Le tabou de la méga-tempête solaire
Le Soleil atteindra son pic d’activité d’ici quelques semaines. Le spectre d’une tempête extrême ressurgit, avec un risque de black-out. Nos infrastructures sont-elles prêtes ? Difficile d’avoir des réponses claires… À croire que le sujet dérange.
Personne ne répond. Que ce soit du côté des géants californiens (SpaceX, Google…) ou des ingénieurs en Europe. Au mieux, un message laconique décline poliment la demande, même après des semaines de relance. “Ce n’est pas un sujet sur lequel nous faisons des interviews”, s’excuse STMicroélectronics. “Nous n’avons pas d’experts sur ce sujet”, esquive EDF, alors même que l’entreprise participait à une conférence portant précisément sur la question le 27 juin dernier, en Angleterre. “Nous ne sommes pas vraiment concernés par un risque sur notre réseau”, rétorque de son côté le gestionnaire du transport d’électricité français (RTE).
Des flots de particules
Et pourtant, la question se pose : “Comment vous préparez-vous à la prochaine grosse tempête solaire, et quels impacts redoutez-vous ?” Ces dernières semaines, les annonces apocalyptiques, plus ou moins sérieuses, se sont multipliées sur le Web, prédisant un “risque de black-out” ; des “satellites qui seraient menacés et perturberaient les communications” ; “des coupures d’Internet possibles sur le Globe”… Est-ce que l’on jouerait à se faire peur ?
D’après nos calculs, le pic du cycle actuel va se produire d’ici à mi-2024, on aura alors des éjections très fréquentes
Jean Lilensten, astronome à l’Institut de planétologie et d’astrophysique de Grenoble
Nul doute, en tout cas, qu’en ce moment le Soleil se réveille. Suivant son cycle de dix à treize ans, il s’achemine lentement mais sûrement vers un maximum d’activité. Il était dans sa phase minimale en 2020 ; et se remet aujourd’hui à éjecter de plus en plus fréquemment des gaz chauds, des flots de particules très énergétiques, des protons, des ions lourds, qui traversent le Système solaire et atteignent parfois la Terre. Ces éléments interagissent alors avec les atomes de l’atmosphère, ce qui crée des particules secondaires (ions et électrons) dans l’atmosphère et perturbe le champ magnétique de notre planète. “D’après nos calculs, le pic du cycle actuel va se produire d’ici à mi-2024, on aura alors des éjections très fréquentes”, prédit Jean Lilensten, astronome à l’Institut de planétologie et d’astrophysique de Grenoble, alors que les calculs des différents labos dans le monde tablaient jusqu’ici plutôt sur l’année 2025 comme période paroxystique. Une publication de fin novembre prédit même que le pic sera atteint dès janvier.
L’épisode Carrington
Ça commence d’ailleurs à se sentir sur Terre : depuis six mois, des aurores boréales surgissent régulièrement dans le ciel d’Europe à des latitudes peu communes (par exemple dans le Pas-de-Calais en novembre dernier). Or, au-delà de ces grandioses spectacles célestes, l’activité du Soleil cause parfois des dégâts sur Terre quand le flot de particules éjectées est trop intense. Pas sur l’humain directement, mais sur ses installations électriques. Tout le monde a en tête les deux exemples les plus catastrophiques : l’épisode Carrington, en 1859, quand des stations de télégraphes ont pris feu en Europe et aux États-Unis, semant une belle panique – c’est l’astronome anglais Richard Carrington qui a été le premier à faire le lien entre ces effets et une activité hors norme du Soleil.
Autre souvenir cuisant : la tempête solaire du 13 mars 1989, durant laquelle le réseau électrique géré par l’entreprise canadienne Hydro-Québec est tombé. Cinq millions de personnes se sont retrouvées sans courant pendant neuf heures. “À l’époque, ça a été la surprise. On connaissait le phénomène des tempêtes solaires, mais personne ne s’attendait à de pareils effets”, raconte Louis Gibson, ingénieur chez Hydro-Québec. Depuis, d’autres épisodes ont fait parler d’eux, provoquant ici ou là quelques pannes, mais jamais à cette échelle.
À peine 30 minutes avant !
Sauf que la situation a évolué. C’est peu dire que nous sommes devenus plus dépendants des infrastructures électriques : GPS, Internet, systèmes électroniques embarqués dans les voitures… tout cela n’existait pas (ou très peu) en 1989. Et le problème, c’est que nous ne sommes pas mieux armés du côté des prédictions. Impossible, encore aujourd’hui, d’anticiper précisément l’arrivée d’une tempête solaire. Encore moins sa puissance… “La physique de notre étoile est un domaine très très complexe. On n’a que quatre cents ans d’observation derrière nous et seulement cinquante ans depuis l’espace. Aujourd’hui, nous surveillons tout cela de près, notamment la fréquence des taches solaires qui est un bon indice de l’activité de l’étoile, mais nous comprenons encore bien peu de choses. Si une grosse tempête arrive sur la Terre, on en aura la certitude uniquement 30 minutes à une heure avant !”, prévient Jean Lilensten.
