reconstitution d'un village de rubanés@Bouyer, J.-P., Couderc, F., Hachem, L., Hamon, C., Ilett, M., & Mondou, M. (2024). NAKALA (Huma-Num – CNRS).

L’histoire oubliée des premiers Parisiens

5000 ans avant les Gaulois, un peuple a défriché les premières clairières, élevé des troupeaux, construit des maisons dans ce qui allait devenir l’Ile-de-France. Les archéologues découvrent aujourd’hui cette civilisation. 

par Valérie Greffoz,

La journée passe au son du crépitement du feu, de la percussion des outils, des rires des enfants et des bêlements du bétail, à l’ombre des hautes maisons de bois et de torchis. Derrière une petite parcelle de blé qui attend d’être récolté, un cerf apparaît furtivement : la faune sauvage n’est pas loin. Nous sommes à Cuiry-lès-Chaudardes, dans la vallée de l’Aisne, il y a 7 000 ans. Ici vivent les premiers agriculteurs et les premiers éleveurs du Bassin parisien.

Un trou dans notre imaginaire

Leur nom ne nous dit rien – on les appelle les Rubanés, en référence aux motifs en rubans qu’ils incisaient sur leurs céramiques. Si on imagine les premiers peuples qui ont vécu dans la région, on pense bien sûr aux humains qui chassaient, qui cueillaient, qui dessinaient des fresques dans des grottes il y a 30 000, 20 000 ou 10 000 ans. Et puis, inévitablement, à Vercingétorix, aux Gaulois, ce peuple celte qui s’installa il y a 2 500 ans. Mais entre les deux, il y a comme un trou dans notre imaginaire.

Nous sommes les héritiers du néolithique. L’agriculture et l’élevage sont encore une des bases de notre économie

Caroline Hamon, archéologue du CNRS à l’UMR Trajectoires, à Paris

Entre les chasseurs-cueilleurs du paléolithique et les agropasteurs antiques, il y a donc les Rubanés, les pionniers du néolithique. Ici, dans la vallée de l’Aisne, mais aussi dans la Marne ou dans l’Yonne, les fouilles archéologiques et les analyses génétiques commencent à révéler à quel point ce peuple oublié a influencé notre histoire. “Nous sommes les héritiers de cette période-là, du mode de vie néolithique. L’agriculture et l’élevage sont encore une des bases de notre économie aujourd’hui”, souligne Caroline Hamon, archéologue du CNRS à l’UMR Trajectoires, à Paris.

Ils venaient de l’est, de l’actuelle Hongrie, et descendaient des premiers agriculteurs-éleveurs du Proche-Orient. Et il y a 7 100 ans, avec leurs moutons, leurs chèvres, leurs porcs, leurs bovins, ils se sont arrêtés là, dans ce grand bassin sédimentaire qui deviendra le cœur du territoire français. “C’est un lieu riche en ressources, on y trouve des animaux pour la chasse, de bons sols pour l’agriculture, des matériaux pour les outils en silex, de l’eau…. Tout ce qui est indispensable à la vie”, assure le géologue Michael Kempf, de l’université de Bâle. 

Le squelette d’un loup

“C’est un lieu géographique tout à fait spécial, renchérit Céline Bon, paléogénéticienne et anthropologue au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris. Quand les populations d’agriculteurs du néolithique se sont déplacées depuis l’Anatolie et la Grèce, elles se sont retrouvées devant les Alpes. Les Rubanés sont passés par le nord en suivant le bassin du Danube et ont débouché sur le Bassin parisien. D’autres, passés par le sud, près de la Méditerranée, sont peut-être aussi remontés vers ce bassin.” 

Première surprise des analyses génétiques, ils ne se sont pas réellement métissés avec les chasseurs-cueilleurs qui vivaient sur place, comme on l’imaginait. “Seulement 10 % de leur génome descendent des chasseurs-cueilleurs”, révèle Céline Bon. Pour autant, insiste Caroline Hamon, eux-mêmes chassaient : “Même si la chasse n’est plus vitale pour eux, elle est encore très présente, y compris symboliquement. On a retrouvé dans leurs sépultures beaucoup d’os d’animaux sauvages, des canines de cerf cousues à une capuche et même, plus rares, des fragments de squelette de loup.” “Aujourd’hui encore, la chasse reste un symbole de statut social, mais cela ne veut pas dire que les grands patrons ont plus d’ancêtres chasseurs-cueilleurs que les autres !”, sourit Céline Bon. 

