Dans le cimetière des éléphants
Pour la première fois, en Inde, des garde-forestiers ont trouvé un éléphanteau enterré, puis deux, puis trois… Les experts connaissaient la sensibilité de ces animaux face au deuil, mais ils découvrent aujourd’hui qu’ils enterrent aussi leurs morts. Vertigineux.
Le scénario s’est répété plusieurs fois ces dernières années dans les plaines du nord du Bengale. Un scénario à peine croyable : au cœur de la nuit, à proximité de plantations de thé, des barrissements déchirants se font entendre pendant environ trente minutes ; le lendemain matin, des ouvriers agricoles découvrent le corps sans vie d’un éléphanteau enseveli dans un canal d’irrigation, la tête en bas, avec ses quatre petites pattes en l’air dépassant du sol. “Ce sont les éléphants adultes de la famille qui ont transporté, puis délibérément enterré ces cadavres”, nous affirme Parveen Kaswan, agent de l’Indian Forest Service, qui vient de recenser cinq cas similaires dans la région en 2022 et 2023. “Des gardes forestiers à la retraite nous ont dit qu’ils avaient déjà vu ce type d’événement, mais ils n’y avaient pas accordé beaucoup d’attention, croyant à un accident isolé”, complète le doctorant en écologie Akashdeep Roy, coauteur de cette étude.
Entre scepticisme et sidération
Des funérailles et un enterrement organisés méthodiquement par un troupeau de pachydermes ? Depuis quelques semaines, les éthologues oscillent entre scepticisme, sidération et émotion. “C’est une histoire assez étrange, je n’avais jamais entendu parler d’un tel comportement”, souffle Fritz Vollrath, évolutionniste à l’université d’Oxford. “Je suis très intriguée, il me faudrait plus de preuves concrètes”, réagit Karen McComb, spécialiste du comportement animal à l’université du Sussex. “Il n’y a pas de vidéos ou de témoignages directs de ces scènes, il faut rester très prudent. Mais honnêtement, cela soulève beaucoup de questions”, rumine James Anderson, éminent éthologue à l’université de Kyoto. “Je ne sais pas trop comment le dire, l’exprimer, ça m’interpelle… J’ai prévu de présenter ces cas animaux à mes collègues”, confie Bruno Maureille, paléoanthropologue des pratiques funéraires à l’université de Bordeaux.
Leurs comportements suggèrent une certaine compréhension de la mort
Nachiketha Sharma, spécialiste des éléphants à l’université de Kyoto
Le rapport des éléphants à la mort de leurs proches est un sujet de recherche en soi, alimenté par quelques anecdotes glanées ici et là, des observations opportunistes réalisées par des biologistes ou des vidéos prises à la volée par des touristes. Il faut dire que ce type d’événement est rare, imprévisible et se déroule souvent au fin fond d’une forêt ; aucun rapport avec les prétendus “cimetières des éléphants”, qui ne sont que des accumulations de carcasses de vieux animaux solitaires venus finir leurs jours près d’un point d’eau.
Dans le désarroi
La dizaine de biologistes que nous avons interrogés n’ont cessé de le marteler : il nous est impossible de savoir ce qui se passe dans la tête de ces animaux si différents – leur histoire évolutive singulière, leur trompe à tout faire, leur odorat surdéveloppé, le monde des infrasons dans lequel ils baignent au point d’entendre le bruit des nuages… Bien sûr. Mais tous s’accordent à leur reconnaître une incroyable intelligence, une sociabilité, une capacité de coopération et de compassion, ainsi qu’une sensibilité à fleur de peau ; leur hippocampe, siège de la mémoire, en particulier celle des émotions et du trauma, s’avère hypercomplexe.
Cris de trompette
Surtout, un nombre croissant d’observations d’éléphants d’Afrique et d’Asie – les deux espèces ont divergé il y a plus de 4 millions d’années – montrent que le décès d’un des leurs les plonge dans le désarroi. Pour ne pas dire le deuil. “Il est maintenant très clair qu’ils manifestent un intérêt considérable pour leurs congénères mourants ou morts, leurs comportements suggèrent une certaine compréhension de la mort, indique Nachiketha Sharma, spécialiste des éléphants à l’université de Kyoto, qui a récemment dressé un répertoire de comportements thanatologiques à travers des vidéos postées sur YouTube. On voit qu’ils changent de posture en présence d’un corps, ils battent des oreilles de manière répétée et vigoureuse, ils soulèvent la queue, ils adoptent un comportement de garde pour veiller le corps du défunt.”
