Crash sur la Lune : le cauchemar de l’atterrissage
Il y a la sonde qui s’est perdue en route, celle qui s’est posée de travers, celle dont le moteur s’est arrêté… Difficile à croire. Et pourtant, à l’heure du grand retour sur la Lune, les ingénieurs ne savent plus atterrir.
"OK Houston, nous avons un problème…” Il y a d’abord eu Luna 25, l’été dernier. La sonde russe qui devait se poser sur la Lune s’écrase à sa surface. Puis Peregrine en janvier 2024 qui, à peine lancée par la société américaine Astrobotic Technology, replongeait dans l’atmosphère terrestre pour y brûler. Dix jours plus tard, c’était au tour de la sonde japonaise Slim de faire de la voltige : elle parvient bien à se poser sur la Lune, mais sur le nez. Et en février, c’est au tour de la sonde Odysseus d’alunir couchée sur le flanc…
Défi majeur
Sachant qu’avant cela encore, il y avait eu le crash de Hakuto-R, au printemps 2023, une autre sonde japonaise qui semble avoir été à court de carburant lors de la descente, et être tombée à grande vitesse. Mais aussi Beresheet, en 2019 : elle devait être à la fois la première sonde spatiale à quitter l’orbite terrestre sans le support d’une agence spatiale et la première tentative israélienne d’alunissage. Raté. Après avoir perdu l’usage de sa centrale à inertie, qui lui permet d’estimer son orientation, sa vitesse et sa position, elle s’écrasait violemment dans le régolithe…
Seules la Chine et l’Inde, deux puissances spatiales émergentes, ont réussi à alunir sans problème
Francis Rocard, responsable du programme d’exploration du Système solaire du Cnes
Cette décennie devait être celle du grand retour sur la Lune. Sous l’impulsion du programme américain Artemis, qui promet d’y ramener les humains en 2026, une armada de sondes devaient préparer le terrain ou prendre part à la course technologique. Sauf que pour l’instant, ça ressemble plutôt à un crash test. “Seules la Chine et l’Inde, deux puissances spatiales encore considérées il y a peu comme émergentes à côté des géants russe et états-unien, ont récemment réussi à alunir sans problème”, observe Francis Rocard, responsable du programme d’exploration du Système solaire du Cnes, le Centre national d’études spatiales. Sachant que les Indiens ont eux aussi dû essuyer les plâtres : leur sonde Chandrayaan-3 a bien réussi à alunir en août dernier. Mais la précédente, Chandrayaan-2, s’était écrasée en 2019.
Série noire
“Contrairement à un rendez-vous en orbite, par exemple, ici, nous n’avons droit qu’à un seul essai”, assène William Coogan, de la société américaine Firefly Aerospace, qui prépare elle aussi une première mission lunaire. “Atterrir sur la Lune reste un défi majeur, appuie Philip Metzger, physicien à l’Université de Floride centrale, aux États-Unis. C’est un environnement très rude, complètement différent de celui de la Terre.”
On pouvait avoir l’impression que c’est une formalité ; la série noire fracasse l’illusion. Et rappelle que l’humanité est encore débutante dans le domaine de l’atterrissage sur des corps extraterrestres. Depuis le début de l’ère spatiale, seules 46 sondes robotiques ont été posées avec succès : 11 sur Mars, 10 sur Vénus, 4 sur un astéroïde, une sur une comète, une sur Titan, la grosse lune de Saturne… et 19 sur la Lune.
Le réflexe de Neil Armstrong
Alors, certes, Apollo n’a subi aucun échec : de la 11e à la 17e mission, six ont réussi leur alunissage – on met de côté Apollo 13, qui n’a pas tenté la descente. Oui, mais il y avait des humains à bord… Petit rappel de la fameuse histoire : Apollo 11 se serait sans doute écrasée sans les réflexes du pilote de chasse Neil Armstrong. Le 20 juillet 1969, il a pris les commandes en manuel, à seulement 150 mètres de la surface, pour éviter que le module ne tombe dans un champ d’énormes roches. “Il a bifurqué au dernier moment pour un lieu d’atterrissage différent de celui qui était prévu au départ, qui lui semblait trop dangereux”, rappelle Bérengère Houdou, responsable du développement des systèmes lunaires de surface à l’ESA, l’Agence spatiale européenne. Pour les sondes automatiques, c’est une autre paire de manches. Le guidage final et le repérage du site d’alunissage restent une gageure ; les rochers, les cratères de la surface lunaire sont autant de pièges pour les fragiles carcasses métalliques qui tentent l’aventure.
