Espionnage climatique : la traque aux émissions clandestines est lancée
Révélations à l’appui, des pionniers de la surveillance climatique démontrent qu’il est aujourd’hui possible de détecter des fuites ou des émissions de gaz à effet de serre cachées… Et vérifier que les engagements des Etats sont bien tenus.
Depuis quelque temps, les promesses spectaculaires s’enchaînent. Moins 46 % d’émissions de gaz à effet de serre annoncées par le Japon d’ici à 2030. Moins 52 % pour les états-Unis au même horizon. Qui dit mieux ? Moins 55 % pour l’Europe ! Tandis que la Chine garantit carrément zéro émission nette de carbone en 2060. à l’approche d’un sommet décisif sur le climat, la COP26 de Glasgow organisée début novembre, ces engagements officiels paraissent rassurants. Pourtant, dans les coulisses, la méfiance règne… Comment vérifier que ces promesses seront bien tenues ? Qui mesurera les excès ou les réels progrès accomplis par telle ville, telle usine, telle centrale, mine, ferme ou décharge ?
“Faites confiance, mais vérifiez”
“La transparence de chaque pays sur ses données est l’un des gros enjeux des accords de Paris, qui devront être discutés lors de la conférence”, nous confie Jane Ellis, négociatrice pour l’OCDE. Un vieil adage de la guerre froide, chuchoté jadis lors de la signature des traités de désarmement nucléaire, commence d’ailleurs à refaire surface : “Faites confiance, mais vérifiez.” Fin avril, Richard Moore, le directeur du MI6, les services secrets britanniques, dissimulait à peine ses intentions lors d’une interview radio : “Lorsque les gens prennent des engagements en matière de changement climatique, c’est peut-être à nous de nous assurer que ce qu’ils font réellement correspond à ce qu’ils ont signé.” En d’autres termes, voici venu le temps de l’espionnage climatique.
Je pense que dans trois ou quatre ans nous verrons apparaître un système global de contrôle des émissions de gaz à effet de serre !
Riley Duren, chercheur à l’université d’Arizona, à la tête de Carbon Mapper
En réalité, depuis environ deux ans, associations écologistes, ONG, start-up, laboratoires de recherche et agences spatiales multiplient les opérations spéciales pour tenter de prendre en flagrant délit les pires émetteurs de gaz à effet de serre ; des rejets qui, contrairement aux fumées de combustion, sont invisibles à nos yeux.
Les révélations fracassantes se succèdent grâce à de nouvelles constellations de satellites, de drones, de stations de mesure dernier cri, avec l’appui de l’intelligence artificielle et d’inédits modèles atmosphériques. Un véritable réseau de surveillance est en train de se mettre en place. Au point que plusieurs de ces officines, à l’image de Climate Trace, lancée il y a un an par l’ancien vice-président des états-Unis Al Gore, promettent de détecter et quantifier en temps réel toutes les sources de CO2, méthane et autres dans chaque recoin de la planète. “Je pense que dans trois ou quatre ans nous verrons apparaître un système global de contrôle des émissions de gaz à effet de serre !”, parie Riley Duren, chercheur à l’université d’Arizona, à la tête de l’organisation à but non lucratif Carbon Mapper.
Des sous-estimations préoccupantes
Cette perspective de transparence totale tranche avec l’opacité actuelle. “Lors des négociations, seules les données envoyées par les états font foi, avec toutes leurs erreurs, leurs approximations, leurs omissions, leurs changements de méthode impromptus”, dénonce Philippe Ciais, spécialiste des cycles du carbone au LSCE, le laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. Les écarts sont parfois considérables entre les informations affichées par les Administrations et les mesures sur le terrain : “Des scientifiques ont par exemple relevé pour l’infrastructure pétrolière américaine des rejets de méthane 60 % supérieurs aux inventaires officiels ! Ces sous-estimations sont préoccupantes”, lâche Maria Olczak, de la Florence School of Regulation, un centre de recherche indépendant.
