illustration de notre dossier sur l'alerte au surdiagnotic medical avec un IRM. Publié dans le magazine scientifique d'actualité@GETTY IMAGES

Surdiagnostic médical : l’alerte

Les chiffres donnent le vertige : de plus en plus de maladies sont diagnostiquées inutilement, entraînant de nombreuses conséquences délétères. Médecins et chercheurs tentent de s’organiser. Mais l’épidémie n’est pas facile à endiguer.

par Alexandra Pihen,

C'est bientôt le mois d’octobre, et comme chaque année, les femmes vont être sensibilisées au dépistage du cancer du sein. Une bonne idée a priori – Octobre rose fête cette année son 30e anniversaire. Comment ne pas soutenir une campagne de lutte contre une maladie qui tue chaque année 12 700 femmes ? 

À double tranchant

Et pourtant… Selon de plus en plus de scientifiques, le cancer du sein est un cas d’école d’un phénomène contre-intuitif en pleine expansion : le surdiagnostic médical. C’est-à-dire la détection – et donc le soin – d’une pathologie qui n’aurait pas causé de symptômes ou provoqué de décès si elle n’avait pas été traitée. “Le surdiagnostic est une menace pour la santé humaine et la viabilité des systèmes de santé, lâche le médecin Ray Moynihan, professeur à l’université Bond et directeur de recherche à l’université de Sydney. La détection précoce est une arme à double tranchant. Elle peut sauver des vies, mais aussi causer beaucoup de tort en diagnostiquant et en traitant inutilement des personnes.”

Oncologie, troubles mentaux ou neurologiques, maladies infectieuses et cardiovasculaires, tous les domaines médicaux sont concernés – la 14e Conférence internationale sur la prévention du surdiagnostic s’est tenue à Oxford début septembre pour prendre la mesure du phénomène. “La volonté de détecter les maladies plus tôt, qui semble logique, est l’un de ses moteurs”, pose le médecin Daniel Capurro, directeur adjoint du Centre pour la transformation numérique de la santé à l’université de Melbourne. Et avec des technologies de plus en plus nombreuses, faciles à mettre en œuvre et de moins en moins coûteuses – un scanner se réalise désormais en une minute –, sa dynamique semble irrésistible.

Le cas du cancer de la prostate

Le cancer de la prostate l’a prouvé. Dans les années 1990, les urologues constatent une augmentation fulgurante de son incidence avec l’arrivée du dosage du PSA, un antigène prostatique spécifique, réalisable à l’aide d’une simple prise de sang. “Ces dosages ont déclenché une épidémie de cancer. Nous avons réalisé des chirurgies d’ablation de la prostate sur des milliers d’hommes pour un résultat extrêmement faible”, déplore l’épidémiologiste et spécialiste du cancer Philippe Autier, cofondateur de l’International Prevention Research Institute de Lyon. En 2011, 76 % des biopsies de la prostate réalisées pour un taux de PSA élevé ne révèlent aucun cancer chez 61 404 patients ; en 2012, un suivi sur onze ans de 182 160 hommes âgés de 50 à 74 ans constate que la mortalité globale ne diffère pas entre le groupe de dépistage et le groupe témoin. 60 à 75 % des cancers détectés par PSA seraient surdiagnostiqués, évalue une étude américaine de 2018. 

Les médecins surestiment souvent les bénéfices des traitements et sous-estiment leurs effets néfastes

Veerle Piessens, en thèse autour de la question du surdiagnostic à l’université de Gand

“La facture est lourde, or on sait qu’environ un tiers des hommes de 75 ans ont un cancer de la prostate qui ne les embêtera jamais de leur vivant”, résume Philippe Autier. Plus aucun pays ne déploie de programme de dépistage organisé du cancer de la prostate. “La communauté urologique, qui tire souvent un grand profit du traitement inutile de tant d’hommes, vous dira toujours que le problème appartient au passé, mais je n’en suis pas si sûr”, confie cependant Ray Moynihan. Veerle Piessens, en thèse autour de la question du surdiagnostic à l’université de Gand, doute elle aussi : “Certains professionnels de santé n’ont qu’une connaissance superficielle du surdiagnostic. Les médecins surestiment souvent les bénéfices des traitements et sous-estiment leurs effets néfastes.”

