La vie secrète des arbres : la théorie s’effondre
L’idée est si émouvante qu’elle a conquis le public, Hollywood, et jusqu’aux plus hautes institutions : les arbres communiqueraient via un réseau secret… Sauf que c’est faux. Les scientifiques ont beau chercher, ils n’en trouvent aucune trace. Et pour eux, cette théorie est dangereuse pour la forêt.
“L’hystérie collective suscitée par ce sujet est pénible”, juge le biologiste Pierre-Henri Gouyon, au Muséum national d’histoire naturelle.
Tout a commencé par une publication scientifique, en 1997 : la biologiste Suzanne Simard et son équipe de l’université de Colombie-Britannique mettent en évidence en milieu naturel un phénomène étonnant, un échange de ressources de l’ordre de 6 %, sous la terre, entre un bouleau et un sapin de Douglas. Les travaux font la une de la prestigieuse revue Nature, qui baptise “Wood Wide Web” cette nouvelle loi de la forêt.
Comme dans “Avatar ”
Un réseau souterrain entre les arbres ! Éblouissante découverte pour ces êtres qu’on pensait solitaires. Une communication secrète ! Fantastique… L’idée grandit et se diffuse. Puis inspire un livre : en 2015, l’ingénieur forestier allemand Peter Wohlleben publie La Vie secrète des arbres. Il y décrit des filaments souterrains de champignons qui font le pont entre les individus, garantissant une diffusion rapide des nutriments, des informations sur les insectes, sur la sécheresse et tous les dangers. Un best-seller traduit dans plus de quarante pays.
En 2021, Suzanne Simard elle-même renchérit. Elle publie ses mémoires, où elle développe l’idée que la forêt est une grande et belle famille où des arbres-mères, doyens des lieux, communiquent avec leurs petits par l’intermédiaire d’une gigantesque toile fongique souterraine. Deuxième best-seller.
Les livres se déclinent en éditions pour les enfants, en conférences, en documentaires… Ils séduisent jusqu’aux stars d’Hollywood : James Cameron s’inspire du concept pour Avatar ; Amy Adams et Jake Gyllenhaal achètent les droits du livre de Suzanne Simard pour en faire un film…
Au départ, nous n’avions pas l’intention de démythifier le Wood Wide Web. Mais après une enquête approfondie, nous avons réalisé à quel point il y avait peu de preuves
Justine Karst, écologue forestière à l’université d’Alberta
L’idée est magnifique, en effet : la forêt comme une communauté intelligente et sensible où la coopération est garante de sa survie ; les vieux arbres qui s’occupent de leurs petits. Oui, mais la communauté scientifique, elle, commence à froncer les sourcils, à douter… et, depuis deux ans, à s’insurger. “Les affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires”, fustige l’écologue forestier Torgny Näsholm, à l’université suédoise des sciences agricoles. Or ici, les preuves de la désinformation scientifique s’accumulent.
Casse-croûte collectif
Certes, les arbres entretiennent des relations mutualistes avec les champignons – un individu peut partager son système racinaire avec 100 à 200 espèces différentes. “Ce qui est avéré aussi, c’est que l’arbre fixe du carbone grâce à la photosynthèse et en alloue 30 à 70 % aux compartiments souterrains en fonction des saisons, détaille Marc Buée, spécialiste de l’écologie des communautés de champignons forestiers à l’Inrae. Tout ça est libéré à proximité, c’est une espèce de casse-croûte collectif…” Dont les flux sont difficilement mesurables tant les partenaires sont nombreux : des milliers de micro-organismes, bactéries, champignons. Sans parler de la microfaune associée. “On sait aussi très bien que la colonie mycorhizienne d’un champignon peut interagir avec plusieurs arbres”, ajoute Francis Martin, spécialiste des mycorhizes à l’Inrae Nancy.
L’hypothèse d’un échange d’arbre à arbre via le réseau est donc défendable. Sauf qu’aucune donnée tangible n’a permis de la prouver jusqu’à présent.