Un gaz diabolique
Ce n’est pas forcément de la malhonnêteté. Les chercheurs que nous avons interrogés évoquent plutôt des biais optimistes, des problèmes de méthode, de définition ou de mesures. Il faut reconnaître que construire un inventaire complet est un exercice coûteux et complexe ; à l’échelle d’un état, il faut deux ans pour réunir ces données, souvent imparfaites.
À ce jour, seuls 42 pays industrialisés se plient à l’exercice chaque année. Les autres, comme la Chine, l’Inde, le Brésil, les États du Golfe, livrent leurs calculs quand ils le peuvent ou le veulent bien – certains ne l’ont pas fait depuis plus de vingt ans. Ces lacunes devront être comblées en 2024, “mais il continuera d’y avoir des biais et des erreurs, même non intentionnelles : nous avons besoin d’une évaluation indépendante des émissions pour vérifier les progrès accomplis”, tranche Kenneth Davis, expert du carbone à l’université d’état de Pennsylvanie.
Lors des négociations, seules les données envoyées par les Etats font foi, avec toutes leurs erreurs, leurs omissions, leurs changements de méthode impromptus
Philippe Ciais, spécialiste des cycles du carbone au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement
C’est sur la traque des rejets de méthane que les pionniers de la surveillance climatique sont les plus mobilisés. Et pour cause : bloquer ce gaz diabolique, 84 fois plus réchauffant que le CO2 sur vingt ans, serait le moyen le plus efficace d’éviter la surchauffe à court terme. “Notre étude parue en mai montre que des solutions existent, peu ou pas coûteuses, qui permettraient de diviser par deux ces émissions d’ici à 2030 : cela ralentirait le réchauffement de 30 %, en évitant 0,25 °C de hausse de température globale en 2050”, lance Daniel Zavala-Araiza, chercheur pour l’ONG américaine Environmental Defense Fund. Pour l’heure, “on observe de très importants rejets lors de la mise en production de puits de gaz de schiste, et pendant les interventions de maintenance sur des gazoducs, témoigne Thomas Lauvaux, expert en détection au LSCE. Le gaz n’est pas récupéré et les systèmes de torchage fonctionnent souvent mal, sans parler des valves défectueuses”. Quant aux bouches d’aération des mines de charbon, elles ne sont pas plus vertueuses…
De nouvelles sentinelles
Or, les plus grosses bouffées de méthane, celles de plus d’une tonne de débit par heure, apparaissent assez distinctement sur les données de plusieurs satellites déjà en orbite. En l’occurrence, ceux dotés d’instruments hyperspectraux décomposent la lumière solaire réfléchie par la Terre, ce qui leur permet de détecter la signature des espèces chimiques présentes dans l’atmosphère. “Pour repérer et caractériser ces panaches, nous exploitons les images des satellites européens Sentinel-5P et Sentinel-2”, confie Clément Giron, data scientist chez Kayrros, une entreprise française d’intelligence énergétique à l’origine de nombreuses révélations récentes.
Des bilans quotidiens
D’autres experts épluchent aussi les flux spectraux du satellite italien Prisma, des appareils chinois Gaofen-5 et ZY1… La compagnie privée canadienne GHGSat dispose de son côté de trois satellites en orbite dédiés au méthane, et sept autres devraient arriver d’ici fin 2022, pour ne manquer aucune de ses éruptions souvent brèves. “Cela ne m’étonnerait pas que les satellites militaires top secret, aux propriétés très supérieures à celles des appareils civils, permettent de détecter toutes ces fuites avec un grand niveau de détail”, glisse au passage Thomas Lauvaux. Les espions du MI6 ou de la DGSE en font peut-être déjà usage, qui sait.
OCO-3, notre nouvel instrument, installé à bord de la Station spatiale, a commencé à livrer des mesures au-dessus de Los Angeles
Annmarie Eldering, ingénieure à la Nasa
Et ce n’est que le début… En 2023, l’organisation Environmental Defense Fund doit mettre sur orbite MethaneSAT, un engin dédié à l’inspection des fuites des installations gazières, y compris dans les zones les plus inaccessibles ou politiquement hostiles. De leur côté, les laboratoires de la Nasa sont en train de concevoir des optiques hyperspectrales pour le compte de Carbon Mapper : deux premiers satellites partiront en 2023, puis une constellation devrait suivre en 2025 – 100 millions de dollars viennent d’être levés, entre autres auprès du milliardaire Michael Bloomberg et de l’état de Californie. “Avec ce dispositif, nous pourrons livrer un bilan quotidien à hebdomadaire des émissions de méthane de chaque installation, avance Riley Duren. Notre programme inclut aussi des mesures plus précises par avion au-dessus des régions de haute priorité aux États-Unis et, dès l’année prochaine, à l’étranger.”
