
L’ISS, la fin d’un symbole
La Station spatiale internationale est en fin de vie. Menacée par les fuites, les tensions internationales et le rêve martien d’Elon Musk, elle pourrait bien ne pas arriver jusqu’à 2030. La fin d’une collaboration scientifique et diplomatique unique dans l’histoire.
Le message, posté sur X, a des allures de petite bombe : “Il est temps de commencer à travailler sur la désorbitation de l’ISS. Elle a rempli son rôle. Elle n’a plus guère d’utilité. Allons sur Mars. La décision appartient au président, mais je recommande de le faire dès que possible. Dans deux ans”, lançait Elon Musk en février dernier. En totale contradiction avec l’agenda de la Nasa, qui fixait à 2030 la fin des opérations de la Station spatiale internationale. Et même avec celui de la Russie, qui ne s’est pas engagée au-delà de 2028… Sans compter l’épisode grand-guignolesque des astronautes américains coincés dans la station qui ajoute à la confusion. Certes, ils sont revenus sains et saufs sur Terre le 18 mars, après un séjour forcé de neuf mois dans l’espace, mais il plane comme une ambiance de fin de règne à 400 km au-dessus de nos têtes…
2028 ? 2030 ?
La Station spatiale internationale va fermer, c’est certain. Ce vaste laboratoire en orbite depuis vingt-cinq ans, où travaillent ensemble Américains, Russes, Européens, Japonais et Canadiens, va être repris par des entreprises privées, ou plus probablement désorbité. Les plans pour accompagner sa descente vers l’atmosphère terrestre, puis sa plongée dans l’océan, sont déjà à l’étude ; SpaceX a été désigné pour concevoir le véhicule de désorbitation qui la guidera dans son grand plongeon… Mais tiendra-t-elle jusqu’à 2030 ? Car tout semble s’accélérer.
Une fuite d’air
Derrière les déclarations éruptives d’Elon Musk et les mésaventures des astronautes, une crise plus discrète, mais non moins critique, pose la question de son obsolescence : une fuite d’air récurrente dans la partie russe de l’ISS a été classée l’été dernier par la Nasa au niveau de risque maximal de 5 sur 5 sur son échelle de gravité. Cette brèche, dans un contexte international tendu par la guerre en Ukraine, fissure l’entente cordiale qui régnait jusqu’ici dans cette bulle éloignée des tensions politiques. Déclenchant une réunion de crise en septembre entre des responsables de la Nasa et leurs homologues de Roscosmos, à Moscou, qui a abouti à un constat de désaccord : “Les équipes techniques américaines et russes n’ont pas une compréhension commune de la cause profonde probable, ni de la gravité des conséquences de ces fuites”, conclut le résumé officiel de la réunion, publié discrètement en novembre.
Rien n’est jamais à 100 % étanche, il y a toujours un peu de perte et tout cela est anticipé et compensé
Peter Weiss, PDG fondateur de Spartan Space
Il faut fouiller pour reconstituer les événements, qui sont loin de faire la une des sites des agences russe et américaine, éplucher les rapports émis en 2021 et 2024 par l’OIG, le Bureau de l’inspecteur général de la Nasa, un organisme d’audit indépendant qui scrute sans concession l’activité de l’Agence spatiale américaine.
Tout a débuté en septembre 2019 quand la fuite, de 0,54 kg par jour, a été détectée. Pas de quoi s’alarmer : à ce rythme, il faudrait plusieurs années pour que l’énorme station se vide de tout son air. Mais tout de même, cette déperdition est deux fois plus importante que celle qu’elle connaît déjà depuis plusieurs années, stabilisée à près de 0,27 kg par jour en moyenne. “Rien n’est jamais à 100 % étanche, il y a toujours un peu de perte et tout cela est anticipé et compensé”, rappelle Peter Weiss, PDG fondateur de Spartan Space, une entreprise qui conçoit des habitats spatiaux.
Rubans, mastic, rustines
La fuite dépasse 1 kg par jour en janvier 2020, et la source du problème est localisée en octobre : tout se joue dans le PrK, le tunnel de transfert qui fait la jonction entre l’un des modules russes, Zvezda, et le port d’amarrage, sur lequel les vaisseaux cargos russes accostent lorsqu’ils ravitaillent la station. Sur le côté tribord de la coque de ce petit tunnel cylindrique de 2 mètres de diamètre sur 2 mètres de longueur, que les cosmonautes empruntent pour décharger les marchandises, se dessine une première fissure de 22 mm de long. Après une étude plus approfondie, ce sont au final trois fissures qui sont découvertes, et colmatées avec les moyens du bord en mars 2021.