Contre-intuitif

Le cancer du sein illustre de façon spectaculaire la sensibilité du sujet. En mai 2023, alors que les Américains viennent de recommander de le dépister à partir de 40 ans, le Premier ministre canadien demande une évaluation scientifique pour son pays. “Un an plus tard, nos recommandations étaient de ne pas dépister systématiquement les femmes de 40-49 ans, mais de leur présenter les bénéfices et les préjudices afin qu’elles puissent choisir en toute autonomie”, relate la médecin généraliste Guylène Thériault, qui présidait ce groupe de travail. Pourtant, Justin Trudeau déclare publiquement l’inverse, sapant un an de recherches. “Comment peut-on ne pas être d’accord avec la science ? Le cancer du sein semble être pourvoyeur de votes. C’est fou”, lance Guylène Thériault, impuissante. 

En France, la Haute Autorité de santé ne recommande le dépistage qu’après 50 ans. “Mais on oublie trop souvent qu’il est facultatif et doit avoir lieu après un entretien avec le médecin”, rappelle la radiologue spécialiste des cancers du sein Cécile Bour, présidente de l’association Cancer rose, qui milite pour un choix éclairé des femmes en matière de dépistage. “Le surdiagnostic du cancer du sein est tellement contre-intuitif… Mais une fois que vous commencez à lire les articles scientifiques et que vous y êtes exposé pendant des années, ce doute initial devient un lointain souvenir”, soutient Ray Moynihan.

Nous assistons à l’apparition d’examens purement commerciaux, sans preuve d’efficacité clinique

Daniel Capurro, directeur adjoint du Centre pour la transformation numérique de la santé à l’université de Melbourne

Les chiffres impressionnent : jusqu’à 35 % des cancers du sein chez les femmes de 50 à 70 ans seraient surdiagnostiqués, selon une étude britannique de 2024 ; avec 31 % de surdiagnostics pour les femmes de 70 à 74 ans et 54 % chez celles de 85 ans et plus, d’après des travaux américains de 2023. Sachant que les cancers qui se présentent d’emblée avec des métastases (5-6 %) sont facilement dépistés, mais souvent trop tard. “Ils ont un temps de séjour dans le sein très court. Quand vous mettez la main dessus, ils sont déjà gros”, déplore Cécile Bour. Il y a le cas aussi des cancers triples négatifs (environ 15 %), très infiltrants, qui échappent souvent à la mammographie et résistent encore aux traitements. “La mammographie détecte surtout des cancers de bon pronostic”, lâche Philippe Autier. 

L’épidémiologiste pense en particulier aux cancers in situ, qui n’envahissent pas les tissus voisins. “Quand j’étais étudiant, ces cancers du sein étaient très rares, environ 3 % de tous les cancers, et nous les regardions surtout avec une attention académique. Désormais, ce sont 20 à 30 % des cancers dépistés. C’est énorme. Or, depuis que nous avons commencé à enlever ces tumeurs de manière systématique, nous n’avons pas du tout affecté l’incidence des cancers invasifs. Le pronostic vital d’une femme qui a un cancer in situ est le même que celui d’une femme qui n’a pas de cancer du tout.” Cécile Bour ajoute : “Beaucoup de femmes vont aussi avoir un cancer à progression lente qui, si on l’avait laissé tranquille, n’aurait jamais posé de problème ou serait rattrapé par la mammographie de diagnostic sans impact sur la longévité.”

