James-Webb : la mission spatiale du siècle
Le 25 décembre 2021 s’est élancée la mission la plus excitante, la plus vertigineuse, la plus pétrifiante de tous les temps. Le télescope spatial James-Webb va braquer son œil sur les confins de l’Univers. Retour sur une aventure scientifique et humaine hors norme.
Sept tonnes de métal et d’électronique, 14 pays impliqués, 40 millions d’heures de travail. Le tout ramassé dans une valise pressurisée de 5,5 m de hauteur et 33,5 m de longueur, chargé sur un double semi-remorque qui avance au ralenti sur une quatre-voies californienne vidée et éclairée par les gyrophares des voitures de police, puis transféré dans un cargo battant pavillon français, via le canal de Panama, jusqu’à la rivière Kourou, en Guyane française. Et enfin, déchargé, le 2 novembre, dans l’une des salles blanches de l’astroport…
Le télescope de tous les records
À l’heure où nous écrivons ces lignes, le précieux chargement a été sorti de sa carcasse. Dernières vérifications, remplissage des réservoirs d’hydrazine et de tétroxyde d’azote. Il s’emboîtera bientôt dans la coiffe d’Ariane V, redimensionnée pour l’occasion, avant de rejoindre, autour du 16 décembre, son pas de tir. “Enfin ! On attend ça depuis vingt ans”, souffle Guido Roberts-Borsani, astrophysicien à UCLA. “Je me demande tout le temps si c’est réel, cette fois-ci”, avoue Nicole Nesvadba, astronome à l’Observatoire de la Côte d’Azur. “On y est ! C’est parti !”, trépigne Olivier Berné, astrophysicien à l’IRAP, à Toulouse.
C’est la mission qui a coûté le plus cher depuis Apollo. Et ce n’est pas pour de la conquête, mais pour de la découverte…
Olivier Berné, astrophysicien à l’IRAP, à Toulouse
Impossible de dresser la liste de tous les records du télescope James-Webb. “C’est le plus grand miroir primaire jamais envoyé dans l’espace, le plus grand bouclier thermique jamais déployé, le plus puissant télescope spatial jamais construit”, liste Mike Menzel, qui en dirige la fabrication à la Nasa. “Il est trois fois plus grand que Hubble, sa sensibilité est 10 à 100 fois supérieure”, ajoute Pierre Ferruit, responsable scientifique du projet à l’ESA, l’Agence spatiale européenne. “C’est complètement extravagant. C’est la mission qui a coûté le plus cher depuis Apollo, lance Olivier Berné. Et ce n’est pas pour de la conquête, mais pour de la découverte…”
Le 18 décembre prochain, à 9 h 20, heure locale, le télescope spatial James-Webb (JWST) décollera à bord d’une fusée Ariane V depuis l’astroport de Kourou, pour être placé en orbite. Là, il ouvrira ses capteurs. Et – tous l’espèrent – regardera l’Univers d’un œil totalement neuf. Il verra comme jamais le fond du cosmos, les premières galaxies, jusqu’à quelques dizaines de millions d’années après le big bang, analysera l’atmosphère des lointaines planètes qui gravitent autour d’autres soleils, percera les cocons où naissent les étoiles, les disques de matière où se façonnent les corps célestes, détaillera les trous noirs…
Tout est nouveau !
“Le JWST va faire des découvertes sur les lunes de Jupiter, sur les volcans de Io, sur la Voie lactée, sur les premières galaxies après le big bang… C’est frappant de voir combien cette mission dépasse les spécialités astronomiques”, observe Olivier La Marle, qui coordonne le projet au CNES. “Ce n’est pas seulement une incrémentation, insiste Olivier Berné. On va voir des choses qu’on n’a jamais vues. Tout est nouveau !” Jusque-là, dans l’espace, la star c’était Hubble. Lancé en 1990, ce télescope spatial a tout changé. Ciblant l’Univers le plus lointain, il a découvert des milliers de galaxies. Focalisant sur le Système solaire, il a dévoilé la diversité planétaire. Il a mesuré l’accélération de l’expansion de l’Univers. Il a confirmé la présence de trous noirs, des astres ultra-denses cachés au cœur de chaque galaxie, ou presque.
Comme un origami
Mais dès 1989, avant même son lancement, les astrophysiciens commençaient déjà à réfléchir à l’étape d’après : un télescope plus gros, de 4 m au moins, qui opérerait dans les longueurs d’onde infrarouge. “Lorsqu’elle voyage jusqu’à nous, la lumière se décale vers le rouge, explique David Elbaz, astrophysicien au CEA. En observant dans le visible, on ne voit que les grosses étoiles, celles qui rayonnent dans l’UV. Sans compter l’effet des poussières… On a toujours su qu’un télescope infrarouge était nécessaire pour accéder vraiment à l’Univers lointain et résoudre les questions sur son origine.”
