Viande artificielle : c’est parti ?
Cette techno d’une viande produite en laboratoire, sans animaux, paraissait encore très lointaine. Pourtant, Israël et les États-Unis viennent d’accorder les premiers feux verts. Avec quels ingrédients, quelles garanties ? Les start-up se retranchent derrière le secret industriel.
Elle n’est pas encore dans les rayons en France. L’Europe n’a délivré aucune autorisation à son sujet. Mais oui, la viande artificielle arrive. Dans la plupart des pays européens, Suisse, Pays-Bas et Royaume-Uni en tête, des réglementations sur le sujet sont en discussion. En janvier dernier, Israël a donné son feu vert à une entreprise pour la commercialiser dans les restaurants. Les États-Unis l’ont fait l’été dernier – et Singapour, dès 2020. Du côté des producteurs, plus d’une centaine de start-up dans le monde sont sur les rangs. La plupart des entreprises interrogées se préparent à passer à la commercialisation, dès qu’elles auront obtenu les autorisations. “Nous avons déposé un dossier à Singapour et espérons pouvoir faire goûter nos produits d’ici à la fin 2024”, annonce Étienne Duthoit, de l’entreprise française Vital Meat, qui développe des produits à base de poulet. “Nous optimisons nos processus de production et allons commencer à vendre nos steaks”, annonce de son côté Didier Toubia, fondateur d’Aleph Farms, la start-up israélienne qui produit du bœuf cellulaire et se prépare là-bas à une vente imminente.
Sujet qui fâche
La viande produite en laboratoire n’est plus un fantasme – avis à ceux qui ont en tête quelques scènes mythiques du film L’Aile ou la Cuisse. Elle est d’ailleurs en train de devenir un sujet politique. Aux États-Unis, depuis le début de l’année, plusieurs États, dont la Floride et l’Alabama, tentent d’interdire sa vente.
“La viande artificielle n’est pas de la viande. Elle est fabriquée par l’homme, la vraie viande est fabriquée par Dieu lui-même. Si vous voulez vraiment essayer, allez en Californie !”, tonnait un élu républicain de Floride, Dean Black, en mars dernier. “Ces réactions sont des tentatives à peine voilées visant à soutenir l’élevage industriel tout en criminalisant la viande cultivée, le tout au détriment du choix des consommateurs et de l’innovation”, nous rétorque Josh Tetrick, cofondateur de Good Meat, une entreprise qui a commencé à proposer ses produits dans une boucherie et une poignée de restaurants à Singapour et aux États-Unis.
La carte DiCaprio
En France, le sujet commence aussi à faire réagir. “La viande de synthèse ne correspond pas à notre conception de l’alimentation à la française”, déclarait en février dernier le Premier ministre Gabriel Attal, lors d’une conférence de presse, juste avant que le Salon de l’agriculture ouvre ses portes. Le gouvernement italien, lui, a interdit sa commercialisation à la fin de l’année dernière.
Mais de quoi parle-t-on exactement ? La viande artificielle, c’est un aliment à base de bœuf, de porc ou de volaille, obtenu non par élevage et abattage, mais par manipulation biologique en laboratoire. Concrètement, cela revient à prélever quelques cellules animales, sur des carcasses, des œufs fécondés ou sur du bétail, via une biopsie, puis à les cultiver dans des cuves – des bioréacteurs – en contrôlant soigneusement la température, le pH, le degré d’oxygénation et le milieu. En bout de chaîne, on obtient alors théoriquement des morceaux de muscle et de gras en bonne et due forme.
Ces produits présentent beaucoup de zones d’ombre. Il est urgent que la recherche académique s’y mette
Sghaier Chriki, chercheur à l’Isara et à l’Inrae, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement
Quel intérêt ? Les promoteurs de la viande artificielle mettent en avant des avantages alléchants – si tant est qu’on soit prêt à en manger. Dans un contexte où la population mondiale augmente, ils proposent de consommer de la viande sans la souffrance animale liée à l’élevage intensif et à l’abattage. Ils promettent aussi de générer moins de gaz à effet de serre (12 % viennent actuellement de l’élevage), de consommer moins d’eau, d’occuper moins d’espace, d’utiliser moins d’antibiotiques, le tout pour un goût et des qualités nutritives équivalentes… N’en jetez plus, sachant que le chiffre d’affaires mondial de la viande d’élevage représente aujourd’hui plus de 160 milliards de dollars. Convaincu de l’intérêt de ces recherches, la star Leonardo DiCaprio, connue pour ses positions de défense de l’environnement, annonçait en 2021 avoir investi dans Aleph Farms et dans Mosa Meat, l’une des entreprises néerlandaises les plus en pointe dans le domaine.