“Roscosmos a appliqué du mastic, des rustines et des rubans temporaires sur certaines fissures et zones suspectes”, nous confirme la Nasa, qui doit s’en tenir aux informations fournies par son partenaire – sur l’ISS, chacun opère dans son quartier. L’intervention est un semi-succès : certes, les pertes sont stabilisées, mais elles restent plus de deux fois supérieures à la normale. D’autres brèches ont dû passer sous le radar…
50 points d’inquiétude
Et la situation empire subitement à partir de février 2024, avec une perte de plus de 1 kg d’air par jour. Jusqu’à atteindre 1,68 kg deux mois plus tard, six fois le niveau acceptable, l’équivalent du volume d’un grand réfrigérateur. De quoi, cette fois, vider la station en neuf mois. La décision est prise : tenir fermé autant que possible le sas qui permet – heureusement – d’isoler ce tunnel du reste de la station. En septembre 2024, l’OIG faisait état dans le PrK de “quatre fissures” et “cinquante autres points d’inquiétude”. À savoir, des microrayures dont on ne sait pas encore si elles fuient ou non. “La plupart ne sont pas visibles à l’œil nu : elles sont détectées à l’aide d’un kit spécifique d’inspection du métal”, détaille Frank De Winne, responsable du programme ISS à l’ESA, l’Agence spatiale européenne.
La guerre en Ukraine n’a rien arrangé, l’atmosphère a changé, mais les équipes restent professionnelles
Bernardo Patti, ex-responsable de la participation européenne à l’ISS
Qu’en est-il aujourd’hui ? “C’est fluctuant, décrit le spécialiste. Chaque fois que l’on doit ouvrir le sas quand un vaisseau Progress arrive, une fois tous les trois mois environ, on en profite pour inspecter la zone et on essaie de réparer s’il y a des fuites. Cela permet de stabiliser les pertes. » « Le taux de fuite a pu être réduit et contenu à près de 1 kg de plus que le niveau de perte normal de la station, complète l’Agence américaine. Celui-ci peut augmenter lorsque Roscosmos retire une réparation temporaire pour la remplacer par une solution plus pérenne.” Le dégazage est maintenant stabilisé à quatre à cinq fois le niveau de base. Le tout dessinant un tableau plutôt inquiétant de fissures susceptibles de s’agrandir ou de se multiplier au fil du temps.
Problème russe
D’autant que le flou règne sur la cause de ces fissures. “On ne sait toujours pas à quoi c’est dû, admet Frank De Winne. Toutes les hypothèses sont ouvertes.” Après avoir initialement suspecté les soudures, des points généralement critiques, les agences se sont aperçues que la localisation des fissures est variable : “Il peut y en avoir au beau milieu de la structure”, reprend Frank De Winne. Et elles défient tous les modèles de vieillissement que la Nasa a fait tourner : ces fissures ne devraient pas exister.
“Le segment russe vieillit beaucoup plus vite, ce n’est pas un hasard s’il concentre tous les incidents, murmure un fin connaisseur de l’ISS. À la construction de la station, du côté américain, on a eu tendance à mettre la ceinture et les bretelles en termes de marges de sécurité. Les critères d’ingénierie côté russe n’étaient pas les mêmes. Sans compter, vu le contexte actuel, que ce côté ne reçoit plus le financement nécessaire pour assurer sa maintenance.”
Entente de façade
Or, le module Zvezda, lancé en 2000, centre névralgique de l’ensemble du segment russe, est le troisième élément le plus vieux de l’ISS. Et la station a déjà largement dépassé l’âge de la retraite : certifiée pour fonctionner jusqu’en 2015, elle a été prolongée jusqu’en 2020, puis 2024, et enfin 2028. “L’ISS est en très bon état général et ne présente pas d’autre sujet d’inquiétude”, rassure Frank De Winne. “Tout cela montre que la station arrive en fin de vie : on commence à passer plus de temps à la maintenir en état qu’à y effectuer des expériences scientifiques”, juge de son côté Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. Plusieurs organes vieillissants ou obsolètes ont effectivement déjà été remplacés, comme les immenses panneaux solaires, des ordinateurs de bord, ainsi que des joints et des pompes du système de régulation thermique.
