illustration du dossier sur les galaxies noires@YVONNE DIRAISON D'APRÈS NASA/ESA

Voici les galaxies noires

Elles ne brillent pas car elles n’ont pas d’étoiles. Ce sont de gigantesques boules de gaz et de matière noire qui échappaient jusqu’ici aux télescopes. Des anomalies cosmiques ? Pas du tout, découvrent les astronomes : il y en aurait en fait plus que des lumineuses !

par Valérie Greffoz,

“On ne distingue pas encore bien ses contours, mais d’après les données radio, ça ressemble beaucoup à un gigantesque nuage d’hydrogène qui tourne d’un bloc à au moins 360 000 km/h.” L’excitation de Wim van Driel est palpable. Depuis vingt ans qu’il traque les galaxies noires, cet astronome de l’Observatoire de Paris en tient peut-être une. Une galaxie sans aucune étoile pour briller dans l’obscurité de l’espace, et donc hors de portée des télescopes optiques. Une possible relique de l’Univers primordial qui n’aurait quasiment pas évolué depuis plus de 13 milliards d’années. Une gigantesque boule de gaz et de matière noire, cette mystérieuse substance dont on ne sait à peu près rien sinon qu’elle constitue le ciment de la construction galactique.

Une faute de frappe

“Ma collègue Karen O’Neil est tombée dessus complètement par hasard, lors d’observations de contrôle qu’elle menait l’année dernière avec le radiotélescope de Green Bank, en Virginie”, raconte-t-il. Au contraire des télescopes optiques, qui repèrent la lumière des étoiles, ces grandes antennes réceptionnent les ondes radio en provenance des grandes masses d’hydrogène dans l’espace. Profitant d’une rallonge inopinée de son temps d’observation, Karen O’Neil affinait des mesures déjà effectuées par Wim van Driel avec le radiotélescope de Nançay, dans le Cher. Et là, en faisant une faute de frappe dans l’une des coordonnées du ciel à viser, elle a braqué l’instrument sur une zone que l’on pensait déserte, mais où se cachait cet énorme nuage d’hydrogène contenant près de la moitié du gaz de notre galaxie, situé à 271 millions d’années-lumière de nous. “C’est-à-dire pas très loin, dans ce qu’on appelle l’Univers local”, commente Wim van Driel. Et a priori, sans aucune étoile visible.

“On cherche maintenant à obtenir des images plus profondes de cet objet, avec un interféromètre radio comme le Very Large Array, au Nouveau-Mexique, pour voir exactement sa forme et son mouvement, poursuit l’astronome. On saura alors si c’est bien une galaxie.” Et si, ultime étape, une fois observée à travers l’œil perçant d’un grand télescope optique de 10 mètres, elle ne révèle toujours aucune lumière visible, elle aura gagné le titre de galaxie noire.

Lorsqu’on la regarde, elle paraît transparente : on voit des galaxies à travers elle

Mireia Montes, astronome à l’Institut de sciences spatiales de Barcelone

Un titre encore confidentiel. À l’instar de Wim van Driel et Karen O’Neil, ils ne sont qu’une poignée dans le monde à traquer ces galaxies sans étoile. Des fous : quand la plupart des astronomes cherchent la lumière pour observer l’Univers visible jusqu’aux portes du big bang, eux traquent l’à peine visible. La quête a commencé dans les années 1980, avec l’avènement du numérique. “Avant, on se disait que toutes les galaxies autour de nous devaient avoir à peu près la même densité et le même type d’étoiles, puisqu’elles étaient nées en même temps, au début de l’Univers, raconte Wim van Driel. Et c’est d’ailleurs ce qu’on voyait sur les plaques photographiques. Mais dès qu’on a eu les premières caméras CCD, bien plus sensibles, on s’est rendu compte qu’il y avait en fait beaucoup de galaxies dans le ciel qui brillaient faiblement. On s’est dit qu’il devait en exister qui avaient formé moins d’étoiles que les autres.” Et pourquoi pas, si on pousse le raisonnement à l’extrême, des galaxies toutes noires qui n’en auraient pas du tout ?