Énorme buzz
C’est d’ailleurs un pharmacologue néerlandais de l’université de Maastricht, Mark Post, qui a le premier rendu cette idée bien marketée un peu concrète. En 2013, il a présenté et goûté en grande pompe médiatique un “steak”. Le morceau englouti était un pur produit de labo au prix exorbitant de 250 000 euros les 140 grammes… Mais l’expérience a fait date.
“À partir de là, il y a eu un énorme buzz, beaucoup de start-up se sont lancées dans l’aventure de la viande artificielle, persuadées de tenir une opportunité industrielle. Le problème, c’est qu’elles ont survendu leur capacité à faire de la culture à grande échelle dans des délais courts, ce qui a créé de faux espoirs. Finalement, il aura fallu attendre dix ans, c’est-à-dire aujourd’hui, pour que tout cela commence à se concrétiser”, commente Benjamin Bouchet, chercheur à l’université d’Utrecht, qui a travaillé deux ans chez Mosa Meat.
Nous construisons une installation en Thaïlande, dont la capacité pourra aller jusqu’à 1 000 tonnes par an
Didier Toubia, fondateur de la start-up Aleph Farms
Effectivement, de l’avis de tous les chercheurs interrogés, y compris les plus récalcitrants, la technologie a bien progressé en une décennie. En particulier en matière de culture cellulaire et d’ingénierie tissulaire. Lors des premières tentatives de fabrication de viande artificielle, les équipes utilisaient un sérum d’origine animale pour favoriser le développement des cellules. Fabriqué en prélevant du sang sur le fœtus d’une vache abattue, il s’avérait très cher à produire, sans parler du fait que l’argument du bien-être animal ne tenait plus.
Cette pratique n’est plus d’actualité. De même pour la trypsine, une enzyme dérivée du pancréas qui servait couramment pour décoller les cellules et les récolter dans des cuves. “En dehors des cellules de vache que nous utilisons au démarrage, notre milieu de culture est aujourd’hui totalement exempt de composé animal. Nos facteurs de croissance proviennent uniquement de levures ou de bactéries”, détaille Didier Toubia, pour Aleph Farms. Même son de cloche du côté de Vital Meat : “On a beaucoup travaillé sur le métabolisme de la cellule pour lui apporter uniquement ce dont elle a besoin : des acides aminés, des vitamines, des minéraux, du sucre… et pas de substance d’origine animale”, assure Étienne Duthoit.
Boîte noire
Du côté des laboratoires institutionnels, certaines universités comme celles de Dublin, de Maastricht ou de Singapour se sont associées très tôt à des start-up pour mener des projets de recherche. Mais d’autres critiquent l’opacité dans laquelle ces travaux sont menés. “Ces produits présentent beaucoup de zones d’ombre. C’est un problème quand on sait qu’ils sont destinés à être mangés. Il est urgent que la recherche académique s’y mette”, alerte Sghaier Chriki, chercheur à l’Isara et à l’Inrae, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
“C’est une vraie boîte noire. On n’a pas accès à suffisamment d’échantillons de viande pour faire des tests, et la manière dont ils sont en train d’être cultivés va probablement varier d’une entreprise à l’autre”, se plaint lui aussi Lieven Thorrez, de l’université de Louvain, en Belgique. Les industriels, eux, défendent leurs secrets, protégés par des brevets. “On ne peut pas donner accès à nos cellules, c’est notre trésor, les universités peuvent travailler avec leurs modèles cellulaires publics”, rétorque Étienne Duthoit, de Vital Meat, qui a collaboré avec des chercheurs de Dublin.
Une base législative
Comment, dès lors, réglementer le marché ? Après avoir travaillé avec des experts internationaux et des start-up, la FAO, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture, et l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, ont publié en avril 2023 un rapport de 146 pages – le premier du genre – qui compile les connaissances accumulées sur la sécurité alimentaire de ces produits. Il leur servira de base pour les prochaines décisions à prendre et les autorisations à donner. “La législation européenne sur les nouveaux aliments nous invite à étudier tout ce qui n’a pas été consommé largement avant 1997. La viande cellulaire en fait partie, détaille l’experte Masami Takeuchi, de la FAO. Pour analyser un nouveau produit, nous demandons aux entreprises de nous divulguer toutes les informations scientifiques pertinentes, y compris la composition détaillée. Et, à ma connaissance, aucun produit alimentaire à base de cellules n’a été autorisé dans le monde sans une analyse scientifique poussée menée par les agences sanitaires.”
