Trou de ver, la nouvelle star de la physique
Oui, l’objet le plus délirant de la SF passionne aujourd’hui les physiciens. Et s’il était la clé qui ouvre les portes de l’espace-temps ? La question est très sérieusement posée.
Trou de ver : l’expression est apparue en 1957, sous la plume du physicien John Wheeler, alors qu’il travaillait sur la théorie de la relativité générale d’Einstein. Un ver, en référence à la pomme de Newton et donc à la gravité, un nom un peu trivial pour le concept sans doute le plus fou qui soit. Oui, le trou de ver, c’est ce tunnel spatio-temporel, cette porte cosmique qui, dans des dizaines de films, de romans, de BD, permet de sauter d’un coup d’un bout à l’autre de l’Univers – voire de voyager dans le temps. Dernier exemple grand public en date, Interstellar des frères Nolan. Souvenez-vous, les astronautes s’engouffrent dans une sorte de passage lumineux près de Saturne pour booster leur vitesse…
Icône de la SF
Ce qui est moins connu, c’est que cette star de ciné, ce truc de SF, cette idée délirante, est en train de devenir un objet central de la physique. “Les trous de ver ? C’est incroyable le nombre de résultats que nous avons, c’est très excitant”, s’enflamme Kristan Jensen, à l’université Victoria, au Canada. Plonger dans des trous de ver traversables ; Répliques de trous de ver et entropie du rayonnement de Hawking ; Trous de ver traversables en quatre dimensions ; Recherches de trous de ver ; Trous de ver en mécanique quantique… tous ces titres sont ceux d’articles scientifiques on ne peut plus sérieux, signés par les physiciens parmi les plus reconnus du moment, tous publiés ces dernières années. “Oui, les trous de ver concentrent beaucoup de recherches scientifiques actuellement”, confirme Alexey Milekhin, à l’université de Santa Barbara. “La recherche sur le sujet a explosé”, observe de son côté Jose Blazquez Salcedo, à l’université de Madrid.
Grosse excitation
“Le déclencheur a été un article de 2016, qui montrait pour la première fois qu’il peut exister des trous de ver traversables, raconte Stephen Shenker, l’un des chercheurs très actifs sur le sujet, à Stanford. Depuis, il y a eu des dizaines d’articles…” Et puis il y a le contexte : cent ans après l’avènement de la relativité générale, qui décrit l’espace-temps et la gravitation à grande échelle, cent ans après la découverte de la mécanique quantique, qui décrit la matière à l’échelle des particules, il manque toujours une théorie qui unifie les deux, une description microscopique de la gravité. “Le trou de ver est un laboratoire pour ça, c’est une solution de la relativité générale dont on est en train de découvrir les profondes propriétés quantiques”, résume Juan Maldacena, un des grands pionniers de ce renouveau.
Une porte cosmique
Les trous de ver rejoignent ici les fameux trous noirs, autre lieu où la gravité, particulièrement intense, laisse espérer l’émergence de phénomènes quantiques. Car le lien entre les deux trous est intime. C’est même le point de départ qui a amené Einstein, avec Nathan Rosen, à inventer le concept en 1935. “Einstein et Rosen se sont posé une question profonde, retrace Thibault Damour, spécialiste de la relativité générale à l’Institut des hautes études scientifiques. Si je mets deux trous noirs, comment vont-ils interagir l’un avec l’autre ? L’idée derrière était de savoir si la relativité générale peut aider à comprendre la mécanique quantique. C’était déjà ça le sujet.” Et ce qu’ils trouvent, mathématiquement parlant, c’est que si on descend dans un des deux trous noirs, on poursuit sa route vers le second. Einstein parle d’une “connexion”, d’un “pont”, entre deux endroits distants de l’Univers. Le concept de trou de ver est posé, comme une solution directe des équations de la relativité générale.
Cela a suffi pour inspirer les auteurs de SF. Mais du côté des physiciens, pendant longtemps, personne ne va vraiment s’y intéresser. C’est seulement une solution théorique qui décrit une géométrie atypique d’espace-temps. Passons… Jusqu’aux années 1960, personne ne se passionne non plus pour les trous noirs d’ailleurs. Mais pour ces derniers, les choses changent lorsque les astrophysiciens prennent conscience que les étoiles ont une durée de vie finie, et que les plus denses peuvent s’effondrer… en un trou noir. Le concept devient physique. Il entre dans le vrai monde. Un trou noir est une impasse, un creux spatio-temporel qui se crée lorsque toute la matière d’une étoile se concentre. Le tunnel du trou de ver, lui, reste purement théorique. “L’idée des trous de ver était devenue inutile ; le trou noir, c’était du solide”, résume Thibault Damour.