Tout le monde aiguise ses couteaux, on est un peu obnubilés
Jérémy Leconte, spécialiste des exoplanètes à l’université de Bordeaux
Un véritable défi, car un télescope infrarouge doit être froid, très froid : il ne doit pas dépasser - 200°C, 70 degrés seulement au-dessus du zéro absolu. Sinon, il s’éblouit lui-même, en se mettant à briller dans les longueurs d’onde qu’il essaie de regarder. Impossible donc de l’installer à 560 km en orbite comme Hubble. Pas le choix : il faut l’éloigner à 1,5 million de kilomètres, au point de Lagrange L2, là où les rayonnements du Soleil, de la Terre et de la Lune sont assez faibles. Et même là-bas, il faudra encore le mettre à l’ombre, à l’abri derrière un bouclier thermique au design délirant : 5 voiles de kapton (un matériau très isolant) enrobées d’aluminium, fines comme un cheveu et grandes comme un terrain de tennis.
Problèmes en pagaille
Quant à la taille du miroir, garante de la quantité de lumière collectée, et donc de la capacité du télescope à saisir des objets très peu brillants, dès les premiers designs, elle gonfle jusqu’à 6,5 m. Ce qui rend le miroir impossible à caser dans la coiffe d’une fusée, même la plus grosse. Il faut donc le plier. “Le télescope entier est plié : le miroir primaire, le miroir secondaire, le bouclier thermique”, précise Mike Menzel.
Pour réaliser cette folie, dès le début des années 2000, les ingénieurs de la Nasa planchent sur les bras télescopiques qui supporteront le miroir secondaire. Ils plient le bouclier solaire comme un origami et tendent des câbles, des poulies et des grues pour le déployer. Ils inventent un miroir modulaire, assemblage de 18 nids hexagonaux plaqués or de 1,30 m de diamètre chacun, créant un motif en hexagones devenu iconique.
Le budget s’envole
Le télescope est même trop gros pour les chambres de test. En 2017, pour évaluer les réactions de la machine dans le vide et le froid de l’espace, il faut dépoussiérer la vieille chambre A du Johnson Space Center de la Nasa, à Houston, où avaient été menés les essais des missions Apollo dans les années 1960. Mais une fois les pièces assemblées, les problèmes se multiplient. Lors d’un test de déploiement, le bouclier solaire se déchire. La fois d’après, on s’aperçoit que des valves de propulsion ont été endommagées par un simple nettoyage. Puis une centaine de boulons se desserrent carrément. “Ils ne les ont pas tous retrouvés… Ça fait un coup au cœur quand on entend ça”, souffle Olivier Berné.
Si ça ne marche pas, ce sera une tragédie. On a besoin de ce télescope-là. Il y a plein de questions impossibles à résoudre autrement
Nicole Nesvadba, astronome à l’Observatoire de la Côte d’Azur
Les retards s’accumulent. Le budget s’envole. James-Webb, qui devait être achevé en 2007 pour 500 millions de dollars, atteint 5 milliards de dollars en 2011… Il est alors près d’être annulé. Avant de culminer à 10 milliards en 2018, quand la date de lancement est finalement fixée à 2021. “Chaque fois, la mission a été examinée d’un œil critique. Et chaque fois la conclusion a été qu’elle devait continuer, raconte Pierre Ferruit. James-Webb est si important qu’on accepte qu’il soit la priorité. C’est une mission vraiment clé pour avancer.” “Il n’y a pas d’autre méthode pour voir ce que l’on veut voir”, tranche Guido Roberts-Borsani. “Il fallait attendre parce qu’il n’y avait pas d’alternative”, renchérit Nicole Nesvadba.
Une mission déraisonnable
Ainsi, pendant que le télescope peine à se construire, la communauté d’astronomes se focalise. “On a commencé à réfléchir à des programmes d’observation en 2012”, pose Olivier Berné. Chacun dans leur domaine, les chercheurs sélectionnent les meilleures galaxies, nuages, étoiles candidats ; affûtent leurs outils, modélisent… “Cela fait six ans qu’on simule ce que verra le JWST”, précise Nicolas Laporte, à Cambridge.
“Tout le monde aiguise ses couteaux, on est un peu obnubilés, observe Jérémy Leconte, spécialiste des exoplanètes à l’université de Bordeaux. Il n’y a qu’à regarder le nombre de publications sur des outils, sur des codes informatiques qui permettront de traiter les données de JWST.” L’enjeu est devenu considérable. “On va pouvoir répondre à des questions qu’on se pose depuis des années. On a atteint la limite des télescopes actuels. Beaucoup de laboratoires ont été créés juste pour le JWST”, constate Guido Roberts-Borsani. “Si ça ne marche pas, ce sera une tragédie. On a besoin de ce télescope-là. Il y a plein de questions impossibles à résoudre autrement”, tremble Nicole Nesvadba.