Nébuleux

Aujourd’hui encore, le concept reste un peu nébuleux. Certes, une galaxie peut ne pas avoir d’étoile, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Les astronomes s’accordent pour dire que ce ne sont pas elles qui font une galaxie, mais la présence de matière noire liée gravitationnellement ; matière noire qui attire ensuite généralement du gaz. Mais qu’est-ce qui distingue une galaxie noire d’un banal nuage de gaz ? Sa densité ? Peut-on parler de galaxie noire quand il y a seulement quelques étoiles ? Prosaïques, certains astrophysiciens parlent de galaxies “presque noires”, et tentent de dresser une liste. Mais sur quels critères ? En deçà de quelle brillance ?

“Une telle liste n’existe pas, les astronomes ne sont pas complètement d’accord sur leur définition, sourit Lukas Leisman, astronome à l’université Valparaiso, dans l’Indiana. Les galaxies les plus sombres ne sont pas forcément celles qui ont la plus faible brillance de surface, mais plutôt celles qui, étant donné leur masse, ont le moins d’étoiles. Mais concrètement, comparer la masse de gaz d’une galaxie avec sa masse d’étoiles reste difficile. C’est donc très compliqué d’affirmer quoi que ce soit de manière définitive.”

Des feux de paille

La quête est ardue. Les candidates, rares. L’enthousiasme levé par l’arrivée des CCD et des grands relevés radio est vite retombé. On a d’abord cru qu’on allait repérer partout de grands nuages sombres signant les galaxies noires. “De manière surprenante, pas vraiment, constate Lukas Leisman. De temps en temps, quelqu’un signale une découverte, mais il y a souvent quelque chose qui ne colle pas.” 

Il y a eu bien des feux de paille : “En 2005, nous pensions tenir la première galaxie noire, et tout le monde s’est emballé, se souvient Wim van Driel. Finalement, VIRGOHI21 s’est révélée être une concentration de gaz dans la queue de marée d’une galaxie spirale de l’amas de la Vierge.” Un banal reste de collision cosmique…

HI1225+01, la première

“Pour moi, la plus ancienne candidate est HI1225+01, découverte par accident par Riccardo Giovanelli et Martha Haynes en 1989, lors d’un scan d’étalonnage”, raconte Lukas Leisman. “À l’époque, les deux astronomes parlaient déjà d’une protogalaxie sans population stellaire”, confirme Yoshiki Matsuoka, de l’université d’Ehime, à Matsuyama. 

En 2012, cet astronome japonais a étudié ce très long nuage formé de deux amas de gaz d’un milliard de masses solaires chacun, situé à 65 millions d’années-lumière de la Terre. “La partie nord-est est une galaxie classique, mais la partie sud-ouest n’est encore qu’un amas de gaz, sans aucune étoile. Et à ma connaissance, aucune émission optique n’a été rapportée jusqu’à aujourd’hui. C’est donc encore une candidate au titre de galaxie noire”, atteste-t-il. 

En 2023, à l’université de Milano-Bicocca, en Italie, Alejandro Benítez-Llambay, lui, a mis la main sur Cloud 9, un halo de matière noire avec très peu de gaz et sans étoile visible, situé à seulement 15 millions d’années-lumière de nous. “Cloud 9 pourrait être un halo de matière noire qui s’est formé trop tardivement dans l’histoire de l’Univers, et qui a raté sa chance d’être une galaxie à part entière. En ce sens, il pourrait être considéré comme un analogue de l’ancêtre d’une galaxie.”

Comme un nuage

Pour le chercheur, c’est le candidat actuel le plus solide au titre de galaxie noire. Lukas Leisman, quant à lui, s’est penché sur le cas d’AGC 229101, dont il a finalement révélé en 2021 la forme très allongée avec les radiotélescopes Westerbork, aux Pays-Bas, et VLA, au Nouveau-Mexique… ainsi qu’une faible luminosité dans sa partie nord, décelée grâce au télescope WIYN de 3,5 mètres, en Arizona : des étoiles. AGC 229101 est donc une galaxie presque noire, 10 fois moins lumineuse que la brillance naturelle du ciel.