Le matériel a changé, les ingénieurs de l’époque ont été remplacés depuis longtemps : nous devons réinventer la poudre
Philip Metzger, physicien à l’Université de Floride centrale
Même si les cartes lunaires ont beaucoup gagné depuis l’époque d’Apollo – elles sont passées d’une centaine de mètres à une dizaine pour les plus précises –, elles restent insuffisantes pour cibler finement une zone d’atterrissage. C’est sans doute l’une des raisons qui ont empêché Odysseus de se poser debout : un terrain accidenté mal repéré… Et c’est pire pour les missions qui s’aventurent vers le pôle Sud lunaire, qui sous une lumière solaire rasante est parsemé de vastes zones d’ombre impossibles à cartographier, même pour les plus puissants satellites. En l’absence d’humains à bord, il faut trouver des moyens de suppléer à leur acuité visuelle, leurs facultés d’analyse, leur capacité à prendre des décisions rapidement…
Cartes en 3D
“C’est la plus grande difficulté des missions lunaires, estime Jean Blouvac, responsable du programme exploration et vol habité au Cnes. Même si c’est moins loin que Mars, les communications souffrent d’un délai d’un peu plus d’une seconde, nous obligeant à automatiser complètement le processus, à défaut de pouvoir le piloter en temps réel.” Ce qui implique de tout programmer en amont et d’avoir un système capable de s’adapter au moindre écart.
Bien sûr, tout un bataillon de capteurs a été mis au point depuis les premiers atterrisseurs lunaires : des gyroscopes et des accéléromètres pour déterminer l’orientation, la vitesse, l’accélération et la position ; des radioaltimètres pour mesurer l’altitude, sur le principe du radar… Les repérages par caméras des années 1960 ont été complétés par des lidars qui envoient des faisceaux de lumière sur la surface et analysent la réflexion pour déterminer non seulement l’altitude, mais aussi le profil du terrain. Ils sont aujourd’hui capables de générer des reconstitutions en trois dimensions de la surface.
Sempiternels défis
“On sait aussi depuis peu entraîner une intelligence artificielle spécialisée dans la reconnaissance d’objets pour qu’elle repère en temps réel les obstacles sur des images prises par les caméras de l’atterrisseur lors de la descente, ajoute Bérengère Houdou. C’est un vrai plus par rapport aux missions plus anciennes.” Cette technologie a notamment été intégrée dans un dispositif de l’ESA baptisé Pilot, qui devait être testé pour la première fois sur la mission Luna 25, dans le cadre d’une collaboration avec l’agence spatiale russe – un projet remisé dans les cartons à cause de la guerre en Ukraine. L’atterrisseur japonais Slim a quant à lui bénéficié de puissants algorithmes de reconnaissance et de traitement d’images, ce qui lui a permis de naviguer exclusivement à la vision, comme le ferait un pilote… C’est sans doute ce qui lui a épargné le crash, en dépit d’une panne de moteur.
En douceur
Car en dehors de ces perfectionnements, les difficultés restent sempiternellement les mêmes depuis le début de l’ère spatiale : la décélération et le maintien de la trajectoire durant la descente. L’absence d’atmosphère sur la Lune empêche d’utiliser des parachutes, et il est difficile de procéder à des simulations précises sur Terre. “Lors d’un atterrissage sur Mars, qui n’a pourtant qu’une atmosphère ténue, environ 90 % du freinage est assuré par les parachutes, rappelle Pierre Bousquet, ingénieur au Cnes, à Toulouse. Pour la Lune, en l’absence totale d’air, il ne reste qu’un seul moyen pour se poser en douceur : les rétrofusées.”