Le stress monte
Les attentes sont encore montées d’un cran avec la découverte des exoplanètes, ces autres mondes qui tournent autour d’étoiles lointaines – la première en 1995, près de 4 900 aujourd’hui. “Or il n’y a que le JWST qui puisse vraiment les étudier. Il n’y a que lui pour observer les petites planètes. Et encore, ce sera difficile”, précise Franck Selsis, spécialiste du sujet au laboratoire de Bordeaux.
Il y a 50 déploiements majeurs. C’est l’activité spatiale la plus complexe que nous ayons jamais réalisée
Mike Menzel, de la NASA
À l’approche du lancement, le stress monte. “En principe, je vais travailler sur les données du JWST pendant des années. S’il y a un problème, je ne sais pas si je continuerai à faire de l’astro, témoigne Olivier Berné. Je ne vois pas comment je pourrais me remettre de ça.” “Il n’y a personne qui ne soit pas dépendant du JWST, s’effraie Franck Selsis. La communauté a mis tous ses œufs dans ce panier-là. Si ça ne marche pas, ce sont des labos entiers qui vont devoir se réorienter. C’est une mission déraisonnable.”
De l’épaisseur d’un cheveu
Les questions tourbillonnent : si le panneau solaire ne sort pas ? Si l’un des volets du miroir primaire ne s’ouvre pas ? S’il explose au décollage ? Et si tout marche… mais que le télescope est myope ? C’est arrivé à Hubble : en 1990, vues au travers de l’objectif du télescope flambant neuf, les galaxies ressemblaient à de la glace fondue parce que le verre du miroir avait été meulé trop plat…
Cette erreur de l’épaisseur d’un cheveu a pu être réparée en 1993 au prix de cinq sorties d’astronautes dans l’espace… Sauf que le JWST sera bien trop loin pour pouvoir intervenir. Pas le choix, tout doit fonctionner. En particulier durant les treize premiers jours. Si le JWST survit aux vibrations et aux secousses du décollage, s’il se libère en douceur de la coiffe d’Ariane, alors il devra se déployer.
7 minutes de terreur
D’abord le panneau solaire, l’antenne, puis le bouclier thermique, le miroir secondaire, et enfin le miroir primaire… “Les treize premiers jours, il y aura beaucoup d’opérations critiques”, euphémise Pierre-Olivier Lagage, astrophysicien au CEA. “Quand un rover atterrit sur Mars, on parle de sept minutes de terreur. Ici, ce sera trois semaines de tension, prévoit Pierre Ferruit. On n’a pas le droit à l’erreur.”
“Il y a 50 déploiements majeurs, récapitule Mike Menzel. C’est l’activité spatiale la plus complexe que nous ayons jamais réalisée.” Car aucun télescope spatial jusque-là n’avait pris le risque d’être composé de parties mobiles, qui doivent bouger sans s’enrayer, dans des conditions d’apesanteur impossibles à tester sur Terre. “Quand j’ai commencé ma carrière, on me disait : dans le spatial, les mécanismes, c’est interdit”, se rappelle Olivier Berné.
Ouvrir un parapluie dans l’espace
Le déploiement du bouclier thermique, en particulier, concentre l’attention, tant sa mécanique est complexe. “Cela fait penser à une machine de Rube Goldberg, ces engins qui réalisent une tâche simple de manière délibérément complexe, expose Krystal Puga, qui dirige l’ingénierie du JWST. La série de réactions qui se déclenchent jusqu’à ce que le pare-soleil soit entièrement déployé inclut 140 mécanismes de libération qui, tous, doivent fonctionner parfaitement, 70 assemblages de charnières, 8 déploiements de moteurs, 400 poulies, 90 câbles qui totalisent près de 400 m.” “Quand on regarde de près cette étape du déploiement, on se le dit tous : ouvrir un parapluie dans l’espace, c’est quand même un peu risqué”, sourit Nicole Nesvadba.
“À ce stade, je sais que je ne peux rien faire de plus pour changer ce qui arrivera”, réagit Marcia Rieke, astrophysicienne à l’université d’Arizona, qui a commencé à travailler sur le projet en 1998. Concentré, sérieux, Mike Menzel résumait, lors de la dernière conférence de presse avant le lancement : “Nous l’avons construit, nous l’avons testé, nous avons prouvé qu’il marche. Ensuite, nous avons dû le casser pour le plier. Et nous allons le reconstruire en orbite, avec une précision de 150 nanomètres.” Il ne reste plus qu’une chose à faire : regarder. En retenant son souffle.