Et il y a quelques mois, c’est une faible lueur du même genre qui a permis de mettre la main sur une autre presque noire, Nube. Là encore, complètement par hasard : “Un de mes collaborateurs regardait les images d’un grand sondage du ciel, IAC Stripe 82, destiné à trouver des supernovæ, des explosions d’étoiles massives, raconte Mireia Montes, astronome à l’Institut de sciences spatiales de Barcelone. Il a alors vu une petite tache qui apparaissait dans toutes les bandes de lumière.” Autrement dit, c’était bien un objet astronomique, et pas une erreur dans les données. “On a donc demandé du temps d’observation sur le Gran Telescopio Canarias de 10,4 mètres, à Tenerife, le plus grand télescope optique du monde, et on a vu des étoiles. Puis on a contacté des gens qui faisaient des observations radio pour déterminer sa masse de gaz, et aussi sa distance.”

Les galaxies noires émergent naturellement des simulations, et seraient même plus nombreuses que les lumineuses!

Ho Seong Hwang, cosmologiste à l’université nationale de Séoul,

Verdict : il s’agit d’une galaxie naine, de masse comparable à celle du Grand Nuage de Magellan, une petite galaxie qui tourne autour de la Voie lactée. “Mais Nube est 3 fois plus étendue que les galaxies de masse équivalente, tout en étant 10 fois moins lumineuse. Elle est tellement peu dense, environ 100 fois moins qu’une galaxie naine classique, que lorsqu’on la regarde, elle paraît transparente : on voit des galaxies à travers elle”, s’émerveille l’astronome. 

Un nuage dans l’Univers. C’est d’ailleurs ce qui lui a valu son nom : quand Ignacio Trujillo, l’un des membres de l’équipe, a demandé à sa fille de 6 ans comment elle l’appellerait, elle a répondu “nube”, “nuage” en français. “Et ce qui est bizarre, c’est qu’elle est très plate comparées aux autres galaxies naines, habituellement plus rondes. Nube est vraiment un mystère…”

Une lampe de poche

Mais le plus chanceux des chasseurs de galaxies noires est sans aucun doute l’astronome Sebastiano Cantalupo, à l’université de Milano-Bicocca, en Italie. En 2012, à la faveur de la lumière d’un quasar lointain – un noyau galactique extrêmement lumineux –, il a découvert douze petites galaxies noires au fin fond de l’Univers. Les premières du genre. “Le quasar a agi comme une lampe de poche, en faisant briller le gaz de ces galaxies grâce à un processus similaire à la fluorescence. S’il n’avait pas été là, elles seraient restées invisibles pour nos télescopes optiques à ces distances”, assure-t-il. Douze boules de gaz visiblement exemptes d’étoiles, si éloignées de nous qu’on les voit telles qu’elles étaient lorsque l’Univers n’avait que 3 milliards d’années. 

Mais c’est en 2018, grâce au spectrographe MUSE installé sur le Very Large Telescope, au Chili, qu’il pulvérise ce record en trouvant cette fois six galaxies noires près de quasars encore plus éloignés : “D’après nos calculs, ce sont des masses de gaz d’environ 1 milliard de masses solaires dont les plus lointaines remontent à une période où l’Univers n’avait que 1,6 milliard d’années.” Soit les plus jeunes galaxies noires du cosmos. Sont-elles les briques de base d’une future galaxie plus grosse, qui finira par former des étoiles ? Ou bien resteront-elles noires et solitaires pendant des milliards d’années ? “Nous ne le savons pas”, avoue Sebastiano Cantalupo.