Les éléphants ont transporté les cadavres, les ont déposés et enterrés volontairement et soigneusement
Akashdeep Roy, doctorant en écologie, coauteur de cette étude
Tous semblent ébranlés par cette immobilité, leurs glandes temporales commencent à suinter. Les éléphants passent beaucoup de temps à inspecter avec leur trompe le corps et le visage de la victime, et tentent souvent au début de soulever le mort, lui assénant au besoin de vaillants coups de pied. “Nos études ont montré qu’en toutes circonstances, ils font preuve de beaucoup d’empathie : ils n’hésitent pas à se précipiter pour aider un petit enlisé dans la boue ou consoler un membre de la famille en situation de détresse”, fait remarquer Joshua Plotnik, éthologue à l’université de New York. Ces événements mortuaires s’accompagnent de “cris de trompette”, dont la signification reste difficile à déchiffrer.
Marche funèbre
“Certains membres du troupeau reviennent auprès du cadavre dans les jours ou les semaines qui suivent, leur comportement reflète une forme de chagrin lié à un sentiment de perte”, indique Lucy Bates, psychologue expérimentale à l’université de Portsmouth. Le plus bouleversant étant la perte d’un jeune. “Nous avons observé des mamans porter pendant plusieurs jours avec la trompe leur éléphanteau dans un état de décomposition plus ou moins avancé”, témoigne Sanjeeta Pokharel, postdoctorante à l’université de Kyoto. Et l’ensemble du troupeau accompagne la maman dans cette marche funèbre : l’éléphanteau joue un rôle de ciment social, les grands-mères, les tantes, les cousines, les sœurs qui s’en occupent semblent sincèrement bouleversées.
Douleur immense
Le fait de porter ces bébés d’environ 300 kg n’a rien de naturel et entrave toutes les activités vitales habituelles. Mais la douleur est tellement immense… “Les mères ont investi un temps de gestation de 18 à 22 mois, le plus long chez les mammifères terrestres, évoque Sanjeeta Pokharel. Leur attachement est si fort qu’elles sont réticentes à laisser l’éléphanteau… Peut-être que cela les empêche de comprendre qu’il est mort. À moins que cela soit une manière de faire son deuil.”
Des études physiologiques menées chez des macaques montrent que le fait de porter un corps de bébé mort réduit le niveau de stress. “Les motifs de ce portage ne sont pas clairs, peut-être est-ce effectivement un mécanisme d’adaptation pour faire face à une situation trop émouvante”, évoque Leanne Proops, chercheuse en psychologie évolutive à l’université de Portsmouth. En tout cas, “les traces que nous avons retrouvées sur le dos d’un des éléphanteaux des plantations de thé montrent qu’il a été transporté pendant plusieurs dizaines d’heures”, confirme Akashdeep Roy. Transporté jusqu’à une digne sépulture ?
Une forme d’empathie, un geste de respect à l’égard du défunt… on ne peut rien affirmer avec certitude
Nachiketha Sharma, spécialiste des éléphants à l’université de Kyoto
Malgré toutes ces observations poignantes, beaucoup de chercheurs peinent encore à croire que des éléphants puissent traiter respectueusement le corps d’un défunt. “À mon avis, ces animaux très affaiblis ont basculé accidentellement dans les canaux d’irrigation, leur lourde tête en premier… Les autres ont essayé de les sauver, sans y parvenir”, imagine Leanne Proops. Mais Akashdeep Roy n’en démord pas : “Les éléphants ont transporté les cadavres maintenus la tête en bas, ils les ont déposés et enterrés volontairement et soigneusement.” Impensable ?