Nous avons créé un trou de ver traversable en quatre dimensions
Ping Gao, Daniel Louis Jafferis et Aron Wall, physiciens à Harvard et Princeton
D’autant que dans la foulée, les rares travaux menés sur le trou de ver avaient plutôt sanctionné l’impossible. En 1962, John Wheeler, cinq ans seulement après lui avoir donné un nom, l’avait fait descendre de son piédestal : d’après ses travaux, le trou de ver n’est pas une structure stable, il ne reste ouvert qu’une fraction de seconde et ensuite il se pince, il déconnecte si vite les deux régions d’espace-temps que pas même une particule ne peut le traverser.
Vertigineux
Dans les années 1980, l’élève de Wheeler, Kip Thorne, à l’université Caltech, enfonce le clou. L’écrivain-astronome Carl Sagan le presse de lui donner des détails scientifiques sur le trou de ver pour son livre Contact. Kip Thorne calcule qu’il est impossible qu’il reste ouvert… sauf à invoquer la présence d’une matière exotique, à l’énergie négative, pour faire barrière à la gravité.
Mais la découverte de 2016 change la donne. “Nous parvenons à créer un trou de ver traversable en quatre dimensions, sans matière exotique – avec uniquement la matière que nous avons dans le modèle standard. Il équilibre les effets quantiques et classiques. Il ne viole pas la causalité, il n’a ni horizon ni entropie”, annoncent Ping Gao, Daniel Louis Jafferis et Aron Wall, trois jeunes physiciens des universités Harvard et Princeton. Finalement, le trou de ver peut tenir ! Il est même traversable ! Il ne viole aucune loi de la physique : on ne peut pas y voyager plus vite que la lumière ; ni remonter dans le temps…
Des dizaines de modèles
“Ce trou de ver est microscopique. L’énergie répulsive dans sa gorge est générée par une connexion quantique entre la paire de trous noirs”, décrit Daniel Louis Jafferis. Cette connexion, les trois physiciens remarquent qu’elle est équivalente mathématiquement à la téléportation quantique, une propriété des particules démontrée expérimentalement depuis les années 1990 – et même utilisée en cryptographie.
Ce qui résonne avec les travaux réalisés trois ans auparavant par Juan Maldacena et Leonard Susskind, autre grand nom de la physique, sur un lien théorique entre le trou de ver et l’intrication quantique : cette propriété des particules à pouvoir se lier par-delà l’espace et le temps, démontrée dans les années 1980, maintes fois observée expérimentalement depuis, serait un trou de ver, et vice-versa. Vertigineux !
À chaque fois, on retrouve exactement les formules quantiques avec le trou de ver
Kristan Jensen, physicien à l’université Victoria
Depuis, des dizaines de modèles ont été réalisées, pour approfondir, détailler ces trous de ver traversables. En 2021, Juan Maldacena et son équipe reproduisent l’exploit, construisant un autre trou de ver stable et traversable. Ce sont les fluctuations quantiques des particules –des électrons dans ce cas – qui équilibrent ici le trou de ver, à travers un “effet Casimir” décrit par la théorie quantique. Dans la foulée, l’équipe de Stephen Shenker, à Stanford, retrouve avec des trous de ver les caractéristiques quantiques du rayonnement de Hawking, une fine émission de particules qui s’échappent des trous noirs. Et en 2022, Geoff Penington, à Berkeley, justifie lui aussi cette évaporation du trou noir avec la géométrie des trous de ver…
La clé de l’espace-temps
Cela semble partir dans tous les sens, mais “à chaque fois, on retrouve exactement les formules quantiques avec le trou de ver”, pointe Kristan Jensen. Pour l’instant, tout se joue dans des univers simplifiés, dans des cas particuliers, mais les physiciens observent, émerveillés, des formes d’espace-temps émerger des effets quantiques qui se jouent dans un trou de ver. Ou des effets quantiques naître dans ces tunnels d’espace-temps. “C’est un terrain de jeux pour mixer la quantique avec les théories de gravité. Ce sera vraiment bien de voir les limites de tout cela”, observe Antonio Garcia-Garcia, qui travaille lui aussi sur les trous de ver à l’université de Shanghai.