“Idée reçue”
“Au départ, nous n’avions pas l’intention de démythifier le Wood Wide Web. Ce n’est qu’après une enquête approfondie que nous avons réalisé à quel point il y avait peu de preuves, souligne l’écologue forestière Justine Karst, à l’université d’Alberta, qui, avec deux autres anciens collègues de Suzanne Simard, a épluché la littérature scientifique sur le sujet. On peut le dire : aucune étude ne démontre sans équivoque que les arbres échangent des nutriments entre eux.” Et encore moins des signaux chimiques ou autre mémoire végétale...
Sur vingt-huit expériences issues de treize études de terrain réalisées dans des conditions optimales, seules cinq montrent un potentiel transfert de nutriments entre les arbres. Et aucune ne démontre l’influence de ces échanges sur la performance des semis.
Idem pour une autre revue de la littérature réalisée dans la foulée : le transfert net significatif de carbone via les réseaux mycorhiziens communs fait défaut. Dans la droite ligne des résultats publiés dès 2017 par Brian Pickles, un étudiant de Suzanne Simard, qui avait reproduit l’expérience historique et montrait déjà que les quantités absolues de carbone transférées n’avaient aucune valeur nutritionnelle significative. “ J’ai refait le bilan et c’était clairement moins de 1 %, plutôt de l’ordre de 1 pour 1 000 ou 4 pour 1 000 de carbone total transféré, insiste Marc Buée. On voit bien que c’est mineur.”
Le débat se durcit
Et à y regarder de plus près, l’arbre-mère et le Wood Wide Web vont à l’encontre de monceaux de savoirs accumulés sur le terrain. Dès 1926, une étude finlandaise pointait une concurrence souterraine plutôt qu’une entraide entre les pins scandinaves : les jeunes arbres situés à moins de 5 m des anciens présentaient une croissance réduite de 24 %.
Cette faible régénération à proximité des pins adultes était déjà une préoccupation pour les forestiers à l’époque. Cela reste le cas. En Colombie-Britannique et sur l’île de Vancouver, des mesures de l’azote au niveau des feuilles des semis prouvent une concurrence accrue entre les arbres matures et les jeunes pousses. “Le fait que les arbres fournissent de manière autosacrificielle des ressources à d’autres arbres pour le bien de la communauté est une idée reçue, martèle la biologiste des végétaux Kathryn Flinn, à l’université Baldwin Wallace, aux États-Unis. Il existe une concurrence entre les arbres et la sélection naturelle favorise ceux qui maximisent leurs ressources.”
La première étant la lumière. Dans la compétition photosynthétique, le hêtre, pourtant cité comme exemple par Peter Wohlleben, ne fait pas exception. “La première chose que l’on peut voir en forêt, c’est que sous les papas ou les mamans hêtres, il n’y a rien qui pousse : les rejetons meurent parce qu’ils n’ont pas de lumière”, pose Marc Buée.
Déclencher l’empathie
Depuis un an, le débat se durcit. En janvier 2024, un article signé par 35 scientifiques souligne à nouveau les faiblesses de l’hypothèse du Wood Wide Web et dénonce les problèmes éthiques. Les preuves ne sont pas aussi solides que les auteurs les présentent ; certains ne citent que les études qui vont dans le sens de l’hypothèse.
Les scientifiques dénoncent une stratégie de communication avec le public, qui poursuit un autre but que celui de rendre compte de l’état actuel des connaissances. Déclencher l’empathie pour les arbres, inciter à la protection des forêts… des idées louables. Auxquelles certains scientifiques et professionnels forestiers sont sensibles, impressionnés par l’impact des deux personnalités sur le grand public.
