
Océan : ce qu’il va falloir comprendre
Il y a l'urgence politique, bien sûr, et la conférence des Nations unies qui se tient en juin. Mais derrière se cache une autre urgence, scientifique celle-ci. Océanographes et physiciens le reconnaissent : ils ont le plus grand mal à mesurer et modéliser ces immensités liquides. Et la question devient pressante.
On se demande comment les scientifiques peuvent encore tolérer ça. Cette incapacité à prévoir l’évolution de l’Atlantique, du Pacifique, de l’Austral ou de l’Arctique… Toutes ces incertitudes, ces mystères, ces zones d’ombre au cœur de l’océan mondial. Comment ne pas être frustré d’en savoir si peu, en 2025, sur ce géant liquide qui couvre 71 % de la surface de la planète, absorbant plus de 90 % de l’excédent de chaleur contenu dans l’atmosphère et 25 % de nos émissions de CO2 annuelles, abritant peut-être plus de 2 millions d’espèces, et assurant la base de l’alimentation de 3 milliards d’humains… tout en menaçant de s’élever de près d’un mètre d’ici à la fin du siècle, de subir des canicules, de s’acidifier, de se désoxygéner, de se remplir de plastique et éventuellement de plonger encore plus le climat dans le chaos ?
L’éléphant dans la pièce
Bien sûr, les chercheurs connaissent les grandes tendances, les effets indéniables du réchauffement, de la surpêche et de tous nos excès. Les experts sont sincèrement inquiets et la mobilisation générale est décrétée avec la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan, organisée à Nice du 9 au 13 juin, en présence de 193 États membres. Reste que la prise de conscience est bien tardive… Ce n’est jamais que la troisième grande conférence de l’histoire dédiée à cette question, après celles de Lisbonne en 2022 et celle de New York en 2017.
“Jusqu’à maintenant, l’océan a été traité de manière séparée et fragmentaire, entre le climat, la biodiversité, le plastique, la pêche, le transport maritime… Il n’y a pas eu d’approche transversale”, estime Jean-Pierre Gattuso, coprésident de la conférence One Ocean Science qui réunit, début juin à Nice, 2 000 chercheurs internationaux. Malgré son omniprésence et son gigantisme, il a longtemps été ravalé au rang de second rôle. “Oui, c’était un peu l’éléphant dans la pièce”, reconnaît Bertrand Chapron, spécialiste de l’observation spatiale des océans à l’Ifremer.
On a eu tendance à le considérer comme un élément passif, alors que c’est un acteur clé du climat
Sabrina Speich, océanographe au laboratoire de météorologie dynamique
“Dans les grands sommets sur la biodiversité, on voit bien que nous sommes encore très peu nombreux par rapport aux spécialistes des forêts ou des déserts. Dans le prochain rapport des Nations unies sur l’avenir de l’environnement mondial, l’océan ne sera traité que dans un seul chapitre sur vingt-sept, constate amèrement Pierre Failler, directeur du Centre pour la gouvernance bleue à l’université de Portsmouth. Et c’est seulement depuis le début des années 2000 qu’il est vraiment considéré dans la régulation du climat, c’est récent.”
Intimidant
Il faut saluer l’initiative des climatologues du GIEC qui ont consacré en 2019 un rapport spécial aux océans… Mais, regrette Sabrina Speich, océanographe au Laboratoire de météorologie dynamique, “les spécialistes de l’atmosphère ont souvent eu tendance à considérer l’océan comme un élément passif, alors que c’est un acteur clé du climat”. “On manquait cruellement de données, il n’y avait par exemple aucune information sur l’océan Austral dans les années 1990, renchérit Romain Bourdalle-Badie, chercheur au service de prévisions océaniques Mercator Ocean. La modélisation des océans est une science très jeune comparée à celle de l’atmosphère.”
Il faut dire que cet objet d’étude est particulièrement intimidant : cela exige de pénétrer les secrets d’une immensité liquide s’étalant sur 361 millions de kilomètres carrés – 21 fois la Russie – et profonde de 3 800 mètres en moyenne. Un géant bleu en interactions thermiques et chimiques permanentes avec l’atmosphère, soufflé par les alizés ou les vents d’ouest, malaxé par les tempêtes, traversé de vagues, d’ondes sous-marines, de courants plus ou moins profonds, de mouvements verticaux, de mélanges – grouillant de vie et de nutriments, aussi.