Savoir quand une tempête va se produire, avec quelle trajectoire et quelle répartition d’intensité, reste à ce jour impossible à estimer
Tahar Amari, astrophysicien au Centre de physique théorique de l’École polytechnique
Selon les études, un événement comme Carrington aurait un risque de survenir tous les cent cinquante ans… à cinquante ans près. Tout juste sait-on qu’il a davantage de probabilités de se produire pendant le maximum du cycle. “Mais il y a des contre-exemples, comme en mai 1921, une grosse tempête s’est produite alors qu’on était près d’un minimum solaire”, rappelle Tahar Amari, astrophysicien au Centre de physique théorique de l’École polytechnique.
Pour ce spécialiste du magnétisme solaire, toute prédiction est largement hors de portée : “On commence à comprendre la physique sous-jacente, et notamment comment des cordes magnétiques apparaissent dans la couronne solaire durant les jours ou les heures précédant les éruptions, mais ces phénomènes sont encore incomplètement cernés. Savoir quand une tempête va se produire, avec quelle trajectoire et quelle répartition d’intensité, reste à ce jour impossible à estimer. Même la notion de tempête extrême est encore compliquée à définir et à appréhender vu la rareté de ces événements sur notre Soleil actuel.”
Les leçons canadiennes
C’est, en substance, ce que l’astrophysicien a déjà répondu lorsqu’il a été consulté sur le risque de tempêtes solaires par la Direction générale de l’armement, il y a trente ans. Puis par l’US Airforce et, tout récemment, le ministère de l’Intérieur… Car oui, il y a quand même des inquiétudes, des questions. Discrètement, tout le monde essaie de se préparer à faire face.
En première ligne, les réseaux électriques – en particulier les réseaux canadiens, qui cumulent trois facteurs de risque : des lignes extrêmement longues, une haute latitude (zone où les particules s’accumulent le plus, sous l’effet du champ magnétique terrestre) et un bouclier rocheux au sol qui empêche les courants parasites de s’échapper dans la terre. Louis Gibson assure que les leçons du passé ont été tirées. “En 1989, on a vu neuf compensateurs statiques lâcher à cause de courants induits générés par la tempête. Nous avons mis en place des systèmes qui bloquent ces courants parasites et depuis nous n’avons eu quasiment aucun impact.”
Et les avions, les trains ?
En Angleterre, le discours se veut lui aussi rassurant. “Pour une tempête comme Carrington, nous nous attendons à des pannes de courant localisées pendant quelques jours, comme pour une tempête terrestre. Mais pas à des coupures pendant des semaines ni des mois, évalue Mathew Hofton, ingénieur pour l’opérateur du réseau électrique britannique National Grid ESO. En cas d’alerte, un protocole est en place pour connecter les équipements haute tension, afin que les courants supplémentaires se partagent entre plusieurs transformateurs.” Tandis qu’en France, RTE répond que la latitude basse de notre réseau et la structure des lignes électriques plus courtes suffiront à nous protéger…
Je ne pense pas que les entreprises disposent de l’expertise nécessaire pour simuler ce type d'événements
Sangeetha Abdu Jyothi, chercheuse à l’université de Californie
Pour les avions aussi, le discours est rassurant. “Ce risque, on commence à bien le maîtriser”, assure Thierry Bouchet, ingénieur chez Airbus. Une des parades consiste à prévenir les compagnies aériennes lors d’alertes pour qu’elles modifient les trajectoires. Une autre est la protection de l’électronique. “Même à des latitudes plus basses, les neutrons ont tendance à parasiter les composants à bord et à provoquer par cascade des fluctuations, des pertes de signal, donc des erreurs de fonctionnement”, prévient cependant Laurent Artola, chef d’unité à l’Onera, l’Office national d’études et de recherches aérospatiales.
Les ingénieurs ont donc calculé un taux d’erreurs moyen à partir des précédents incidents solaires pour prévoir des défenses (reconstruction de bits, correction des fluctuations en direct…). Ces solutions ont été conçues en tenant compte essentiellement des deux tempêtes de 1972 et 1989, mais “jusqu’à maintenant, ces pires cas n’ont pas été atteints et nos stratégies fonctionnent plutôt bien”, rassure Thierry Bouchet. Que se passerait-il en cas de tempête du type Carrington ? “On n’a jamais eu d’éruption comparable enregistrée sur des avions, il n’y a donc pas de repère. On préfère tenir compte d’un cas raisonnable qui va couvrir 99 % des situations plutôt que de se focaliser sur le 1 % restant”, répond Henry de Plinval, directeur adjoint à l’Onera.
Couper Internet des mois
Et du côté des trains ? Thomas Joindot, de la direction technique SNCF Réseau, se veut rassurant : “Nous n’avons jamais constaté de perturbation avérée suite à des tempêtes solaires.” En mars dernier, Jim Wild, chercheur de physique spatiale à l’université Lancaster, en Angleterre, a pourtant publié une étude sur l’effet possible des courants parasites sur les signalisations ferroviaires en cas de tempête de type Carrington. Certains feux rouges pourraient passer de manière imprévisible au vert et inversement… “En France, nos installations sont de toute façon peu vulnérables, car les signalisations de ce type sont en voie de disparition”, balaie Thomas Joindot.