“Même si tout n’est pas vrai dans ce livre, La Vie secrète des arbres a remis la forêt à un niveau auquel elle n’a jamais été”, estime Erwin Ulrich, à l’ONF. Suzanne Simard se défend d’ailleurs en faisant valoir qu’elle avait choisi le terme “arbre-mère” pour susciter une réaction émotionnelle, “et que si elle avait ignoré les résultats qui ne concordaient pas avec sa théorie, c’était dans le but bénin de renforcer le lien entre les gens et la nature”, rapporte le physiologiste végétal Lincoln Taiz, à l’université de Californie à Santa Cruz. Ni Suzanne Simard, ni Peter Wohlleben n’ont souhaité répondre à nos questions.
Cette théorie peut justifier l’inaction au moment où les forêts ont le plus besoin de nous face aux maladies et au changement climatique
Ethan Tapper, forestier dans le nord-est des États-Unis
Mais cela va plus loin. Il s’agit aussi de limiter les interventions dans la forêt : arrêter les coupes à blanc ; renoncer en grande partie aux plantations ; bref, laisser à la forêt le soin de se gérer elle-même. “M. Wohlleben a un impact sur la politique qu’il ne faut pas sous-estimer”, prévient Christian Ammer, professeur de botanique forestière et de physiologie des arbres à l’université Georg-August de Göttingen. Il est à la tête d’une académie de la forêt créée en 2017, dont l’objet est, entre autres, l’organisation d’événements, de randonnées, la vente de documentation ainsi que la gestion et la supervision d’entreprises forestières. Il siège à un comité-conseil de l’ONU sur la reforestation. Et un rapport d’initiative voté au Parlement européen en septembre 2022 sur la gestion durable des forêts d’ici à 2030 prouve l’ampleur de la diffusion de ses idées : on peut y lire que les arbres communiquent entre eux via un réseau, qu’ils échangent des nutriments et des messages.
Dans la loi
Selon le rapport, la gestion des forêts doit donc prendre en compte le Wood Wide Web. “La Commission va s’appuyer là-dessus pour calibrer ses propositions réglementaires”, précise Frédéric Courleux, ingénieur agronome et assistant parlementaire d’Éric Sargiacomo, membre des commissions de l’Agriculture, de l’Environnement et du Développement.
“Le risque, c’est d’endommager les écosystèmes que nous souhaitons préserver”, estime Lincoln Taiz, coauteur de l’un des articles scientifiques qui ont fait tomber le mythe. “Nous ne devrions pas fonder nos pratiques sur des recherches non concluantes”, alerte aussi Justine Karst.
Et les écologues forestiers de détailler leurs craintes, à l’image de Marc Buée : “L’exploitation intensive et les forêts mono-espèce engendrent une perte de diversité énorme, mais on sait aussi que quand on ne fait plus rien, le système s’appauvrit par rapport à une forêt bien gérée.” L’ingénieur forestier Patrick Shults renchérit : “Dans les forêts anciennes et très étendues, cela ne causerait que peu de dommages. Mais dans les plantations de conifères ou les forêts mixtes, cela entraînerait une stagnation de la croissance, une faible diversité et un habitat limité, une sensibilité accrue aux parasites et plus de mortalité liée à la sécheresse ou au climat.”
Difficile à dissiper
“Cela conduit aussi les gens à croire que les forêts sont des systèmes magiques qui se guériront d’eux-mêmes, ce qui peut justifier l’inaction à un moment où ces écosystèmes ont plus que jamais besoin de notre aide face aux maladies et au changement climatique”, fait valoir Ethan Tapper, forestier dans le nord-est des États-Unis. “Bien sûr, cela ne veut pas dire que la protection des forêts est une mauvaise idée. Mais il y a toujours des compromis dans les politiques, ajoute le forestier allemand Torben Halbe. Et si quelqu’un soutient que certains aspects, comme le nombre de vieux arbres, devraient être pris en compte, nous avons besoin de données réelles sur les effets que cela aura, et non de mythes et d’informations erronées.”
Jusqu’où peut-on se bercer d’illusions ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Le mythe fait-il plus de bien que de mal ? Ces questions traversent violemment la communauté des chercheurs et des forestiers. Si, d’un point de vue scientifique, la messe semble dite, l’idée est si belle qu’elle sera sans doute difficile à dissiper…