Crucial
Une grande partie des mystères océaniques actuels se joue dans cette complexité difficile à explorer et à modéliser. “C’est un milieu extrêmement turbulent où les tourbillons jouent un rôle crucial : ces structures profondes de parfois plus de 1 000 m traversent les océans et transportent avec elles leurs anomalies de température, de salinité, détaille Sabrina Speich. Il y a encore beaucoup de choses à comprendre sur ces systèmes très résistants, qui peuvent persister pendant plusieurs années, et on en sait peu sur ceux qui se développent sous la surface.”
On ne peut pas parler du climat du siècle à venir sans élucider l’éventuelle bombe climatique qui se cache dans l’océan
Bertrand Chapron, spécialiste de l’observation spatiale des océans, Ifremer
“Dans les années 1960, les scientifiques avaient découvert l’importance des tourbillons de 100 à 300 km de diamètre, qui mobilisent l’essentiel de l’énergie cinétique de l’océan et impactent à peu près tout, des écosystèmes à la circulation atmosphérique, évoque Matthew Archer, océanographe à la NASA. Mais désormais, nous découvrons une nouvelle classe de mouvements qui ont vraisemblablement une très grande importance aussi, des petits tourbillons appelés de ‘sous-méso-échelle’.”
À grande profondeur
“Ce sont des structures de 100 m à 10 km, dont la physique ressemble à celle des orages ou des tornades, qui sont répandues en surface des océans et que l’on soupçonne d’être très présentes aussi en profondeur, enchaîne Jacob Wenegrat, physicien océanographe à l’université du Maryland. Il reste d’énormes questions sur la nature de ces phénomènes et leur influence cumulative sur l’océan à grande échelle.”
À ces difficultés physiques fondamentales s’ajoute aussi la difficulté d’accéder aux phénomènes se déroulant à grande profondeur. “On ne peut pas parler avec certitude du climat du siècle à venir sans élucider les grandes inconnues qui demeurent sur l’océan intérieur, et l’éventuelle bombe climatique qui s’y cache, confirme Bertrand Chapron. Il nous manque beaucoup d’informations sur les échanges verticaux réalisés avec la surface…”
Tout le monde s’interroge sur les effets du réchauffement à des milliers de mètres de fond et à son impact sur la mystérieuse faune qui s’y épanouit. “Les canicules marines en profondeur restent peu décrites du fait de la difficulté d’y accéder, il n’y a pas encore de mortalité massive reportée, mais on s’approche de la limite de tolérance thermique de certaines espèces constructrices de coraux profonds, notamment en Méditerranée”, soulève la biologiste Nadine Le Bris, à la Sorbonne.
Des efforts héroïques
La question de l’exploitation minière des abysses est aussi sur toutes les lèvres en ce moment ; faute de connaissances sur ces écosystèmes de l’extrême, la Consultation mondiale sur les grands fonds marins recommandait fin mars, dans un rapport, un moratoire de dix ou quinze ans avant d’en savoir plus. À vrai dire, les mêmes incertitudes règnent en surface autour des techniques de géo-ingénierie – chimiques ou biologiques – mises en œuvre pour que les océans absorbent un maximum de CO2 : “Nous n’en savons pas encore assez sur les processus océaniques pour autoriser des expérimentations à grande échelle”, soutient prudemment Jean-Pierre Gattuso.
Les océanographes multiplient déjà des efforts héroïques pour combler les lacunes de la science océanique. Ne serait-ce que pour préciser les contours des reliefs des grands fonds, à l’image des déploiements actuels de drones et de navires équipés de sonars multifaisceaux ; la commission océanographique de l’Unesco s’engage à ce que 80 % du plancher océanique soit cartographié en 2030, contre 20 % aujourd’hui. Les scientifiques peuvent aussi compter sur des dizaines de bouées de mesures déposées à la surface des eaux tropicales des océans Atlantique, Pacifique ou Indien.
J’ai actuellement deux flotteurs coincés dans les glaces du côté du Groenland, j’attends la fonte
Hervé Claustre, au laboratoire océanographique de Villefranche
Quelques ingénieurs et chercheurs ont par ailleurs eu l’audace d’installer des lignes verticales bardées de capteurs pour suivre jusqu’à 3 000 m de profondeur les courants entre le Canada et l’Écosse, mais également entre la Floride et les côtes africaines ; le gouvernement britannique vient de financer 27 équipes de recherche pour suivre avec leurs drones sous-marins et leurs algorithmes un éventuel point de bascule dans l’Atlantique Nord.
