Bienvenue dans le métavers
Il est devenu réalité. Au point que Facebook s’est même rebaptisé Meta. Les géants du numérique sont en train de construire un gigantesque monde virtuel parallèle dans lequel chacun pourra évoluer sous la forme d’un avatar. Pour le meilleur ou pour le pire…
Le mot semble sorti du nulle part. Il a surgi sur le devant de la scène cet été quand Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook et actionnaire principal du plus grand réseau social du monde, a commencé à l’intégrer dans tous ses discours, eux-mêmes abondamment relayés à travers toute la planète : “Le métavers, c’est le successeur de l’Internet mobile”, déclarait-il fin juillet. “Dans les années qui viennent, je pense qu’on ne nous percevra plus comme un groupe qui fait des réseaux sociaux, mais comme une entreprise du métavers”, ajoute-t-il.
Le mot commençait en fait à bruisser depuis quelques mois. Satya Nadella, le big boss de Microsoft, annonçait en mai dernier devant des développeurs : “Le métavers est à l’avant-garde de la numérisation, il sera le principal moteur de l’industrie technologique au cours de la prochaine décennie.” Tim Sweeney, le fondateur d’Epic Games, à l’origine du jeu Fortnite, tweetait, lui, en juin : “Cela fait très longtemps que nous pensons au métavers, […] mais ce n’est que ces dernières années que nous avons réussi à obtenir une masse critique de briques à assembler rapidement.”
TikTok, Thales, Coca, Gucci…
Mais de quoi parle-t-on exactement ? Impossible d’obtenir une réponse de la part de Facebook. “Pour l’instant, le métavers reste un terme flou dont chacun donne sa propre définition”, constate Indira Thouvenin, spécialiste de réalité virtuelle à l’université de technologie de Compiègne, qui suit ce secteur depuis vingt ans.
Le mot lui-même est une contraction de “méta” et “univers”. Il a été inventé par l’auteur de science-fiction Neil Stephenson en 1992 pour décrire un monde virtuel – et à cette époque totalement imaginaire –, dans lequel on pénètre grâce à un casque. Une fois à l’intérieur, on peut s’y mouvoir sous la forme d’un avatar, échanger avec d’autres avatars, interagir avec des objets, son environnement… Bref, un métavers est une sorte de mix des jeux vidéo, des réseaux sociaux, d’Internet et de la réalité virtuelle. Le tout de manière très immersive, aussi bien en termes de perception sensorielle et de synchronisation que d’interactions sociales. Y compris si des millions de personnes se connectent en même temps.
Le métavers est l’expression ultime des technologies sociales
Marc Zuckerberg, PDG de Meta
Ce concept a d’abord été exploré dans les labos de recherche en technologie numérique, avant de prendre ces derniers mois une tout autre ampleur. Indira Thouvenin témoigne : “Ces trente dernières années, les travaux sur la réalité virtuelle ne sortaient pas des labos. Il y avait de nombreuses plates-formes réservées à des experts, mais cela concernait surtout le monde du jeu vidéo. Or, depuis quelque temps, on sent qu’il se passe quelque chose. Les entreprises de tous les secteurs s’intéressent à nos recherches pour en faire un nouvel outil d’immersion.”
Facebook, Microsoft, Epic Games donc, mais aussi Hyundai, Samsung, TikTok, Nvidia, Thales, Coca-Cola, Gucci… De plus en plus de grandes entreprises et d’innombrables start-up annoncent se lancer à la conquête de ce métavers. Une ruée qui n’est pas le fruit du hasard, mais le signe que les technologies qui sous-tendent cet univers parallèle arrivent à maturité.
Un niveau d’immersion bluffant
Les jeux en ligne, tel Second Life ou Fortnite, tout comme ceux dits massivement multijoueurs, du type World of Warcraft, en ont formé les prémices avec la programmation d’univers immersifs en 3D très riches visuellement. “Les éditeurs de jeux vidéo obtiennent une qualité d’image et un rendu graphique dignes des plus beaux films d’animation”, admire Indira Thouvenin. Les interfaces de jeux ont aussi énormément progressé depuis l’arrivée de manettes de contrôle gestuel comme la Wii, en 2006, et la Kinect, en 2010.
Surtout, il y a eu la percée rapide des fameux casques de réalité virtuelle avec, notamment, l’Oculus Rift, racheté par Facebook. Sorti fin 2020, son petit frère le casque Quest 2, qui fonctionne sans fil, impressionne par la qualité de sa projection en 3D et son électronique miniaturisée. “En très peu de temps, les casques sont arrivés à un niveau d’immersion étonnant et à des prix vraiment abordables, rendant possible l’accès au métavers”, souligne Laurent Chrétien, directeur du Laval Virtual, un salon sur les technologies de réalité virtuelle et augmentée.