Les principales craintes semblent donc se concentrer sur d’autres structures, en particulier Internet. En 2021, une chercheuse de l’université de Californie, Sangeetha Abdu Jyothi, a prédit le pire. D’après les modélisations de son labo, une tempête solaire extrême pourrait couper le Web pendant plusieurs mois sur d’immenses surfaces : jusqu’à la moitié de l’Amérique du Nord, par exemple.
Inquiétudes sur les satellites
Ce scénario catastrophe serait dû à la vulnérabilité des câbles sous-marins. En particulier de leurs répéteurs, chargés de réamplifier le signal tous les 50 à 150 km, montés en série et conçus pour fonctionner avec des courants de 1 ampère… alors que les courants générés par une tempête grimpent jusqu’à 130 ampères ! “Si un câble tombe en panne, toutes les liaisons autour seraient affectées”, évalue la chercheuse. Google a riposté en assurant dans un communiqué que ses câbles n’étaient pas en danger. Un article scientifique était censé être publié dans la foulée… Pour l’instant, rien n’est sorti. “Je ne pense pas que les entreprises disposent de l’expertise nécessaire pour simuler des événements comme Carrington”, estime Sangeetha Abdu Jyothi.
Le réseau satellite s’avère aussi particulièrement vulnérable, et avec lui toutes les applications qui s’y rattachent : GPS, télécoms, observations… Les opérateurs historiques en sont conscients. “Fin 2003, une tempête solaire a frappé nos infrastructures et on a enregistré des erreurs sur des positionnements GPS de 50 mètres en horizontal et vertical”, signale Robert Ecoffet, physicien au CNES, le Centre national d’études spatiales. “Nous avons récupéré de très bons enregistrements de ces impacts. Et depuis, nous avons travaillé et progressé sur la conception”, assure Juha-Pekka Luntama, physicien à l’ESA, l’Agence spatiale européenne.
La menace est bien réelle. La probabilité que la Terre soit frappée par une tempête solaire majeure à un moment donné est de 100 %
Juha-Pekka Luntama, physicien à l’ESA, l’Agence spatiale européenne
Les chercheurs ont ainsi mis au point des blindages en métaux, comme l’aluminium ou le tantale. “On travaille aussi sur les algorithmes embarqués et les circuits pour tenter de les rendre plus résistants et réduire la probabilité qu’ils soient perturbés par un courant parasite”, poursuit le spécialiste. Avec quelle efficacité ? “Difficile à dire. En fait, tout dépend de l’éruption, mais aussi de la position du satellite… Si un événement très grave survient, il est clair que la probabilité ne sera pas forcément de notre côté”, concède Laurent Artola.
Roulette russe
Des protocoles sont déjà prêts pour limiter les dégâts : les équipes au sol peuvent décider d’éteindre les composants d’un satellite dont les applications ne seraient pas indispensables le temps qu’une tempête passe. “Depuis quelques années, on développe des systèmes d’alerte qui surveillent l’activité solaire et permettent de déclencher un ‘off’”, précise Julien Mekki du CNES.
Mais les acteurs du New Space, SpaceX en tête, jouent à la roulette russe. “Ils achètent des composants sur étagère et ne protègent pas leurs appareils… Ils acceptent de jouer avec le risque”, observe Laurent Artola.
Ainsi, l’année dernière, lors d’une tempête modeste, SpaceX a perdu 38 satellites sur les 49 envoyés. L’entreprise d’Elon Musk n’a pas répondu à nos questions, mais l’incident a été largement décortiqué depuis. Ce ne sont pas les particules solaires qui étaient responsables, mais la perturbation qu’elles ont provoquée dans la haute atmosphère. “Le niveau de protection choisi dépend à chaque fois de la nature des équipements. Comme souvent dans l’industrie, il y a un compromis à trouver entre la masse, le coût et la disponibilité du service que l’on souhaite assurer”, résume Robert Ecoffet.
Une étude commence…
Train, Internet, réseau électrique, avion, satellite… Plusieurs études ont été menées pour tenter de prédire l’ampleur financière d’une tempête majeure. “Toutes les estimations s’accordent sur un coût socio-économique de plusieurs dizaines de milliards d’euros, au moins, résume Juha-Pekka Luntama. L’ESA a été mandatée par la Commission européenne pour lancer une nouvelle analyse afin de prendre en compte l’évolution des infrastructures. Cette étude vient de démarrer et les résultats seront disponibles au premier semestre 2025.” Soit dans une période du cycle où les éruptions sont censées être fréquentes. “La menace est bien réelle, insiste le chercheur. La probabilité que la Terre soit frappée par une tempête solaire majeure à un moment donné est de 100 %.”
On est donc très loin de la science-fiction…