Trop d’IRM, de scanners

Or l’opération et les traitements – radiothérapie, chimiothérapie… – ont des conséquences physiques et psychologiques, les survivantes du cancer du sein présentant une augmentation significative de la leucémie myéloïde aiguë, du syndrome myélodysplasique, de la leucémie lymphoblastique aiguë et de maladies cardiaques et cérébro-vasculaires. “Les syndromes anxio­dépressifs augmentent aussi. Et au-delà de 50 ans, beaucoup de femmes ne reprennent leur travail qu’à mi-temps, voire pas du tout”, ajoute Cécile Bour.

La surutilisation des scanners est aussi pointée du doigt. Une analyse américaine portant sur 306 régions hospitalières fait état d’un risque plus élevé d’ablation du rein en prévention d’un cancer dans des régions où le nombre de scanners est élevé ; et le scan de 1 000 personnes supplémentaires est associé à quatre ablations supplémentaires – avec des mortalités consécutives aux opérations de 2,1 % à 30 jours et de 4,3 % à 90 jours. Sans compter les effets collatéraux des rayons X : environ 100 000 cancers futurs, dont près de 10 000 chez les enfants, seront imputables aux tomodensitométries réalisées en 2023 au sein de la population américaine – 5 % des cancers totaux !

Pour les cancers, Philippe Autier voit deux exceptions : le col de l’utérus et le côlon. “Si vous proposez du dépistage, le bénéfice que vous pouvez en tirer doit être bien supérieur aux inconvénients, or ça, pour l’instant, vous ne l’avez que pour ces cancers qui présentent des lésions précancéreuses, où l’on voit une diminution spectaculaire de la mortalité. Pour les autres, le bénéfice est sans doute minime, nul dans certains cas.”

Comme Kim Kardashian

Aux dépistages institutionnels s’ajoute l’essor des démarches individuelles d’autodiagnostic. Avec comme symbole l’imagerie par résonance magnétique (IRM) du corps entier, qui permet de réaliser des bilans d’extension de maladies systémiques en une seule exploration et sans irradiation – en 2023, la célébrité Kim Kardashian a exhorté ses plus de 360 millions d’abonnés à se soumettre à cet examen “qui sauve des vies”. “Les nouvelles directives australiennes du Collège des radiologues mettent pourtant fortement en garde contre ces examens en raison du risque de surdiagnostic chez les personnes asymptomatiques”, pointe Ray Moynihan.

 

À l’échelle mondiale, un nombre croissant de personnes et d’institutions s’inquiètent de cette médecine excessive dictée par le marché

Ray Moynihan, professeur à l’université Bond et directeur de recherche à l’université de Sydney

Brooke Nickel, médecin de santé publique à l’université de Sydney, a analysé le phénomène sur les réseaux sociaux. Tests MCED promettant de dépister plus de 50 cancers avant symptômes ; dosage sanguin de l’hormone antimüllérienne vendu comme un test de fertilité ; test du microbiome intestinal ; tests sanguins de faible taux de testostérone… 87 % des publications à leur sujet en 2024 sur Instagram et TikTok ne mentionnent que leurs pseudo-avantages, 15 % faisant état des inconvénients potentiels. “Je ne m’attendais ni à ce que ce soit aussi flagrant, ni à ce que les intérêts financiers explicites soient aussi nombreux, ni à des discours promotionnels aussi forts autour de l’autonomisation”, confie la chercheuse, qui milite pour une réglementation plus stricte empêchant la création ou le partage de ces contenus.

Glycémie, thyroïde, ménopause… 

“Nous assistons à l’apparition d’examens purement commerciaux, sans preuve d’efficacité clinique, très susceptibles d’entraîner un nombre important de surdiagnostics”, s’inquiète Daniel Capurro. En juillet dernier, deux études jugeaient ainsi non adaptés les autotests disponibles au Royaume-Uni censés évaluer la glycémie, la fonction thyroïdienne, la santé de la prostate, détecter une carence en vitamine D, le VIH, la ménopause, voire le cancer de l’intestin, appelant à une réglementation plus stricte. “La combinaison d’une augmentation massive des données disponibles et de nouvelles techniques d’analyse telles que l’intelligence artificielle rend le surdiagnostic plus probable”, ajoute Daniel Capurro, qui s’attelle justement avec son équipe au développement d’une IA susceptible de minimiser le problème.