Ce système de moteurs à l’envers a été mis au point dès les premières sondes lunaires, dans les années 1960, mais son ajustement reste délicat sur chaque atterrisseur, en fonction de leur design. Il est capricieux et difficile à contrôler. C’était d’ailleurs déjà un problème de rétrofusée qui avait empêché Luna 8 de se poser, en 1965 ; avant que le problème soit résolu un an plus tard sur Luna 9, la première sonde spatiale à alunir, dans l’océan des Tempêtes.
Le budget d’Apollo s’était environ 5 % du PIB américain de l’époque, contre 0,5% par an aujourd’hui, toutes missions confondues
Jean Blouvac, responsable du programme exploration et vol habité au Cnes
Ces moteurs doivent compenser deux composantes de la vitesse : la vitesse verticale, liée directement à la descente, et la vitesse horizontale, gagnée par les sondes au cours de leur orbite autour de la Lune. “Cette vitesse horizontale parallèle à la surface est de l’ordre de 1,6 kilomètre par seconde, décrit Bérengère Houdou. Elle doit nécessairement être réduite à zéro avant la fin de la descente. Sans cela, l’engin peut perdre sa stabilité au sol, voire basculer complètement, comme l’ont fait Odysseus et Slim.” L’atterrisseur doit être orienté précisément de manière à former un certain angle par rapport à la verticale, qui peut varier tout au long de la descente. Et cette manœuvre est différente à chaque fois…
Nerf de la guerre
C’est là que les agences spatiales souffrent d’avoir laissé de côté l’aventure lunaire pendant cinquante ans. “En l’absence de missions, les agences, en particulier la Nasa, ont perdu l’expertise sur ces systèmes de rétrofusées”, analyse un expert du domaine qui préfère rester anonyme. Avant le demi-succès d’Odysseus, en février dernier, la dernière sonde américaine à s’être posée sur la Lune était Apollo 17 en 1972 !
“Le matériel a changé, les ingénieurs de l’époque ont été remplacés depuis longtemps : en somme, nous devons réinventer la poudre”, assume Philip Metzger. Ainsi, pour chaque nouvel engin, les ingénieurs repartent quasiment d’une feuille blanche. Les entreprises testent, chacune dans leur coin, apprennent de leurs erreurs. Et testent à nouveau… “Nous surveillons attentivement toutes les missions d’atterrissage lunaire, réussies ou non, afin d’améliorer notre propre design en tenant compte ce qui a marché, et de ce qui pose toujours problème”, admet volontiers William Coogan.
À l’heure du New Space
“De nombreux profils de descente sont étudiés en amont avec des calculs et des simulations, le but étant d’obtenir le meilleur compromis entre une consommation raisonnable d’ergol et une arrivée en douceur à la surface”, détaille de son côté Pierre Bousquet. Car c’est là aussi le nerf de la guerre, la quantité finie de carburant à disposition. Un délicat compromis : il faut de l’ergol pour fournir l’énergie aux rétrofusées, mais sa masse augmente aussi la vitesse de chute de la sonde – même avec une gravité six fois inférieure à celle de la Terre… Le réglage favorisé depuis le début de l’ère spatiale n’a pas changé : une masse de carburant au décollage équivalente au double de la masse sèche de la sonde.
Tout est à faire sur mesure, et avec une redondance obligatoire pour résister aux radiations
Bérengère Houdou, responsable du développement des systèmes lunaires de surface à l’ESA
Odysseus, par exemple, pesait 675 kg à vide, l’entreprise l’a chargée de 1 267 kg de carburant, dont une partie a été consommée pour réaliser des changements de trajectoire avant l’atterrissage. Mais l’ergol est aussi contraint par la question du coût des missions. Et les experts de rappeler que les succès des États-Unis et de l’Union soviétique dans les années 1960-70 ont été obtenus au prix d’un considérable effort budgétaire et humain. “Le programme Apollo, qui a mené les premiers humains sur la Lune, fut le plus gros projet de toute l’histoire de la Nasa, souligne Jean Blouvac. Près de 400 000 professionnels de différents secteurs ont été sollicités, et le budget alloué à sa réalisation s’élevait à environ 5 % du PIB américain de l’époque. Aujourd’hui, les finances annuelles de la Nasa, toutes missions confondues, ne dépassent pas 0,5 % de ce PIB.”
