Cancer du sein : pourquoi les Françaises sont les plus touchées ?
Est-ce parce qu’elles se dépistent plus ? Est-ce lié à des modes différents de maternité ? À des modes de vie plus à risques ? Voire à la pollution ? Nous avons demandé à des spécialistes comment ils expliquent ce triste record…
Il existe des premières places dont on se passerait bien. Dans les dernières statistiques publiées ce printemps, la France arrive en tête du classement mondial pour l’incidence du cancer du sein. D’après les calculs du Circ, le Centre international de recherche sur le cancer, pour chaque tranche de 100 000 Françaises, 105,4 nouveaux cas de cancers du sein ont été diagnostiqués au cours de l’année 2022. Les Chypriotes arrivent secondes, avec 104,8, suivies par les Belges, les Néerlandaises, les Luxembourgeoises, et talonnées par les Australiennes et les Américaines.
Une population sensibilisée
Ce n’est pas une surprise : c’est dans les pays riches que le cancer du sein frappe le plus fort –il est le deuxième plus fréquent dans le monde avec 2,3 millions de nouveaux cas par an. Les femmes y font des enfants plus tard et en plus petit nombre, deux facteurs qui augmentent sensiblement le risque de tumeur mammaire. Mais pourquoi un tel record d’incidence en France, quand nos voisines italiennes ou allemandes se situent bien en dessous, avec respectivement 87 et 77 cas pour 100 000 ?
Incidence élevée ne rime pas nécessairement avec gravité, c’est même plutôt le contraire
Gianluca Severi, biostatisticien à l’Institut de recherche Gustave-Roussy
Deux fois plus de diagnostics ont été posés en France en 2024 qu’en 1990. Un bond pour moitié dû au fait que la population est plus nombreuse et plus âgée – 80 % des cancers du sein surviennent après 50 ans. Mais comment expliquer l’autre moitié ? Et comment expliquer la singularité française ?
D’emblée, le biostatisticien Gianluca Severi, à l’Institut de recherche Gustave-Roussy, précise : “Incidence élevée ne rime pas nécessairement avec gravité, c’est même plutôt le contraire: elle est en partie l’effet du dépistage pratiqué à large échelle, grâce auquel on diagnostique plus de tumeurs, à des stades plus précoces, qui se soignent plus facilement. La population est sensibilisée, les femmes plus jeunes n’hésitent pas à consulter au moindre doute sur une masse suspecte : tout cela contribue au final à améliorer la survie.”
La mortalité est en baisse
Depuis 2004, les Françaises de plus de 50 ans peuvent passer une mammographie gratuite tous les deux ans : 60 % d’entre elles se font dépister, ce qui augmente mécaniquement les détections. Une forte incidence serait donc en quelque sorte la rançon d’une faible mortalité. Et effectivement, un regard sur les chiffres de mortalité a de quoi rassurer : 15,8 pour 100 000 femmes en France. Un taux dans la moyenne de l’Europe occidentale, pas loin des plus bas du monde. Et la mortalité est même en baisse : -1,6 % par an entre 2010 et 2018, selon les statistiques nationales.
Des comparaisons difficiles
On ne peut cependant pas réduire le “record” français au seul effet du dépistage organisé. Plus de vingt pays organisent eux aussi des mammographies régulières : en Europe, en Amérique du Nord, en Chine, en Australie, au Brésil… “La tendance est la même partout, rappelle Emmanuelle Fourme, oncogénéticienne à l’Institut Curie : plus le dépistage est suivi, plus l’incidence est élevée et la mortalité faible.” Ce qui ne répond pas à la question de départ : n’y aurait-il pas quelque chose qui pèse particulièrement sur les Françaises ?
Grossesses, allaitement… tout ce qui met en pause le cycle menstruel protège les cellules mammaires des tumeurs
Emmanuelle Fourme, oncogénéticienne à l’Institut Curie
“Comparer les pays entre eux est compliqué, on manque de données harmonisées”, prévient Delphine Praud, au Centre de lutte contre le cancer Léon-Bérard. De fait, les études menées par les épidémiologistes visent moins à rechercher les causes des différences entre les pays, que les facteurs de risque. Gianluca Severi abonde : “La question des différences est intéressante, mais y répondre est très difficile, car il faudrait disposer, par exemple, de toutes les données françaises et allemandes sur l’ensemble des facteurs de risque connus, les réunir et construire un modèle statistique.”
La piste de la vie reproductive ?
Pour ce qui concerne le risque génétique – 10 % des cancers du sein découleraient de mutations héréditaires –, rien n’indique que les Françaises soient particulièrement concernées. Mais il n’en va pas de même pour les risques liés à la vie reproductive. “Tout ce qui met en pause le cycle menstruel protège les cellules mammaires des tumeurs, car cela ralentit leur prolifération”, explique Emmanuelle Fourme. À l’inverse, certaines caractéristiques françaises – âge avancé de la première grossesse, faible nombre d’enfants, puberté précoce, ménopause tardive, durée d’allaitement réduite – augmentent ce risque. “Au fil des générations, ces facteurs ont évolué défavorablement”, souligne Emmanuelle Fourme.
