molécule PFAS@SHUTTERSTOCK

Polluants éternels : le casse-tête de l’interdiction

Vêtements, cosmétiques, semi-conducteurs… Les PFAS sont partout. Au moment où les députés adoptent un texte visant à restreindre l'exposition à ces polluants éternels, hors ustensiles de cuisine, nous proposons notre enquête du mois d'octobre en libre lecture, pour une utile remise en contexte.

par Jean-Baptiste Veyrieras,

“Ces polluants éternels sont une bombe à retardement, lance le chimiste Ian Cousins, de l’université de Stockholm, il est temps de sortir le carton rouge.” Voilà plus de vingt ans que ce scientifique alerte sur l’ampleur de la pollution mondiale aux PFAS (de l’anglais per- and polyfluoroalkyl substances), ou substances perfluorées. Ces molécules synthétiques, produites en masse depuis les années 1950, ont été baptisées par la presse outre-Atlantique forever chemicals, “produits chimiques éternels ”. Elles possèdent en effet des liaisons entre deux ou trois atomes de fluor entourant des atomes de carbone très difficiles à briser par la nature. Une fois présentes dans l’environnement, elles y persistent.

Ils sont partout

Cette longévité insidieuse est l’argument central du projet de restriction des PFAS soumis le 13 janvier 2023 à l’Echa, l’Agence européenne des produits chimiques, par les autorités gouvernementales de cinq pays : l’Allemagne, le Danemark, les Pays-Bas, la Norvège et la Suède. “C’est une proposition inédite par son ampleur”, salue la scientifique de l’environnement Juliane Glüge, l’École polytechnique fédérale de Zurich, qui va accompagner ce processus réglementaire en tant qu’observatrice.

Jusqu’ici, parmi la dizaine de milliers de PFAS, seulement trois sous-familles contenant une centaine de PFAS avaient fait l’objet d’une interdiction mondiale, dans le cadre de la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants ratifiée par 152 pays en 2001 : les PFOS (sulfonate de perfluorooctane), les PFOA (acide perfluorooctanoïque) et les PFHxS (acide perfluorohexane sulfonique). “Traditionnellement, les agences réglementaires ne se focalisent que sur une ou quelques substances dont la toxicité ou la dangerosité ont été établies, rappelle le chimiste environnemental Martin Scheringer, l’École polytechnique fédérale de Zurich. Cette proposition de l’Echa vise à couvrir toutes les formes possibles de PFAS. C’est un changement majeur de paradigme.” Si elle est promulguée en l’état par la Commission européenne en 2025, elle conduira à l’une des plus grandes reconfigurations du monde de la chimie et de la production d’objets manufacturés de l’histoire moderne.

Plus d’un million de tonnes de PFAS seraient produites dans le monde chaque année. Mais on est loin d’avoir identifié toutes les applications

Zhanyun Wang, chimiste environnemental

Car les PFAS sont partout. Synthétisés par l’industrie à partir de gisements de fluorites, ils abreuvent nos produits courants : vestes imperméabilisées, détergents, cosmétiques, papiers toilette, couches pour bébé, emballages alimentaires, réfrigérateurs, poêles, ordinateurs, smartphones, voitures… Mais aussi des dispositifs médicaux comme les cathéters, les stents… Ou encore les peintures, les lubrifiants, et bien sûr de nombreux procédés industriels dont l’extraction du pétrole ou le placage chromé des robinetteries.

Difficile de s’y retrouver

Plus d’un million de tonnes de PFAS seraient produites dans le monde chaque année, estime ainsi le chimiste environnemental Zhanyun Wang. Mais on est encore loin d’avoir identifié toutes les applications.” “Il est difficile parfois de s’y retrouver, même pour les spécialistes”, reconnaît Ian Cousins.

Au bout du compte, beaucoup de ces PFAS finissent dans la nature. Soit parce qu’ils ont été rejetés lors de cette vaste chaîne de production. Soit parce qu’ils ont été enfouis dans des décharges. Soit durant l’utilisation quotidienne des objets qui en contiennent ou leur recyclage. Même les incinérateurs actuels n’en viennent pas totalement à bout et en recrachent dans l’atmosphère : leurs fours n’atteignant pas les 900 °C au-delà desquels les PFAS finissent tous par se dégrader. 

À ce rythme-là, estiment les auteurs du projet de restriction, 4,5 millions de tonnes de PFAS pourraient être rejetées en Europe dans l’environnement au cours des trente prochaines années. “Et même si on cessait de produire des PFAS, notre stock de produits manufacturés va continuer mécaniquement à alimenter la pollution pendant des décennies”, déplore l’écotoxicologue Annemarie van Wezel, de l’université d’Amsterdam. 