Un monde, mais quel monde ?
L’infrastructure informatique, elle, est sommée de suivre. “Aujourd’hui, les capacités de calcul et de réseaux sont déjà très puissantes, mais ces deux briques informatiques ne permettent pas encore de construire un monde dans lequel des millions d’utilisateurs agiraient en simultané, pointe James Li, chercheur chez Orange, à San Francisco. Pour l’instant, la plupart des expériences se limitent à quelques dizaines ou une centaine de personnes en même temps sur une même plate-forme. Il va falloir encore progresser.”
Mais le métavers surfe sur les promesses. La taille de gravure des processeurs graphiques, ces puces électroniques qui permettent l’affichage en 3D, ne cesse de se réduire, et leur puissance de calcul d’augmenter : AMD et Nvidia, les principaux constructeurs, atteignent 7, et bientôt 5 nanomètres, voire 3 à l’horizon 2022 ; et annoncent même 1,4 nanomètre en 2029. Du côté des réseaux, la 5G, et surtout la 6G, prévue vers 2030, dont le débit sera encore 50 à 100 fois plus rapide, permettront un délai d’affichage compatible avec les contenus du métavers.
Dans ce domaine, c'est toujours la loi du plus fort. Face à Facebook, le poids des universités sera proche de zéro
Guillaume Moreau, de l’école d’ingénieurs IMT Atlantique
Les mentalités évoluent également. Dans ce domaine aussi la crise sanitaire a joué un rôle de catalyseur. La généralisation des outils de travail à distance a brusquement fait glisser les entreprises dans le virtuel. Une étude menée auprès de tous les salariés de Microsoft vient de montrer que la majorité d’entre eux avaient envie de garder la flexibilité du télétravail, tout en retrouvant des interactions sociales. “Le métavers pourrait répondre à ce paradoxe si on arrive à créer de vrais doubles digitaux des bureaux et des salles de réunion”, avance Clément Merville, président de Manzalab, qui travaille sur ce projet avec Microsoft.
Ces derniers mois, des conférences virtuelles ou hybrides ont expérimenté concrètement cette approche. En avril 2020, le Laval Virtual s’est ainsi tenu à 100 % en réalité virtuelle, avec plus de 6 000 participants sous la forme d’avatars connectés à distance sur une plate-forme de conférences – un vrai mini-métavers !
Le poids des Gafam
“Les entreprises et l’éducation seront les lieux privilégiés pour déployer ces plates-formes”, prédit Laurent Chrétien. Mark Zuckerberg, lui, annonce le démarrage d’ici cinq ans d’un métavers plus diversifié : “Je pense que le divertissement constituera clairement une grande partie de l’activité, mais ce ne sera pas la seule. Le métavers sera un environnement persistant et synchrone, où nous pourrons être ensemble.” Rencontres, jeux, tourisme, réunions professionnelles… les usages restent en fait à inventer. Ce qui rend ce métavers en construction si difficile à imaginer.
Clément Merville s’y essaie : “Le métavers ultime devrait être une sorte de super-environnement qui regrouperait tous les environnements virtuels en une seule plate-forme, où l’on passerait d’une application à une autre en conservant toujours son avatar.” Sauf que cela exigerait de recourir à la définition de standards, quel que soit le concepteur qui est derrière. Or Clément Merville le reconnaît : “On en est encore très, très loin. Dans un premier temps, on assistera plutôt au développement de plusieurs métavers par de grosses entreprises, du type des Gafam. Avec le risque que chacune essaie de prendre le dessus sur les autres.”
Un métavers va forcément reproduire la représentation du monde de certains individus
Pierre De Loor, chercheur à L’École nationale d’ingénieurs de Brest
D’où la question : qui maîtrisera le métavers ? Qui décidera de ses règles ? “Dans ce domaine, cela a toujours été la loi du plus fort. Face à un acteur de la taille de Facebook, le poids des universités sera proche de zéro”, craint Guillaume Moreau, de l’école d’ingénieurs IMT Atlantique. Le premier arrivé sera-t-il le premier servi ? Tous les géants du numérique se sont lancés dans la course de façon plus ou moins ouverte. Preuve de la tension sur le sujet : en Corée du Sud, une Alliance Metaverse, qui regroupe entreprises et institutions nationales, a été créée en mai dernier dans le but avoué d’éviter que le métavers ne devienne un espace monopolisé par un seul…
Une confusion réel-virtuel
Autre question sans réponse : à quoi ressemblera ce monde parallèle ? “Un métavers va forcément reproduire la représentation du monde de certains individus”, pointe Pierre De Loor, chercheur à L’École nationale d’ingénieurs de Brest, se référant aux nombreux biais des programmeurs d’intelligence artificielle, qui ont eu tendance à fabriquer des outils de reconnaissance d’images calqués sur leurs propres repères de genre ou de couleur de peau, avec toutes les erreurs que cela a pu induire. Est-ce que ces plates-formes seront conçues pour être des jumelles de la diversité de notre monde ? Ou seront-elles des sous-parties du Globe ? Voire des plates-formes marketing calquées sur les désirs de leurs concepteurs ?
