Tenenbaum, de la Direction générale de l’aviation civile. On ne sait pas encore très bien mixer des trafics aux caractéristiques de vol si différentes. C’est un sujet émergent, il faudra peut-être faire appel à des systèmes anticollisions embarqués et de nouveaux prestataires de services de navigation aérienne dédiés à ces opérations hautes altitudes.” 

En cas d’urgence, quelques bonnes pratiques se mettent cependant déjà en place : “Nous avons établi des procédures en cas de perte de communication et de contrôle de notre dirigeable pour éviter de commettre des dégâts au sol”, assure Yannick Combet. 

Précieux bouclier

Cette industrialisation de la stratosphère peut paraître très responsable et vertueuse. Difficile de critiquer des aéronefs qui carburent tous à l’énergie solaire et au vent, tandis que les opérateurs s’engagent à récupérer les enveloppes plastique qui retombent sur le plancher des vaches. L’ennui, c’est que les projets d’avions supersoniques et hypersoniques annoncés au dernier ­Salon du Bourget constituent une menace pour cette portion particulièrement sensible de l’atmosphère, qui abrite la précieuse couche d’ozone – notre indispensable bouclier face aux pires rayons UV… Une menace si concrète pour l’ozone et le climat que le comité scientifique de l’Organisation météorologique mondiale s’en est officiellement ému dans un rapport publié en début d’année.

Des promesses fabuleuses. Des périls majeurs. De vraies prises de risques financières ou physiques. Quelques coups de bluff. Une créativité débordante. À sa façon inimitable, l’humanité s’apprête à coloniser (encore) un nouveau milieu. Comme d’habitude, pour le meilleur et pour le pire…

Les abonnements Abonnez-vous et ne manquez aucun numéro
Découvrez nos offres