Décharges, rizières, élevages…
Les sentinelles du méthane attendent aussi avec impatience le lancement du satellite allemand ENMAP, en 2022, et la mission franco-allemande Merlin, prévue en 2024. Progressivement, ces nouveaux capteurs devraient permettre de déceler des émissions plus subtiles ou plus diffuses, comme celles provenant de décharges à ciel ouvert, de bassins de décantation, de rizières ou d’éructations d’élevages bovins – trahis par la présence conjointe d’ammoniac.
Bien sûr, l’ennemi public numéro 1 reste le CO2 ; ce gaz représente à lui seul 65 % de l’effet de serre anthropique. L’ennui, c’est qu’il est plus difficile de saisir sur le vif ses rejets. Les outils scientifiques déployés jusqu’à présent se sont cantonnés à mesurer des concentrations moyennes à l’échelle de vastes régions. Cibler les différentes sources locales exigera un réseau de capteurs au sol très dense ; pour le moment, seules quelques villes, comme Paris, ont installé un tel maillage. Du coup, la traque s’organise depuis l’espace.
De fines équipes de hackers
“Une ville ou une centrale électrique augmente de seulement 0,5 % le contenu en CO2 de l’air ambiant, et il faut aussi tenir compte de la respiration de la végétation alentour, ou des panaches des régions industrielles voisines, expose Annmarie Eldering, ingénieure à la Nasa. Notre nouvel instrument OCO-3, installé à bord de la Station spatiale internationale, a tout de même commencé à livrer des mesures au-dessus de Los Angeles.” L’Europe, de son côté, se prépare aussi à envoyer, vers 2025, deux premiers satellites spécialisés dans le cadre de la mission CO2M : “Nos simulations montrent que trois de ces appareils permettraient de localiser et quantifier environ 600 grosses sources de CO2 totalisant jusqu’à 24 % des émissions mondiales”, révèle le climatologue suisse Gerrit Kuhlmann.
Les informations obtenues seront gratuites et accessibles à tous, ça va changer la donne
Gavin McCormick,responsable du programme Climate Trace
En bons agents des renseignements, les techniciens du programme Climate Trace tentent, eux, de ruser. Leur secret ? L’intelligence artificielle. “Les algorithmes que nous sommes en train de mettre au point analysent, sur images satellites, les signaux caractéristiques du fonctionnement des centrales électriques à charbon, gaz ou pétrole pour en quantifier les émissions, explique l’informaticienne Heather Couture. Ils évaluent les panaches de vapeur d’eau provenant des tours de refroidissement, ou la chaleur évacuée dans le cours d’eau adjacent. Ainsi que la fumée de combustion sortant des cheminées, même si les nouveaux filtres antipollution brouillent ce signal.”
Cette fine équipe de hackers entend ainsi mesurer les rejets des 18 000 centrales à énergie fossile de la planète sans avoir à demander la moindre autorisation. Ils envisagent aussi de cibler les rejets des usines sidérurgiques – près de 8 % des émissions mondiales de CO2 –, dont l’énorme énergie thermique dégagée apparaît nettement sur les capteurs infrarouges du satellite américain Landsat 8.