Un système économique complet

La grande singularité de ces agriculteurs, bien sûr, c’est la sédentarité. Avec d’impressionnantes constructions. À Cuiry-lès-Chaudardes, les archéologues ont exhumé les restes de 33 grandes maisons, de 10 à 30 mètres de long et jusqu’à 8 mètres de haut, avec quatre phases d’habitation, durant lesquelles 5 à 10 maisons ont dû être occupées simultanément – le village a été habité pendant deux cents ans. “Ce ne sont sans doute pas des familles comme on l’entend aujourd’hui qui y vivaient, plutôt des groupes familiaux élargis de 10 à 20 personnes, raconte Caroline Hamon. Et on constate que d’une maison à l’autre, les savoir-faire comme le tissage des textiles en lin ou la fabrication des céramiques, devenues indispensables à la cuisson et à la conservation des aliments, sont légèrement différents. Tous ces artisanats étaient donc probablement échangés entre eux et contre des denrées périssables, dans un système économique complet.” 

On a retrouvé en Belgique des lames du Bassin parisien. Elles sont tout simplement magnifiques

Solène Denis, spécialiste des techniques lithiques à l’UMR Temps, à Nanterre

S’il n’y a pas de chevaux et encore moins de chariots, il existe des échanges entre villages. “On voit que les objets voyagent beaucoup entre les régions, reprend l’archéologue. Et on sait qu’à certains endroits, il y a environ un village ou un hameau tous les 4 km : à pied, ça se fait en moins d’une heure. On peut donc imaginer de petits voyages de village en village, ou bien de plus longs périples réalisés par des personnes itinérantes.”

Solène Denis, spécialiste des techniques lithiques à l’UMR Temps, à Nanterre, a même retrouvé jusqu’en Belgique des silex taillés sur place. “On sait que ce sont des lames du Bassin parisien, les géologues l’ont attesté. Elles sont tout simplement magnifiques, longues, entre 15 et 20 cm, en silex marron.” 

Pourquoi un tel périple ? “On trouve aussi en Belgique des silex d’excellente qualité, ce n’est donc pas une question de manque de matière première. Selon moi, les populations du Bassin parisien ont fait le choix de développer cette activité de taille de grande lame, un savoir-faire très élaboré, car plus les blocs de silex sont grands, plus la gestion des volumes est difficile pour éviter les ratés.” Et ils l’ont exporté, en tirant parti de leur position centrale. 

Son collègue Michael Kempf a reconstitué les voies d’acheminement possibles à partir des gisements parisiens, en tenant compte de la topographie et de l’hydrologie de la région. “Ces corridors suivaient les fleuves et les rivières, puisque l’eau était indispensable à la vie, mais aussi des voies terrestres lorsque les fleuves n’étaient pas très navigables, comme la Loire. La connectivité qu’on connaît aujourd’hui en France, où Bordeaux et Lille sont reliées via Paris, est la continuité de ce qui existait à cette époque-là.” Pas de silex parisiens, par contre, en Bretagne ni dans le sud de la Normandie, pourtant bien connectées avec le Bassin parisien : “C’est sûrement parce qu’ils avaient déjà là-bas un réseau de production de silex concurrent”, analyse Solène Denis. 

Un vrai “must have”

L’ébauche de premiers réseaux d’échanges commerciaux ? “Pourquoi pas, ou alors une femme qui se marie en ­Belgique et qui apporte dans sa dot trois grandes lames… J’imagine plutôt quelque chose comme ça”, avance la chercheuse. Car les lames ne sont pas les seuls objets à parcourir des centaines de kilomètres. “On voit aussi apparaître dans le Bassin parisien de superbes bracelets en schiste. Un schiste qui pourrait venir de Normandie­Bretagne ou de Belgique.” Une lame contre un bracelet ? “C’est ­possible, mais cela reste une hypothèse, nous ne l’avons pas démontré.”

Des coquilles de spondyle pêchées en mer Égée les ont accompagnés pendant plus de 500 ans  !

