Géo-ingénierie : 130 start-up tentent déjà de refroidir le climat
On en parle depuis des années, mais cette fois-ci ça y est, les industriels se lancent. Tous les moyens sont bons pour refroidir artificiellement le climat. Quitte à faire n’importe quoi.
“Je comprends l’intérêt d’explorer ces technologies, mais là ça va trop vite”, lance Laurent Bopp, climatologue au Laboratoire de météorologie dynamique. “Nous sommes pris de court, poursuit Roland Séférian, du Centre national de recherches météorologiques de Toulouse. On a beau dire qu’il faudrait prendre beaucoup de précautions, les gens n’écoutent pas et foncent.” “Certains jouent aux apprentis sorciers, c’est de l’ingénierie hasardeuse”, alerte Philippe Potin, du Laboratoire de biologie intégrative des modèles marins, à Roscoff.
Sans garde-fous
Il y a encore quelques années, la géo-ingénierie restait cantonnée à de sages simulations informatiques et à des concepts sur papier, parfois dignes du concours Lépine. Chacun devait se contenter de rêver – ou de cauchemarder – sur des dispositifs permettant de refroidir la Terre en envoyant des aérosols dans la stratosphère ou en blanchissant les nuages pour mieux bloquer les rayons solaires. à moins qu’il s’agisse d’aspirer le CO2 excédentaire en boostant les populations de phytoplanctons et d’algues, ou en modifiant la chimie des océans.
Le dernier rapport du GIEC a déclenché une course technologique
Laurent Bopp, climatologue au Laboratoire de météorologie dynamique
Désormais, la géo-ingénierie n’a plus rien de théorique. Les scientifiques prévoient qu’il faudra absorber plusieurs centaines de milliards de tonnes de CO2 d’ici à 2100 pour respecter les accords de Paris – tâche impossible à accomplir avec la seule reforestation. Alors que le seuil de +1,5 °C de réchauffement s’approche à grands pas et que les émissions de gaz à effet de serre se poursuivent à un rythme suicidaire, intervenir dans la grande machinerie terrestre est devenu irrésistible. Voire inévitable ?
C'est la ruée !
“Le dernier rapport du GIEC a déclenché une course technologique”, constate Laurent Bopp. Les travaux pratiques sont en train de démarrer sous l’impulsion de quelques gouvernements (États-Unis, Australie, Royaume-Uni…), d’institutions académiques, d’associations à but non lucratif – mais au lobbying affûté – telles que SilverLining, Ocean Visions ou l’American Geophysical Union, mais surtout d’une myriade de start-up parfois soutenues par des milliardaires comme l’inévitable Elon Musk…
Son XPrize de 100 millions de dollars pour la capture du carbone atmosphérique a attiré plus de 1 300 équipes candidates, dont environ 300 se disent prêtes à démontrer leur concept sur le terrain en 2024 ; à raison de 1 000 tonnes de CO2 absorbées par an, dans un premier temps, avant de passer éventuellement au million et plus. L’objectif est clair : sauver le climat tout en se finançant avec de juteux crédits carbone – un marché qui devrait atteindre les 50 milliards de dollars par an en 2030. C’est la ruée !
Comportements de cow-boys
“Le financement des travaux universitaires sur la géo-ingénierie a longtemps fait défaut, et ce vide a été comblé par les investissements privés, analyse le biogéochimiste Philip Boyd, qui participe aux travaux de l’Organisation maritime internationale. Sauf que certaines de ces entreprises n’investissent que 10 % des fonds qu’elles collectent dans la science. D’autres disposent de conseils scientifiques, c’est un bon début, mais il reste à voir dans quelle mesure ils seront écoutés.” “J’ai moi-même été contacté par une start-up qui voulait me payer grassement, or j’ai vite compris que c’était juste pour leur servir de caution scientifique et rassurer les investisseurs”, peste Roland Séférian.
Bienvenue dans un monde de manipulations climatiques. Un monde bouillonnant, sans garde-fous juridiques pour l’instant, sans gouvernance, rempli de promesses et de spéculations, de personnes sincères, sérieuses, mais aussi de quelques fous furieux.
Ce sont juste des coups de pub
David Keith, physicien à Harvard
Dans cette quête, certains adoptent clairement des comportements de cow-boys. Y compris dans le domaine de la géo-ingénierie solaire, c’est-à-dire l’injection d’aérosols dans la stratosphère pour former un parasol artificiel, une technique ultra-polémique qui fait craindre les pires bouleversements et conflits sur Terre. à l’image de l’entrepreneur Luke Iseman, qui a lâché en douce, depuis avril 2022, une trentaine de ballons météo remplis d’un peu de dioxyde de soufre vers la haute atmosphère…
Sa start-up Make Sunsets commercialise même déjà des “crédits de refroidissement” ; “ce concept de crédit n’a pas de sens, cela ne colle pas avec les propriétés physiques et temporelles du refroidissement de la planète par les aérosols”, critique Olivier Boucher, du Laboratoire de météorologie dynamique.