Juan Maldacena abonde : “Les trous de ver ont longtemps été un pur produit de la relativité. Ce que l’on découvre, c’est qu’ils entraînent des effets importants qui sont nécessaires pour la consistance de la théorie quantique. Nous pouvons désormais les associer à un système physique, un système qui interagit fortement, et qui peut créer son propre espace-temps.”
Et s’il y en avait partout ?
“La crainte, c’est qu’on ne puisse pas généraliser, pointe Iosif Bena, de l’Institut de physique théorique du CEA. Il y a une explosion, mais il faut espérer que ce ne soit pas un feu de paille. Ces trous de ver dits 'Minkowskiens' ne sont possibles que dans des théories de gravité modifiée…” Lui aussi manie les trous de ver, mais les trous de ver “Euclidiens”. Ils apparaissent naturellement dans la théorie des cordes, l’une des principales théorie de gravité quantique : “Les calculs sont très intéressants, on trouve beaucoup de géométries, on peut calculer des propriétés thermodynamiques.”
Même les astronomes commencent eux aussi à s’emparer de l’objet. Car les télescopes s’approchent de l’environnement proche des trous noirs, et donc potentiellement des trous de ver : les réseaux d’antennes Virgo et Ligo, qui captent les ondes gravitationnelles provoquées par leurs fusions ; l’Event Horizon Telescope, qui a pu saisir en 2019 un cliché historique de Sagittarius A*, ce trou noir de notre Voie lactée… Pourraient-ils observer des trous de vers tapis aux alentours ? Que verraient-ils ?
La question Sagittarius A*
“La question motive une très forte activité de simulation qui aurait été complètement hors sol il y a une décennie”, décrit Frédéric Vincent, qui travaille sur le sujet à l’Observatoire de Paris. “Les trous de vers étaient un exercice théorique, géométrique. Maintenant nous avons la possibilité de tester, renchérit Jose Blazquez Salcedo. En modélisant leurs caractéristiques dans le ciel, nous cherchons les signatures d’une théorie plus générale que la relativité.”
À quoi ressembleraient les émissions visibles d’un trou de ver ? Serait-il détectable ? “Ils sont vraiment différents des trous noirs, répond le chercheur. Nous avons trouvé des signatures dans la fréquence de l’oscillation des ondes gravitationnelles. Nous pourrions les différencier !”
Et notre propre trou noir, Sagittarius A*, qui règne au cœur de la Voie lactée, pourrait-il être un trou de ver ? “En fait, on n’en sait rien, avoue Frédéric Vincent. On l’appelle trou noir, mais on n’en sait rien !”
Et maintenant, on va tester…
Et s’ils existent, est-il possible de les traverser ? Juan Maldacena et Alexey Milekhin viennent de se prêter à ce jeu théorique. Ils ont réussi. Ils sont parvenus à simuler un trou de ver assez grand pour qu’il puisse laisser passer des voyageurs. Bien sûr, il a fallu faire l’hypothèse d’une physique exotique, au-delà de la relativité générale et du modèle standard de physique des particules. Mais dans le cadre du modèle qu’ils ont utilisé, ça passe. “Cela a été une surprise, raconte Alexey Milekhin. La solution que nous avons trouvée colle avec les contraintes expérimentales, sans que nous n’ayons rien paramétré.” Il est assez gros, nous pouvons entrer dedans. Nous y subirons une accélération de 10 G, “c’est supportable”, assure le chercheur. Un voyage d’une durée de quelques secondes seulement, alors que, vus de l’extérieur, nous aurons parcouru 10 000 années-lumière. “C’est très écologique comme moyen de transport. Vous n’avez pas besoin de carburant, c’est le champ de gravité du trou de ver qui vous accélère… En revanche, il y a un risque que votre vaisseau soit grillé par les particules accélérées qui arrivent dans le sens inverse.”
Il va falloir s’accrocher. Oui, les trous de ver, ce n’est plus de la SF.