Colossaux
C’est ce qui explique sans doute le succès de la Chine, qui a réussi parfaitement ses trois alunissages, en 2013, 2019 et 2020 : des moyens humains et financiers colossaux, même si les budgets ne filtrent pas. Du côté américain, par contre, on est à l’heure des économies. Et du concept du New Space : la Nasa délègue au privé de plus en plus de tâches. De maître d’œuvre, l’agence est devenue simple commanditaire : les deux atterrisseurs Peregrine et Odysseus ont été conçus par des entreprises privées. “Or il est certain que pour rester compétitive, une entreprise privée doit pouvoir prendre des risques supplémentaires par rapport à une agence financée par de l’argent public, analyse Ludovic Duvet, ingénieur à l’ESA. C’était particulièrement criant avec SpaceX, qui a ouvert la voie : l’entreprise applique la logique de l’essai-erreur et assume un nombre conséquent de crashs avant d’arriver à maîtriser la manœuvre. C’est quelque chose que, politiquement, une agence comme la Nasa ou l’ESA ne peuvent pas se permettre.”
On ne retrouve jamais deux fois les mêmes échecs, il y a tellement de causes possibles
Francis Rocard, au Cnes
Atterrir sur la Lune en 2024 ? On reprend tout depuis le départ, dans un budget serré, en se confrontant à la rudesse de l’espace. Le guidage, les rétrofusées, la quantité de carburant… Mais aussi l’ordinateur de bord, autre élément vital, chargé d’étudier en temps réel les informations provenant des différents capteurs afin d’opter très vite pour telle ou telle trajectoire, tel lieu d’atterrissage… “Tout est à faire sur mesure, et avec une redondance obligatoire pour résister aux radiations”, précise Bérengère Houdou.
Période charnière
Jusqu’aux matériaux, eux aussi mis à rude épreuve. “Ils se comportent différemment dans l’espace : à pression et température très faibles, ils peuvent changer de forme et perdre en solidité. Cela doit être pris en compte dans le design”, rappelle Philip Metzger. L’aluminium, excellent compromis entre légèreté et rigidité, reste le métal le plus utilisé pour la structure des atterrisseurs depuis le début des missions lunaires, mais certaines sociétés, comme Firefly Aerospace, innovent : “Nous avons une bonne expertise dans les matériaux composites, qui sont légers, robustes et que nous fabriquons nous-mêmes”, défend William Coogan. Ces nouveaux assemblages seront testés dans le cadre de la mission Blue Ghost, pilotée par l’entreprise en lien avec la Nasa, et qui devrait alunir d’ici la fin de l’année. À voir s’ils tiennent la route en conditions réelles.
Nous sommes à une période charnière, où tout est à refaire après un abandon total des missions vers notre satellite pendant plusieurs décennies. La tâche est d’une complexité monstrueuse. “On ne retrouve jamais deux fois les mêmes échecs, il y a tellement de causes possibles”, résume Francis Rocard. “C’est déjà très impressionnant que malgré leurs déboires, Intuitive Machines et l’agence spatiale japonaise aient chacune réussi à poser un engin sur la Lune du premier coup”, ajoute Bérengère Houdou. Cinq décollages sont prévus d’ici à la fin de l’année, puis quatre en 2025, parmi lesquels le Human Landing System de SpaceX, en prévision de la mission Artemis 3 qui posera dans quelques années des humains sur la Lune… Pour l’instant, le taux d’échec d’un atterrissage lunaire ne change pas : il y a toujours une chance sur deux de se crasher.