Une poignée de chimistes héroïques
Outre le CO2 et le méthane, bien d’autres gaz funestes doivent également être surveillés. Comme le protoxyde d’azote, dégagé par l’épandage du fumier et des engrais, au pouvoir réchauffant 265 fois supérieur sur cent ans à celui du CO2 : “On commence à intégrer des instruments pour suivre ce gaz en croissance continue”, assure Philippe Bousquet, chercheur au LSCE. Parfois, le fond de l’air effraie… “Nous avons détecté ces dernières années des pics de CFC-11, un composé synthétique destructeur d’ozone d’un pouvoir réchauffant environ 5 000 fois supérieur à celui du CO2, raconte Matthew Rigby, chimiste de l’atmosphère à l’université de Bristol. Ainsi qu’une augmentation inattendue de HFC-23, dont une tonne a autant d’effet de serre que 12 400 tonnes de CO2 !”
Ces gaz issus de l’industrie de la réfrigération, des pompes à chaleur, de la fabrication du Téflon ou de mousses isolantes ne sont pas anodins : les accords de Kigali signés en 2016 visant l’élimination des HFC devraient ainsi éviter un réchauffement de 0,5°C à la fin du siècle. Or, leur surveillance repose sur une poignée de chimistes héroïques qui partent relever des capteurs d’air situés dans des régions isolées ou au sommet de glaciers – la détection satellite est trop difficile. Avant de faire tourner d’énormes modèles numériques d’atmosphère pour retrouver la source du délit.
Un Big Brother vert ?
“De très larges parties de la planète ne sont pas encore couvertes par nos échantillonnages, comme la Russie, l’Inde, le sud de la Chine, l’Asie du Sud-Est, l’Afrique, l’Amérique du Sud…, alerte Ray Weiss, chercheur à l’université de San Diego. Il faudrait construire une vingtaine de nouvelles stations sous le vent des régions industrielles en développement. Pour faire respecter les accords internationaux sur le climat et la couche d’ozone, je pense que nous devrions nous inspirer des réseaux de capteurs mis en place pour surveiller les essais nucléaires illicites.”
Je m’attends à ce que nos données satellites soient contestées par des gouvernements
Daniel Jacob, chimiste de l’atmosphère à l’université Harvard
Problème : si les secousses sismiques d’une explosion atomique ne trompent plus personne aujourd’hui, ces émissions passent, elles, inaperçues des satellites en pleine nuit ou sous une couverture nuageuse. Des malveillants pourraient aussi profiter des difficultés des algorithmes et des outils hyperspectraux à détecter ces panaches au-dessus de la neige, d’une mer, d’un lac ou d’une zone humide : “Nos mesures de méthane fonctionnent très mal pour les installations pétrolières offshore, même si on peut toujours essayer de détecter le panache quand il passe au-dessus des côtes”, déplore Daniel Jacob, chimiste de l’atmosphère à l’université Harvard.
Pour combler ces lacunes, les techniciens de GHGSat tentent actuellement d’orienter leurs satellites de façon à mieux capter la lumière réfléchie par les océans. “L’outil Lidar que nous développons pour la mission Merlin pourra fonctionner la nuit et à travers des nuages épars”, complète Philippe Bousquet. “La technologie évolue très vite, et il va devenir de plus en plus difficile de cacher ses émissions”, assure Riley Duren. “Les informations obtenues seront gratuites et accessibles à tous, cela va changer la donne”, lance Gavin McCormick, l’un des responsables du programme Climate Trace.
Premiers effets vertueux
Cette transparence totale aux allures de Big Brother vert, voire de dictature écolo diront certains, provoquera sans doute son lot de tensions sociales et géopolitiques. “Je m’attends à ce que nos données satellites soient contestées par des gouvernements”, anticipe Daniel Jacob. Cet été, des responsables au Bangladesh et au Kazakhstan ont par exemple nié l’existence de fuites de méthane détectées sur leur sol. “Il y aura peut-être des crises, mais je suis plutôt optimiste”, avance Maria Olczak.
La pression exercée par cette surveillance environnementale commence à avoir de réels effets vertueux. Au point qu’aujourd’hui l’industrie se convertit massivement au suivi satellite de ses installations pour minimiser les fuites ; preuves incontestables à l’appui, importateurs de gaz naturel et investisseurs deviennent hyperexigeants sur le bilan carbone. Dans les années, les décennies à venir, les relations diplomatiques et économiques seront probablement dictées par les résultats de cette nouvelle surveillance à grande échelle. Et c’est sans doute une bonne nouvelle…