Sandrine Bonnardin, spécialiste des parures du néolithique à l’université Côte d’Azur

En matière de mode, les Rubanés avaient déjà leur “must have” : la parure en coquille de spondyle. “C’est un coquillage magnifique, aux teintes rouge violacé avec des piquants, décrit Sandrine Bonnardin, spécialiste des parures du néolithique à l’université Côte d’Azur. Les hommes le portaient en boucle de ceinture, les femmes monté en collier.” Ces coquillages trouvés dans les tombes parisiennes ont été pêchés en mer Égée, à plus de 2 000 km : ils ont traversé toutes les plaines d’Europe tempérée. “De vallée en vallée, de village en village et sans doute de génération en génération, ils ont accompagné la progression de ces peuples jusque dans le Bassin parisien. C’est dire la valeur symbolique qu’ils devaient avoir. Et ça, pendant plus de 500 ans ! Ce sont des objets exceptionnels, qui n’ont pas d’équivalent au néolithique.” Peut-être étaient-ils réservés à une élite. Sans doute servaient-ils de monnaie d’échange contre d’autres biens… “Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont été portés jusqu’au bout : au microscope, on voit que certains ont fini par casser, qu’ils ont été réparés, se sont parfois recassés et ont été recyclés sous d’autres formes.” 

Très forte stabilité sociale

Une autre chose est sûre : les femmes ne restent pas dans leur village d’origine, elles vont s’unir à des hommes d’autres communautés. La généticienne Maïté Rivollat, de l’université de Bordeaux, l’a constaté en étudiant la plus grosse nécropole de la région parisienne, sur le site de Gurgy, dans la vallée de l’Yonne. Une sépulture remontant à 6 700 ans, bien après l’arrivée des Rubanés, où 128 individus ont été enterrés les uns à côté des autres, et dont l’ADN complet a pu être étudié.

“Nous avons identifié 63 hommes tous liés entre eux par leur père sur sept générations ! On a même retrouvé leur aïeul commun, d’abord inhumé ailleurs et dont ils ont rapporté les os là, auprès de tous ses descendants.” La preuve d’une très forte stabilité sociale. Dans cette sépulture, aucune femme n’est apparentée aux hommes, elles viennent toutes d’ailleurs. D’un village à 10 km ? À 100 km ? “Impossible de le savoir, car il n’y a quasiment pas de mobilier ni d’objets pour nous renseigner. Par contre, on sait que les femmes qui sont nées et qui ont grandi sur place, c’est-à-dire les sœurs et les filles des hommes enterrés à Gurgy, ne sont plus là.” 

Strictement monogames

L’union des femmes à l’extérieur de la communauté est donc la règle, suivie de façon très stricte – un système dit patrilocal. “Tous les hommes d’une fratrie ont la même mère, ajoute la généticienne. Ça veut dire que les femmes comme les hommes sont strictement monogames, donc qu’il y a une règle très forte pour imposer cette monogamie. Alors que dans nos sociétés actuelles, pourtant monogames, il y a toujours des enfants qui naissent hors union. Et dans d’autres sociétés néolithiques, en Angleterre et en Allemagne, on commence même à découvrir des pratiques assumées de polygamie et de polyandrie.” 

La culture rubanée n’a duré que deux siècles dans le Bassin parisien. Il y a 6 900 ans, de nouvelles pratiques culinaires et artisanales ont donné naissance à des cultures très proches, celle de Blicquy-Villeneuve-Saint-Germain, et, trois siècles plus tard environ, à celle de Cerny. Puis, il y a 6 500 ans, six siècles après l’arrivée des premiers colons, une bascule s’opère. Les récoltes deviennent imposantes : il faut les protéger, ériger des enceintes, des fossés autour des maisons. 

La fin des pionniers 

“C’est à cette époque qu’on commence à voir les premiers signes de hiérarchisation des sociétés”, atteste Caroline Hamon. C’en est fini de cette vie égalitaire où les maisonnées s’échangeaient leurs savoir-faire. Un signe ne trompe pas : les tombes ne sont plus simplement creusées dans le sol, mais deviennent des monuments colossaux, construits en pierre, et n’abritant parfois plus qu’un seul corps. Sans doute celui de l’homme qui était parvenu tout en haut de cette hiérarchie.

Oui, le temps des pionniers est révolu, mais les Rubanés ont à tout jamais marqué ce territoire. 

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