Mais ce qui est en train de changer la donne, c’est surtout le programme Argo de robots chargés de sonder tous les océans : “Nous avons actuellement 4 146 flotteurs qui descendent tous les dix jours à 2 000 m de profondeur, dressant ainsi un profil de température et de salinité de l’océan, évoque Hervé Claustre, au laboratoire océanographique de Villefranche. Certains appareils descendent même maintenant à 4 000 m, voire à 6 000 m de fond, et nous commençons à placer des capteurs qui mesurent l’oxygène, le pH, le contenu en nutriments, en particules, et même une IA embarquée capable de reconnaître le zooplancton.” Certaines zones font encore obstacle à ces robots rustiques. “J’ai actuellement deux flotteurs coincés dans les glaces du côté du Groenland, j’attends la fonte”, s’impatiente le chercheur.
Même les phoques
Mais l’envie de comprendre les océans dans leurs trois dimensions est tellement forte que certains océanographes malicieux en viennent maintenant à équiper de balises phoques et éléphants de mer, nullement effrayés par les banquises. “Ils plongent à plus de 800 m et les données qu’ils rapportent sont très précieuses !”, admire Hervé Claustre ; même si la communauté scientifique tremble à l’idée que les États-Unis se désengagent de tous ces programmes, l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique, la fameuse NOAA, gérant la moitié des flotteurs Argo.
La surveillance s’organise aussi en orbite. Depuis deux ans, le satellite SWOT passe au crible 50 millions de kilomètres carrés de surface océanique par jour et détecte avec une précision inédite les creux et les bosses trahissant la présence de tourbillons – ceux qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre forment un creux ; dans le sens inverse, une bosse apparaît. “C’est une révolution pour l’océanographie, il détecte des structures de l’ordre de quelques kilomètres seulement, cela va donner lieu à de grandes avancées”, s’enthousiasme Matthew Archer, de la NASA. Et de prochaines missions spatiales, comme l’européenne Harmony ou la franco-américaine Odysea, promettent d’éclairer enfin les interactions entre l’atmosphère et l’océan.
Depuis peu, l’influence de l’océan est prise en compte dans les prévisions météo, ça n’était pas le cas avant
Bertrand Chapron, spécialiste de l’observation spatiale des océans, Ifremer
Et comme dans tous les domaines, l’IA réalise de plus en plus de prouesses dans la modélisation des courants, la prévision des épisodes El Niño quelques mois à l’avance… “On va aussi l’utiliser pour mieux représenter les mélanges verticaux”, annonce Romain Bourdalle-Badie.
“Les progrès des algorithmes, les gains en puissance de calcul, les avancées théoriques… Je pense que dans la prochaine décennie, nous allons réellement pouvoir comprendre le comportement des océans à toutes les échelles, de la variabilité générale à la turbulence sur quelques mètres”, avance Jacob Wenegrat. L’organisation Mercator Ocean, basée à Toulouse, propose depuis quelques mois un jumeau numérique de l’océan mondial qui calcule une trentaine de paramètres (température, salinité, courants, vagues, chlorophylle, etc.), mis à jour toutes les deux minutes sur dix milliards de points de mesure. “Nous réalisons avec ces modèles des prévisions à dix jours de canicules marines par exemple, et nous travaillons en ce moment à développer des prévisions de l’état de l’océan à vingt-huit jours”, détaille Romain Bourdalle-Badie.
Pris au sérieux
“Il n’y a pas encore l’équivalent pour les océans de l’Organisation météorologique mondiale dédiée aux phénomènes atmosphériques, avec son autorité, ses normes, ses standards, fait remarquer Pierre Bahurel, directeur général de Mercator Océan. Notre ambition est de faire de Mercator une organisation intergouvernementale qui fera référence avec son jumeau numérique de l’océan, dont les données sont ouvertes à tous et très exigeantes sur le plan scientifique. L’idée serait de faire signer un traité international pour entériner ce nouveau statut, lors de la conférence de Nice…” Une démarche qui montre en tout cas que les mentalités sont en train de changer chez les scientifiques, les citoyens, les décideurs ; l’océan est apparu pour la première fois dans les conclusions d’un Conseil européen le 20 mars dernier. Même les spécialistes de l’atmosphère ne le dédaignent plus : “Depuis peu, l’influence de l’océan est prise en compte dans les prévisions météorologiques, ça n’était pas le cas avant”, se félicite Bertrand Chapron. L’océan commence à être pris au sérieux.