Incertaine, dangereuse, ingouvernable
Même tollé face à l’initiative de l’ingénieur Andrew Lockley qui, avec l’entreprise spatiale Astrotech, a lancé en septembre 2022 un ballon dans une expérience malicieusement baptisée… SATAN. “C’était juste un test matériel, justifie-t-il aujourd’hui. Il était trop frustrant de voir l’incapacité des universités à tester cette géo-ingénierie solaire, un domaine monopolisé par les modélisateurs.”
Ces premières tentatives ne présentent aucun risque environnemental, “mais elles n’apportent rien du tout en termes de connaissance, ce sont juste des coups de pub”, grince David Keith, physicien à Harvard, qui peine à mettre en place une expérience à l’air libre depuis plusieurs années. “Ce genre d’opérations a pour seul effet d’entamer la légitimité des futures études expérimentales sérieuses et nécessaires sur le sujet”, enrage Peter Irvine, climatologue à l’University College de Londres.
Sans complexes
Nécessaires ? La communauté scientifique est déchirée sur la question : “Même de petites expériences auraient pour effet de rendre plus probable l’utilisation de la géo-ingénierie solaire, une technique trop incertaine, dangereuse, ingouvernable… Imaginez qu’Elon Musk ou Vladimir Poutine s’en empare”, redoute Franck Biermann, de l’université d’Utrecht, à l’initiative d’une lettre ouverte appelant à l’interdiction de l’expérimentation sur la géo-ingénierie solaire, signée par près de 500 scientifiques.
Il manque des observations pour améliorer les modèles. Et en même temps, on ouvre la boîte de Pandore…
Roland Séférian, climatologue, au Centre national de recherches météorologiques de Toulouse
“Je suis en total désaccord avec ça, c’est un appel à préserver un manque de connaissances, juge de son côté Shaun Fitzgerald, directeur du Centre for Climate Repair, à l’université de Cambridge. Cette technique pourrait potentiellement éviter une hausse trop brutale des températures pour les écosystèmes.” Olivier Boucher, lui, a signé une pétition en faveur cette fois-ci des expérimentations : “Je commence à penser que nous sommes arrivés au moment où les modélisations ne suffisent plus, il y a besoin de mieux comprendre les processus dans le monde réel.” Et Roland Séférian rumine : “Oui, clairement, il manque des observations pour améliorer les modèles. Et en même temps, on ouvre la boîte de Pandore…”
Tellement d’inconnues
Ceux qui se ruent en ce moment vers les océans n’ont pas ces pudeurs. Très sulfureuse et décriée, la fertilisation des mers continue d’être testée par les ingénieurs du Centre for Climate Repair, ou des start-up comme WhaleX. “De nombreuses études ont pourtant montré que ce procédé était peu efficace, et nous avons récemment mis en évidence qu’une fertilisation à grande échelle aurait un impact négatif sur les écosystèmes marins et les pêcheries qui en dépendent”, cingle Laurent Bopp.
De forts doutes pèsent aussi sur la culture d’algues à très grande échelle, qu’esquissent actuellement des dizaines de laboratoires ou start-up – la firme Running Tide vient de s’engager auprès de Microsoft à compenser 12 000 tonnes de ses émissions.
Quelques études ont déjà mis en doute le potentiel d’absorption du CO2 par ces forêts artificielles de sargasses ou de kelp improvisées en pleine mer ; même si l’éminente biologiste Mar Fernandez-Mendez, qui vient de créer sa société MacroCarbon, nous annonce que ses dernières mesures “montrent que ces cultures pourraient avoir à grande échelle un réel impact, à l’hectare, ce serait bien plus efficace qu’une mangrove”.
Les fonds affluent
“Le problème, c’est que ces apports massifs inhabituels d’algues au milieu de l’océan risquent d’y concurrencer le phytoplancton, s’inquiète Philip Boyd. De plus, elles apportent avec elles leurs microbes côtiers… Nous n’avons aucune idée de la manière dont elles peuvent perturber ces écosystèmes importants, en surface ou à grande profondeur.” “Ces projets ont souvent démarré sans bases scientifiques solides, juste l’apport d’investisseurs”, pointe Philippe Potin.