Le lien entre alcool et cancer du sein est clairement établi
Gianluca Severi, biostatisticien à l’Institut de recherche Gustave-Roussy
Un exemple : l’allaitement exerce un petit effet protecteur s’il est prolongé, à partir de 18 à 24 mois cumulés. Or, en France, seul un tiers des enfants sont encore allaités à l’âge de 6 mois. A contrario, la France reste le pays le plus fécond de l’Union européenne, avec 1,68 enfant par femme. Oui, mais l’âge moyen de la maternité augmente – il était de 31 ans en 2022.
Autre facteur de risque reconnu, la pilule contraceptive combinant œstrogènes et progestatifs séduit particulièrement les Françaises, qui font partie d’un groupe restreint de nationalités privilégiant ce mode de contraception, avec les Pays-Bas, la Belgique, l’Allemagne, le Portugal et l’Irlande. Selon Gianluca Severi, cela ne suffit cependant pas à expliquer le record français : les différences de la vie reproductive ne sont pas suffisamment marquées par rapport aux autres pays d’Europe occidentale.
Des modes de vie à risques ?
“En revanche, un élément qui participe sans doute à la situation des Françaises est l’alcool, souligne-t-il. Le lien avec le cancer du sein est clairement établi.” Et comme le soulignait en janvier le dernier bulletin épidémiologique consacré à ce sujet, les données de vente d’alcool “placent la France parmi les pays européens les plus consommateurs”. Le nombre d’alcoolisations mensuelles importantes, avec 5 verres ou plus, est même en hausse chez les femmes de toutes les classes d’âge depuis 2017. Et on sait que le risque de cancer du sein augmente de façon exponentielle avec la consommation. Ainsi, 15 % des cas seraient dus à l’alcool en France, selon un rapport du Circ – le surpoids et l’obésité expliqueraient de leur côté 8 % des cas, la sédentarité 3 %.
Ce qui est inquiétant, c’est qu’après le dépistage, la hausse de l’incidence aurait dû se stabiliser, ce qui n’est pas le cas
Emmanuelle Fourme, oncogénéticienne à l’Institut Curie
Les facteurs de risque ne sont cependant pas tous connus. “En l’état actuel des connaissances, les facteurs de risque individuels que l’on connaît, pris un à un, ne permettent pas d’expliquer tous les cas, constate Emmanuelle Fourme. Ce qui est inquiétant à mon sens, c’est qu’au fil des années, après la mise en place du dépistage, la hausse de l’incidence aurait dû se stabiliser, ce qui n’est pas le cas.” Elle augmente en effet de 0,6 % par an depuis 2000.
Malbouffe, travail de nuit ?
D’autres facteurs de risque commencent à être mis au jour. Les additifs alimentaires émulsifiants présents dans les aliments ultratransformés, par exemple : l’étude d’une cohorte française a mis en évidence cette année leur effet cancérigène, notamment au niveau du sein. Ou le travail de nuit : une étude française de 2018 avait calculé un risque augmenté de 26 % chez les femmes travaillant de nuit avant leur ménopause – l’année dernière, une ancienne infirmière ayant travaillé en poste de nuit a ainsi obtenu la reconnaissance de son cancer du sein comme maladie professionnelle, une première en Europe. Or, le nombre de travailleuses de nuit a crû de 150 % entre 1982 et 2015.
9 % des cancers du sein de notre cohorte auraient pu être évités si les taux de dioxyde d’azote étaient sous les seuils de l’OMS
Delphine Praud, au Centre de lutte contre le cancer Léon-Bérard
Et il y a la pollution. Pendant vingt ans, l’exposition à divers polluants de 5 000 femmes diagnostiquées en France a été comparée à celle de 5 000 femmes sans cancer du sein. “Nous avons trouvé un risque accru avec les dioxydes d’azote et le benzo-a-pyrène, deux polluants qu’on retrouve près des axes routiers, ainsi qu’avec les dioxines et les PCB émis par les industries, et on suspecte aussi un effet des particules fines, explique Delphine Praud. Ces polluants atmosphériques pourraient agir comme des perturbateurs endocriniens, jouant sur l’âge des premières règles et d’autres aspects hormonaux, et donc impacter aussi indirectement le cancer du sein.”
Ces polluants concernent-ils particulièrement les Françaises ? Les données comparatives générales font défaut, mais la France est l’un des pays qui affiche les concentrations maximales les plus élevées pour le dioxyde d’azote, et le plus grand nombre de dépassements, selon les statistiques de l’Agence européenne de l’environnement. “Nos études à paraître le confirment : 9 % des cas de cancer du sein de notre cohorte auraient pu être évités si les taux de dioxyde d’azote étaient en dessous des seuils de l’OMS”, souligne Delphine Praud.
Comme le souligne Emmanuelle Fourme : “ll y a clairement une forte marge de progression pour les facteurs de risque dits modifiables.”