Le problème c’est surtout le désintérêt des États-Unis pour l’orbite basse, au profit de la Lune et de Mars
Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique
Officiellement, la collaboration entre Russes et Américains se passe au mieux. Selon la Nasa, “les partenaires partagent des informations sur l’état de la fuite, l’enquête en cours et les mesures d’atténuation, avec pour objectif principal d’en identifier la cause profonde et de mieux comprendre les risques”. “La guerre en Ukraine n’a rien arrangé, l’atmosphère a changé, mais les équipes techniques restent professionnelles”, résume Bernardo Patti, ex-responsable de la participation européenne à l’ISS. Reste que derrière cette entente de façade, le désaccord se creuse. “La position russe est que la cause la plus probable des fissures du PrK est la fatigue cyclique élevée causée par des microvibrations. La Nasa pense qu’elles sont probablement multicausales, incluant la pression et le stress mécanique, le stress résiduel, les propriétés des matériaux et l’exposition environnementale”, déclare Robert Cabana, président du Comité consultatif de la Station spatiale internationale dans le résumé officiel de la réunion de crise de septembre dernier. “Les Russes croient que la poursuite des opérations est sûre, mais ils ne peuvent pas prouver de façon convaincante aux Américains que c’est le cas ; les États-Unis pensent que ce n’est pas sûr, mais ne peuvent pas non plus prouver de façon convaincante aux Russes que c’est le cas. L’équipe russe ne croit pas qu’une désintégration catastrophique du PrK soit réaliste. La Nasa exprime des préoccupations concernant l’intégrité structurelle du PrK et la possibilité d’une défaillance catastrophique”, énumère l’ancien astronaute.
Se préparer au pire
Les deux parties assurent que la sécurité de l’équipage ne semble pas menacée. “Selon les responsables américains de l’ISS et leurs homologues russes, la fuite du tunnel de service ne présente pas de risque immédiat pour l’intégrité structurelle de la station”, résumait le Bureau de l’inspecteur général de la Nasa en septembre, tout en évoquant un “risque majeur pour la sécurité”. Une défaillance “catastrophique” du tunnel pourrait en effet entraîner des débris aux conséquences hasardeuses.
De retour d’une mission de huit mois à bord, l’astronaute américain Michael Barratt déclarait en novembre que “ce n’est pas confortable, mais c’est quelque chose avec quoi nous vivons”. C’était avant que l’équipe de bord reçoive la consigne de s’assurer, à chaque ouverture du PrK, que “tous les scénarios d’urgence étaient bien pris en compte pour garantir la sécurité de l’équipage”. Autrement dit, qu’elle devait se préparer au pire.
Talon d’Achille
Face à leur désaccord, la Nasa et Roscosmos ont décidé de faire appel à des experts issus de la recherche et de l’industrie pour trouver un consensus sur l’origine de ces fuites. Lesquels doivent se réunir à nouveau dans les semaines qui viennent, si ce n’est déjà fait. En parallèle, la Nasa et Boeing travaillent sur la certification du segment américain au-delà de 2028, afin de le maintenir en activité jusqu’en 2030, mais en changeant d’approche : il ne s’agit plus de viser un délai supplémentaire de quatre ans, mais d’évaluer l’espérance de vie de la station. Tests, analyse des structures critiques… L’idée est d’anticiper les défaillances. “Le côté américain devrait pouvoir tenir bien au-delà de 2030”, estime Bernardo Patti. Mais le côté russe pourrait être son talon d’Achille. Impossible d’espérer garder la station en activité après le départ des Russes, qui assurent par exemple sa propulsion. “L’infrastructure ne peut fonctionner que globalement”, pointe Frank De Winne.
Fin des équilibres
Le calendrier du partenariat prévoit des négociations entre Russes et Américains sur la prolongation en 2025 ou 2026. Ni Vladimir Poutine ni Donald Trump ne se sont exprimés sur le sujet. “Nous avons hâte d’en savoir plus sur les plans de l’administration Trump pour notre Agence”, admet la Nasa qui, selon l’OIG, espère toujours que Roscosmos s’engage à certifier son segment jusqu’en 2030. Mais nul doute que l’ISS ne fait plus partie des priorités, comme le rappelle Xavier Pasco : “Elle est surtout touchée par le désintérêt des États-Unis pour l’orbite basse, au profit de la Lune et de Mars.” “La Nasa ne veut plus supporter le budget de l’ISS, qui lui coûte 3 milliards de dollars par an”, abonde Bernardo Patti. “Même les entreprises privées qui étaient supposées prendre la relève des agences ne se précipitent pas”, enfonce Xavier Pasco.
“Je constate comme tout le monde que l’on se trouve à un point de bascule”, estime de son côté Jérôme Lamy, historien des politiques spatiales au CNRS. En France, on commence à en prendre acte par la voix de Lionel Suchet, le PDG du Centre national d’études spatiales, qui déclarait en mars dans le journal Le Monde : “S’il faut stopper la station plus tôt que prévu, quelles seront les conséquences sur les projets privés qui ont été lancés par la Nasa autour de l’ISS et de l’orbite basse, parfois avec des concurrents de Musk ? Nous sommes peut-être à la veille d’un bouleversement assez profond des équilibres.”
La petite fuite risque de peser lourd dans la balance, et de précipiter le sort d’une des plus grandes coopérations internationales de l’histoire de l’humanité.