Les start-up interrogées sortent d’ailleurs cet argument face aux critiques sur leur manque de transparence. “Des autorités indépendantes se penchent sur nos produits, souligne Étienne Duthoit. On leur donne accès à la formule de notre milieu de culture, à l’historique de nos lignées de cellules, aux ingrédients… et c’est leur métier de tout décortiquer. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Si un produit sort, c’est qu’il est sûr.”
Le cap industriel
Marie-Pierre Ellies-Oury, chercheuse en productions animales à Bordeaux Sciences Agro, est, elle, plus circonspecte. “En Europe, l’accord des agences sanitaires est plus contraignant qu’aux États-Unis. Pour être commercialisé, tout nouvel aliment se doit de ne présenter aucun risque pour la santé humaine ; de ne pas induire le consommateur en erreur ; de ne pas être désavantageux sur le plan nutritionnel dans le cas où il remplace un autre aliment. Ces différents points ne sont pas encore assurés, ce qui pose de vraies questions.” La chercheuse fait d’ailleurs partie d’un groupe d’experts en train de plancher sur une future norme ISO.
Reste que du côté sanitaire, les premiers avis sont plutôt positifs. “D’après l’expertise réalisée par la FAO et l’OMS, la viande artificielle ne posera a priori pas de problèmes de santé publique, le processus commence à être bien maîtrisé. Pareil pour les effets à long terme et les risques de prolifération bactérienne, pas plus importants qu’avec un aliment classique”, commente Sghaier Chriki, qui a pu participer à une expertise de produits à Singapour en 2022.
Du temps, du travail et de l’argent
Les réponses sont plus floues du côté des vertus nutritives : les viandes artificielles nourrissent-elles autant que les naturelles ? Et sur les émissions de gaz à effet de serre : les économies promises sont-elles vraiment au rendez-vous ? Mais la principale interrogation porte sur la capacité de la production de viande artificielle à passer le cap de l’échelle industrielle.
“Pour nous, cela signifie la production de dizaines de millions de kilos de viande par an, témoigne Josh Tetrick, le cofondateur de Good Meat. Nous nous concentrons sur le développement de nouveaux procédés, notamment en augmentant la densité cellulaire.” Car produire en grande quantité n’est pas une étape anodine. “Multiplier par dix, voire par cent les capacités de production va nécessiter d’apprendre à redomestiquer nos cellules et leurs conditions de développement, c’est-à-dire le milieu de culture qu’il faudra bien contrôler et stabiliser, détaille Nicolas Morin-Forest, cofondateur de Gourmey, qui fabrique du foie gras à base de cellules de canard et qui a déjà réussi à baisser ses coûts de production de 97 % par rapport à ses débuts. C’est un défi qui ne nous inquiète pas, mais qui va nécessiter du temps, du travail et de l’argent.”
Donner envie
Benjamin Bouchet reste prudent : “La production des milieux de culture n’a pas encore été testée à grande échelle et la question est de savoir comment avoir des lots reproductibles, sur lesquels réaliser un contrôle qualité. Plus on augmente les volumes, plus les variations de recette vont être amplifiées.”
“Nous y travaillons. Nous construisons une installation en Thaïlande, dont la capacité pourra aller jusqu’à 1000 tonnes par an”, répond Didier Toubia. Vont-ils y arriver ? Personne pour l’instant ne peut l’affirmer. Et pour quel prix ? “Nous avons toujours fixé le tarif de nos plats en fonction de celui des produits carnés conventionnels”, répond Good Meat, qui vend à Singapour la portion de nuggets 14 dollars (10 euros). Car le facteur crucial sera celui de l’acceptabilité. “Le succès viendra si les gens ont envie de manger nos viandes. Nous allons donc prévoir des dégustations”, annonce Didier Toubia. Les premiers sondages réalisés dans différents pays montrent des résultats très disparates. En France, une étude réalisée en 2022 rapporte que 80 % des personnes interrogées sont prêtes à essayer… mais que la moitié craint des effets indésirables sur la santé.
Au-delà des questions politiques, industrielles, environnementales et nutritionnelles, c’est le consommateur qui aura le dernier mot. Et là-dessus, difficile de faire des prédictions.