Feuilles, terre, brins d’herbe
Peut-être pas tant que cela si l’on songe que plusieurs témoignages par le passé ont fait état d’éléphants d’Afrique ou d’Asie recouvrant les cadavres de feuilles, d’herbe, de terre ou de boue – y compris ceux d’humains que le pachyderme venait de charger mortellement. Des témoignages que Nachiketha Sharma est venu renforcer, lors d’un colloque organisé fin juin, en dévoilant des vidéos et des photos inédites du corps d’un éléphanteau d’Asie recouvert de terre et de brins d’herbe.
Les éléphants évoluant dans le nord du Bengale auraient donc pu profiter de la présence de ces canaux d’irrigation, qui grignotent toujours plus leur habitat naturel, pour initier des sortes d’enterrements… “Ces animaux s’adaptent très vite aux environnements transformés par l’homme, ils innovent beaucoup, évalue James Anderson. C’est difficile de croire que ces comportements n’aient jamais été vus auparavant dans le monde, ces rituels funéraires pourraient être liés à la culture locale de ces éléphants.” “Tous les comportements ont un commencement, et nous assistons peut-être à cela”, réfléchit Lucy Bates.
Une symbolique ?
La signification évolutive ou symbolique d’un tel geste – encore hypothétique – est pour l’heure sujette à toutes les spéculations. Une fonction hygiénique ? “Les insectes eusociaux, notamment, évacuent et enterrent les corps parce qu’ils vivent en colonie dense et que le moindre pathogène pourrait provoquer une grave épidémie, analyse Leanne Proops. Mais ce n’est pas le cas pour les éléphants qui évoluent sur de vastes territoires, le contrôle des infections ne peut pas être un moteur évolutif, pas plus que l’évitement des prédateurs ou des charognards” ; sans compter que de tels comportements innés et stéréotypés auraient été généralisés parmi les éléphants, et n’auraient donc pas échappé aux scientifiques un peu attentifs.
On ne sait pas s’ils ont conscience du caractère inévitable de leur propre mort
Susana Monsó, chercheuse en éthique animale à l’Uned, Madrid
Recouvrir le corps pourrait être un autre moyen d’abaisser le stress pour ces animaux hypersensibles, à moins qu’il s’agisse de quelque chose de plus profond et symbolique ; comme jeter une poignée de terre ou des fleurs sur un cercueil.
“Cela pourrait être une forme d’empathie, un geste de respect à l’égard du défunt, on ne peut rien affirmer avec certitude”, soulève Nachiketha Sharma. En tout cas, “cet enfouissement suggère fortement que ces animaux comprennent l’irréversibilité de la mort, observe Susana Monsó, chercheuse en éthique animale à l’Uned, Madrid. En revanche, on ne sait pas s’ils ont conscience du caractère inévitable de leur propre mort.” “Dans leur hâte à attribuer une grande sophistication cognitive aux premières espèces humaines, les archéologues ont sans doute trop négligé la capacité des animaux à s’engager cognitivement et physiquement dans la mort de leurs proches”, glisse Paul Pettitt, spécialiste des pratiques mortuaires au paléolithique, à l’université de Durham.
Pies et chiens de prairie
“Moi, je pense que beaucoup de comportements d’animaux sauvages face à la mort nous ont jusqu’ici échappé, car nous ne sommes tout simplement pas là pour les observer”, avance Marc Bekoff, évolutionniste à l’université du Colorado, qui prétend avoir assisté à des funérailles chez des pies et des chiens de prairie. “J’aimerais être convaincu, il faudrait envoyer une équipe sur place pour étudier rigoureusement ce phénomène des enterrements”, estime James Anderson. “Nous sommes prêts à installer des caméras et des drones dans la région, affirme Akashdeep Roy. J’invite tous les scientifiques à venir voir et discuter avec la population locale, je suis persuadé que les preuves vont s’accumuler et que ce comportement sera reconnu dans les années à venir.”
“Leurs observations sont vraiment intéressantes, reconnaît Nachiketha Sharma. Les éléphants défient sans cesse notre imagination. Et je dois dire que nous avons recueilli beaucoup d’autres de leurs comportements liés à la mort que nous n’avons pas encore publiés, et qui vont l’être prochainement.” Autant de nouvelles histoires émouvantes en perspective…