L’impact des PFAS sur les écosystèmes n’a été évalué que pour à peine 2,5 % de ces substances

Annemarie van Wezel, écotoxicologue, université d’Amsterdam

Toute la chaîne alimentaire s’en trouve impactée : des poissons aux plantes en passant par le lait des vaches, les scientifiques ont mis au jour une pollution impressionnante du vivant. Et encore : “L’impact des PFAS sur les écosystèmes n’a été évalué que pour à peine 2,5 % de ces substances”, pointe Annemarie van Wezel, s’appuyant sur une synthèse qu’elle s’apprête à publier. Une fois dans les organismes, les PFAS peuvent y demeurer pendant des années. “Il faut compter près de deux ans pour que le corps humain élimine de moitié un PFAS toxique comme le PFOS”, pointe le toxicologue américain Michael Dourson, président de Tera, une importante organisation à but non lucratif spécialisée dans l’étude des risques toxicologiques. 

Toutes les études de santé publique l’ont montré : le PFOA, le PFOS ainsi que d’autres composés perfluorés circulent dans le sang des populations. Le coût annuel de santé lié à ces expositions pourrait d’ores et déjà s’élever entre 52 et 84 milliards d’euros, selon un rapport de l’Organisation intergouvernementale des pays nordiques publié en 2019.

Sous les radars

“Plus on se penche sur les PFAS, et plus on découvre des risques pour la santé”, martèle la toxicologue américaine Jamie DeWitt, experte mondiale du sujet. “Cancers du rein et des testicules, cholestérol, baisse de poids des nouveau-nés ou réduction de la réponse aux vaccins sont fortement associés à des niveaux plus élevés de PFOS et de PFOA”, rappelle-t-elle. Et en dehors de ceux-ci, pour la majorité des PFAS, aucune donnée de toxicité n’existe – PFOS et PFOA concentrent à eux seuls 60 % des études recensées à ce jour dans la base publique Ecotox. Sachant, pour couronner le tout, qu’on ne connaît encore quasiment rien sur les risques associés à l’effet cocktail ! 

Rien que le suivi de la pollution pose un défi majeur : “Il est impossible de mesurer tous les PFAS avec les techniques actuelles”, reconnaît Xavier Dauchy, du Laboratoire d’hydrologie de l’Anses. Des milliers de PFAS circulent donc dans l’environnement hors de portée des radars… Et de toute façon, “les techniques actuelles de dépollution de l’eau et des sols sont très coûteuses et peu performantes”, déplore Zhanyun Wang. “Il y a des PFAS de l’Antarctique à l’Himalaya, il est irréalisable de dépolluer toute la planète”, tranche Ian Cousins.

Leur persistance agit comme un démultiplicateur de la toxicité et pose un défi majeur aux cadres réglementaires actuels

Martin Scheringer, École polytechnique fédérale de Zurich

Devant ce tableau, comment ne pas appliquer le principe de précaution ? Objectiver scientifiquement sa mise en œuvre n’est pas toujours aisé lorsque l’usage des PFAS, par exemple dans les dispositifs médicaux, sert à réduire des risques sanitaires”, concède Jean-Marc Brignon, expert en analyse socio-économique à l’Ineris, l’Institut national de l’environnement industriel et des risques, membre du comité scientifique d’analyse socio-économique de l’Echa. Sans compter que “les seuils de qualité de l’eau pour les PFOS et les PFOA n’ont cessé d’être abaissés depuis vingt ans”, appuie Ian Cousins. Or, mécaniquement, plus les PFAS s’accumulent dans la nature et dans les organismes, plus les niveaux d’exposition augmentent. “Leur persistance agit comme un démultiplicateur de la toxicité et pose un défi majeur aux cadres réglementaires actuels”, résume Martin Scheringer.

Des quatre fers

Les efforts des scientifiques commencent néanmoins à payer en amont du projet européen de “réglementation universelle”. “Quelques industriels ont déjà anticipé leur interdiction et se sont engagés à ne plus utiliser de PFAS dans leurs produits”, salue Ian Cousins. La société 3M, fabricant historique de PFAS, a ainsi annoncé stopper sa production d’ici à 2025. “Mais d’autres entreprises freinent des quatre fers contre ce projet”, prévient cependant l’expert. 

Dans le cadre de la consultation publique lancée par l’Echa, entre le 22 mars et le 25 septembre 2023, les industriels les plus attachés aux PFAS étaient invités à préciser les raisons pour lesquelles ils souhaiteraient obtenir une dérogation. “Près de trois mille commentaires ont été soumis”, confie Jean-Marc Brignon. 

Dès février, Le Monde révélait qu’une vaste campagne de lobbying, à l’initiative notamment de fabricants de PFAS (Chemour, Solvay…), cherchait à “diluer autant que possible le projet de ‘restriction universelle’”. Ce bras de fer vise notamment une sous-famille particulière des PFAS : les fluoropolymères. “Ils représentent un volume important des revenus et de la production mondiale de PFAS”, précise Martin Scheringer. “De nombreux commentaires soumis à l’Echa les concernent”, confirme Laure Geoffroy, experte en écotoxicité à l’Ineris et membre du comité d’évaluation des risques de l’Echa. 