Isolées, stériles, solitaires

Noires, presque noires… Au fil des années, la collection des continents obscurs se constitue. Au point d’éveiller l’intérêt des théoriciens, qui modélisent la naissance et l’évolution des structures. Comme Ho Seong Hwang, cosmologiste à l’université nationale de Séoul, qui finit par faire une découverte radicale, publiée il y a quelques mois : “Les galaxies noires émergent naturellement des simulations cosmologiques, conclut-il à partir des données de la grande simulation cosmologique IllustrisTNG. Elles seraient même plus nombreuses que les galaxies lumineuses !” Pas encore de chiffre précis, le chercheur y travaille… mais un ordre de grandeur qui donne déjà le vertige. Les galaxies scintillantes, telles que notre Voie lactée seraient l’exception, les galaxies noires la norme ! 

Solitaires dès leur naissance, elles se seraient formées dans des régions de l’Univers plus vides que les autres, là où il n’y avait que peu de gaz à accumuler pour former des étoiles. “Et au moment de la réionisation cosmique, c’est-à-dire quand la première génération d’étoiles s’est mise à briller dans l’Univers, ce rayonnement intense a chauffé leur gaz et l’a rendu encore plus diffus, entravant un peu plus, chez elles, la formation d’étoiles”, décrit-il.

Il y en a partout

Pendant des milliards d’années, elles seraient restées à l’écart du grand feu d’artifice cosmique. Alors que les autres galaxies multipliaient les rencontres avec leurs semblables, déclenchant à chaque fois des flambées d’étoiles, elles sont demeurées seules, isolées dans le vide. Leur profil ? Flou… “Il semble qu’elles soient généralement moins massives que les galaxies normales, sans pour autant être forcément toutes des galaxies naines, décrit Ho Seong Hwang. Et elles ont tendance à tourner un peu plus vite sur elles-mêmes, car elles n’ont pas été ralenties par des collisions avec d’autres galaxies, contrairement aux lumineuses. Quant à leur morphologie exacte, nous n’en savons rien.”

AGC 229101, Nube, HI1225+01 ne sont donc que la partie émergée de l’iceberg. L’Univers fourmille de galaxies invisibles, de continents stériles, froids, de gaz et de matière noire. Il y en a partout. On commence seulement à les voir. Forts de cette multitude théorique, les chasseurs de galaxies noires comptent bien profiter de la nouvelle génération de grands instruments qui arrive, tant sur Terre qu’en orbite. 

“L’Univers est plein de surprises, donc je m’attends à ce que l’observatoire Vera Rubin en optique, qui commencera à observer le ciel depuis le Chili en 2025, et le Square Kilometre Array en radio, actuellement en construction, permettent de découvrir d’autres candidates qui nous surprendront”, liste Lukas Leisman. “J’ajouterais le télescope spatial Euclid, mis en orbite en 2023, abonde Mireia Montes. Car tous ces instruments sont capables de regarder à la fois très profondément, et sur de larges zones du ciel.” Deux qualités indispensables pour trouver des galaxies presque noires. 

Cotonneuse ?

“Aujourd’hui, nous n’en avons découvert que quelques-unes, au compte-gouttes, et nous ne pouvons donc faire que des suppositions. Mais si nous en trouvons plus, nous pourrons par exemple explorer les propriétés de la matière noire, s’enthousiasme l’astronome espagnole. Prenez la forme étrange de Nube, très aplatie : elle ne peut pas s’expliquer dans le cadre du modèle standard cosmologique actuel, peuplé d’une matière noire froide. Mais nous avons exploré un autre type de matière noire, appelé ‘fluffy dark matter’, de la matière noire cotonneuse, et cela semble marcher.” 

Pour Ho Seong Hwang, qui s’est pris de passion pour le sujet, l’enjeu est là : “J’ai commencé à travailler dessus parce que c’était fun, mais aussi parce que notre but est de comprendre ce qu’est la matière noire. Or quoi de mieux, pour ça, que d’étudier des galaxies faites essentiellement de matière noire et non d’étoiles ?” C’est peut-être dans la noirceur de ces galaxies que se trouve la réponse à l’un des plus grands mystères cosmologiques…

Un article à retrouver dans Epsiloon n°41
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