Autre facteur : l’élargissement des critères de certaines maladies. Le cas du diabète gestationnel est ici éloquent. En 2014, le seuil a été abaissé en Australie, en accord avec les nouvelles recommandations de l’OMS. Les femmes atteintes d’un diabète gestationnel léger ont alors été traitées soit par un régime alimentaire strict et une surveillance, soit par de l’insuline. Avec de nombreuses conséquences sur la grossesse, et une augmentation du nombre de bébés de petite taille, de plus faibles taux de sucre dans le sang chez les nouveau-nés, plus de recours au déclenchement de l’accouchement, plus de médicaments antidiabétiques, plus de recours aux services de santé. En juin 2025, les autorités australiennes ont finalement relevé le seuil…

Et les troubles mentaux

“Il en va de même pour les troubles mentaux : les critères diagnostiques incluent des signes de plus en plus subtils”, souligne Veerle Piessens. La psychologue clinicienne Anna Cognet cite le trouble bipolaire. “Avant, les symptômes étaient séparés dans le DSM entre des états maniaques, des états dépressifs et la psychose. Aujourd’hui, le trouble bipolaire regroupe ces symptômes complètement différents. Il y a aussi des modes : à Robert-Debré, il y a eu une période où tous les enfants qui avaient des troubles du développement pouvaient être diagnostiqués autistes après une demi-heure de consultation. Or cela entraîne un protocole de traitement et toute autre possibilité de diagnostic est abandonnée. Et être étiqueté malade revient à se poser en victime, avec l’idée de se défaire d’une responsabilité et d’oublier de travailler dessus.”

Cela entraîne une augmentation des coûts des soins et menace la viabilité des systèmes de santé

Jenny Doust, médecin de santé publique à l’université de Queensland

“Les groupes chargés d’élaborer les lignes directrices élargissent fréquemment la définition de la maladie qu’ils examinent sans évaluer rigoureusement les avantages et les inconvénients de cette modification”, déplore Jenny Doust, médecin de santé publique à l’université de Queensland qui, dès 2012, mettait au jour des conflits d’intérêts avec en moyenne 75 % de membres déclarant des liens financiers avec des entreprises pharmaceutiques. “À l’échelle mondiale, un nombre croissant de personnes et d’institutions s’inquiètent de cette médecine excessive dictée par le marché”, pointe Ray Moynihan.

“Une cause plus fondamentale réside dans la tendance à classer à tort des facteurs de risque comme des maladies réelles, estime de son côté Jiajun Zhao, à l’université de médecine de Shandong. Le surdiagnostic des maladies thyroïdiennes, par exemple, est dû à l’absence de critères diagnostiques spécifiques des différentes populations, comme le sexe, l’âge ou l’ethnie.” Idem pour le diabète ou l’hypertension.

Une responsabilité morale

Sachant que le surdiagnostic nuit aux personnes atteintes de maladies graves, qui ont plus de difficultés à accéder aux soins. “Ce phénomène entraîne une augmentation des coûts des soins prodigués à toutes les personnes désormais considérées comme malades, ce qui menace la viabilité des systèmes de santé”, alerte Jenny Doust.

“La seule façon de réduire le surdiagnostic est de réduire le nombre de tests et d’être très restrictif dans l’élargissement des critères, martèle Veerle Piessens. La prévention est une intervention médicale proposée à des personnes en bonne santé. Nous avons donc la responsabilité morale de nous assurer que les avantages sont prouvés par les données les plus fiables possibles et qu’ils l’emportent sur les inconvénients.” Pour Ray Moynihan, “il suffit d’un peu de courage, d’une réflexion latérale et d’une véritable volonté politique pour commencer à s’attaquer à ce problème”.

En se rappelant la prédiction d’Aldous Huxley : “La science médicale a fait des progrès tellement considérables qu’il ne reste pratiquement plus aucun être humain en bonne santé.”

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