L’alcalinisation des mers paraît nettement plus efficace et sûre. L’idée est simple : augmenter chimiquement la capacité d’absorption et de séquestration du CO2 dans l’océan. Beaucoup de scientifiques se montrent enthousiastes, les fonds publics affluent, et certaines entreprises comme Vesta et Planetary Technology multiplient déjà les essais ; leurs ingénieurs se contentent pour l’instant de déverser quelques centaines de tonnes de chaux ou d’olivine sur des plages ou directement en mer.
Il y a trop d’opacité, il faudrait que les start-up donnent accès à leurs résultats
Jean-Pierre Gattuso, du Laboratoire d’océanographie de Villefranche
Bel espoir, vraiment. Et la faune marine n’est pas censée être perturbée le moins du monde, nous assure-t-on…
“Les essais que nous venons de réaliser dans de petites enceintes plongées en mer montrent pourtant que l’olivine provoque des réactions assez fortes sur la communauté planctonique, avec des décalages d’efflorescence, une baisse de la biomasse des zooplanctons, rectifie Ulf Riebesell, du centre Helmholtz pour la recherche océanique. À vrai dire, je suis assez surpris que ces entreprises aient pu obtenir de la part des autorités locales l’autorisation de procéder à ces essais sans avoir réalisé une vraie évaluation des risques, il y a encore tellement d’inconnues.” D’ailleurs, Planetary Technology affronte en ce moment un début de fronde populaire face à ses expériences en Cornouailles.
Question stratégique
Beaucoup de scientifiques recrutés par ces compagnies de géo-ingénierie océanique sont rigoureux et responsables. Tout le monde affirme publiquement prendre les plus grandes précautions. Et, après tout, cet afflux d’investissements pourrait sauver le monde… L’ennui c’est que le surgissement de ces sociétés privées jette le trouble.
“Pour l’instant, c’est le far west, on ne sait pas bien ce que les entreprises font, où et quand ont lieu leurs expériences, il y a trop d’opacité et encore beaucoup d’incertitudes, déplore Jean-Pierre Gattuso, du Laboratoire d’océanographie de Villefranche, qui vient de sortir un guide de bonnes pratiques de recherche sur l’alcalinisation. Il faudrait qu’elles puissent donner un accès libre à leurs données, qu’elles publient toutes leurs résultats…” “L’apport des start-up est très stimulant, mais il y a le risque que la recherche indépendante prenne du retard par rapport à ces équipes, et qu’il ne soit plus possible d’avoir une évaluation équilibrée de ces technologies”, s’inquiète de son côté Ulf Riebesell.
Chacun sa méthode
Sachant que la vérification du CO2 réellement absorbé et séquestré par l’intervention de l’entreprise X ou Y reste extrêmement difficile à évaluer en mer. “Il est assez simple de mesurer le contenu en carbone d’une forêt terrestre, mais là il faut pouvoir suivre pendant longtemps une masse d’eau. C’est un gros sujet de recherche”, souffle Jean-Pierre Gattuso.
“En octobre dernier, nos protocoles scrupuleux ont permis de mesurer dans le port d’Halifax une très prometteuse absorption de CO2 atmosphérique après une expérience d’alcalinisation”, nous signale néanmoins un porte-parole de Planetary, qui a déjà commencé à vendre des crédits carbone au site d’e-commerce Shopify. “Attention, les start-up risquent de développer leur propre comptabilité, leur propre méthodologie. Les marges d’erreur restent phénoménales”, avance Roland Séférian.
Sauver le monde ?
Que ressortira-t-il de cette première vague fiévreuse de petites expériences disparates ? Quels enseignements pourront être tirés sur notre capacité à juguler le réchauffement en cours ? Difficile à dire. “Les résultats dépendront beaucoup des conditions locales, anticipe Laurent Bopp. L’océan est un milieu énorme, complexe, fluide, avec des courants, des vagues, une chimie particulière, des organismes vivants…” Même constat pour la géo-ingénierie solaire : “Ce sera difficile de généraliser, les éventuels effets secondaires dépendent beaucoup du choix de la nature de l’aérosol, de la quantité envoyée, de l’endroit et du moment de son injection dans la stratosphère”, complète Michael Diamond, de l’université d’état de Floride. D’autant que ces premiers tests locaux ne permettront pas de mettre en évidence les phénomènes susceptibles d’émerger avec des projets d’ampleur planétaire.
Qu’à cela ne tienne, la course est lancée, les start-up multiplient les initiatives, les institutions internationales essaient tant bien que mal d’encadrer ces nouvelles pratiques, les scientifiques tentent de garder la raison et l’espoir… Et les émissions de CO2 continuent de flamber.