Le scandale du Teflon

De par leur résistance aux températures extrêmes, à l’eau et à l’huile, et leur faible coefficient de friction, les fluoropolymères se retrouvent dans des centaines d’applications industrielles. En particulier dans des technologies exigeant de très hautes performances comme les semi-conducteurs, les piles à combustible, les batteries électriques… ces dernières étant des pièces maîtresses du Green Deal européen qui vise la neutralité carbone d’ici à 2050.

Pour obtenir des exemptions, les industriels mettent en avant l’innocuité supposée de ces fluoropolymères : étant de plus grosses molécules, elles auraient plus de mal à s’infiltrer dans les organismes que les tensioactifs perfluorés comme le PFOS ou le PFOA. 

Sauf que “la production des fluoropolymères émet d’autres PFAS”, gage Juliane Glüge. Pour rappel, c’est la production aux États-Unis d’un fluoropolymère célèbre, le Teflon, par la société DuPont – aujourd’hui Chemour –, qui a déclenché le premier scandale sanitaire lié aux PFAS – le PFOA étant utilisé dans le procédé de synthèse. Une affaire qui a fait l’objet d’une adaptation édifiante au cinéma avec le film Dark Waters.

Chimie du passé

“Le PFOA est toujours utilisé en Chine pour produire des fluoropolymères”, pointe Ian Cousins. Et les PFAS alternatifs, à chaînes courtes, employés par les industriels depuis son interdiction inquiètent tout autant les scientifiques. Leur présence dans l’eau potable ne cesse de croître, comme l’attestent les dernières campagnes de prélèvements aux États-Unis et en Europe. Et, “de plus en plus d’études pointent des risques pour la santé”, ajoute Jamie DeWitt. L’un d’entre eux fait partie depuis 2019 de la liste des substances pro­blématiques de l’Echa, et pourrait être interdit aux États-Unis prochainement.

“Éviter ces substitutions regrettables est l’un des plus grands défis de ce projet de réglementation”, insiste Jamie DeWitt. Les débats en cours tâchent d’être constructifs. Plutôt que de bannir du jour au lendemain tous les PFAS, la demande soumise à l’Echa propose de distinguer les usages : là où les PFAS sont remplaçables (par exemple dans les cosmétiques) ; là où il n’existe pas encore d’alternatives satisfaisantes (comme pour les semi-conducteurs ou les dispositifs médicaux). Pour les cas présentant des alternatives existantes, les entreprises auront 18 mois pour s’affranchir des PFAS. Si les alternatives manquent, des dérogations limitées dans le temps, entre 5 et 12 ans, sont proposées. Enfin quelques exemptions permanentes sont concédées pour les cas les plus critiques. 

Néanmoins, pour la plupart des usages, les scientifiques pensent que des alternatives existent. “Les PFAS sont une chimie du passé et un frein à l’innovation”, estime Martin Scheringer. L’ONG ChemSec, qui soutient la démarche en cours, a déjà recensé plus de cent alternatives développées par des entreprises européennes. 

Long, complexe

“Il faut sortir d’une logique de confrontation et travailler ensemble pour identifier les meilleures solutions”, plaide Martin Scheringer. Cette main tendue a pris d’ailleurs la forme de nouveaux outils développés par ces scientifiques afin d’aider les entreprises à diagnostiquer les substances alternatives les moins problématiques. “Ces démarches sont encore longues et complexes à mener, mais nous espérons inciter les entreprises à s’en emparer”, confie le chimiste Romain Figuière, qui a illustré récemment leur mise en œuvre pour les cosmétiques.

Tous ces chercheurs espèrent que le mécanisme en cours sera ainsi ­l’occasion d’en savoir plus sur les attentes des entreprises : “Le point clé est de savoir quelles performances elles attendent de leurs produits et si les PFAS sont réellement nécessaires”, souligne le chimiste Joël Ticker, de l’université de Massachusetts Lowell, l’un des pionniers du concept d’usage essentiel et de ces approches raisonnées de substitution. “C’est une opportunité unique pour promouvoir une démarche plus proactive et moins rétroactive en matière de risques environnementaux et sanitaires”, résume Zhanyun Wang. 

Les deux comités d’évaluation de l’Echa ont jusqu’au printemps 2024 pour remettre leurs avis sur cette proposition à présent richement commentée. La décision finale reviendra à la Commission européenne. “Elle n’est pas obligée de suivre l’avis de l’Echa”, rappelle Jean-Marc Brignon. Face à l’ampleur de la tâche, le casse-tête des PFAS est devenu, de fait, un véritable casse-tête politique.

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