Sans parler de la question du piratage. Comment savoir si l’avatar avec lequel on discutera n’aura pas usurpé l’identité graphique d’un autre ? “D’un point de vue de l’identité, on sait que les mondes numériques exacerbent la notion de masque”, souligne Philippe Bonfils, chercheur en communication à l’université de Toulon. Plus généralement, le métavers risque d’accroître la confusion entre réel et virtuel.
Quand on enlèvera notre casque, pourra-t-on encore se fier à nos sens, à notre jugement ?
Olivier Nannipieri, chercheur à l’université de Toulon
“Il va y avoir un gros travail d’analyse à faire sur nos comportements et sur l’effet que le métavers et les avatars pourront avoir sur nous”, confirme Victoria Interrante, de l’université du Minnesota. Cette chercheuse pense notamment à l’effet Protée, qui fait référence à cette divinité grecque au corps insaisissable. Car les avatars peuvent bel et bien avoir un effet sur le comportement des joueurs dans la vie réelle. En 2018, des chercheurs ont par exemple montré que ceux qui choisissent de s’incarner en Albert Einstein sont plus performants face à des exercices cognitifs… Quelle ampleur prendrait ce phénomène dans le cas d’une fréquentation à haute dose du métavers ?
Déjà un métavers 2.0
Et avec quel risque pour la santé ? Se pose en particulier la question de l’acceptabilité par l’organisme humain du port du masque sur une longue durée. Une étude publiée en juin dernier par l’Anses, l’agence de sécurité sanitaire, estime qu’il provoque vertiges, nausées et suées chez 30 à 50 % des utilisateurs. Une gêne qui, chez les plus sensibles, surviendrait dès les premières minutes. Les effets sur le long terme, eux, n’ont pas encore été évalués.
À l’origine de cette “cybercinétose” : un conflit entre visions de près et de loin, entre la vergence et l’accommodation. “Il y a eu des avancées dans la gestion des vertiges. Mais il nous reste encore du travail”, reconnaît Urho Konttori, cofondateur de Varjo, une entreprise finlandaise parmi les plus en pointe sur la fabrication de casque.
Sans compter que se dessine déjà dans les laboratoires un métavers 2.0 qui se superposerait au monde réel. Une “réalité augmentée” où des images tridimensionnelles, comme les hologrammes, s’inséreraient dans notre perception quotidienne. La frontière entre réel et virtuel s’apprête à devenir encore plus floue !
Au-delà de la fiction…
Olivier Nannipieri, chercheur à l’université de Toulon, voit dans cette expansion du métavers la matérialisation du mythe de la caverne de Platon et des ombres qui s’y projettent : “Quand on sortira de cette caverne, autrement dit quand on enlèvera notre casque, ce seront peut-être les mêmes ombres qui nous entoureront : pourra-t-on encore se fier à nos sens, à notre jugement ? Saurons-nous si nous sommes bien sortis de la caverne ?”
C’est une première dans l’histoire de l’humanité. La réalité est en avance sur la fiction !
François-Gabriel Roussel, chercheur à la Sorbonne Nouvelle
Enfin, plus prosaïquement, reste le dernier paramètre de l’équation du métavers : sa consommation énergétique. Difficile à chiffrer, l’impact actuel d’Internet et des technologies numériques tournerait déjà entre 2 et 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, contre 2,5 % pour l’aviation. Celui du métavers semble devoir être plus lourd. Mais pas nécessairement : “En intégrant localement les calculs dans le casque, le métavers pourrait être moins gourmand qu’une visioconférence”, avance Clément Merville. La question reste ouverte.
“Nous possédons désormais des technologies dont on n’imagine pas encore ce qu’on pourra en faire, confie François-Gabriel Roussel, chercheur à la Sorbonne Nouvelle, qui s’est penché très tôt sur le métavers. C’est une première dans l’histoire de l’humanité. La réalité est en avance sur la fiction !” Peut-être est-ce pour cela que ce nouveau monde semble si difficile à imaginer. Bienvenue donc dans le métavers. Même si personne ne sait aujourd’hui à quoi il va bien pouvoir ressembler…