Ordinateur quantique : le monde s’y prépare
Cela a longtemps été une machine fantôme, une technologie tellement délicate à mettre au point qu’on pensait ne jamais la voir aboutir. Mais la donne a changé : les industriels sont entrés dans la danse. Le rêve est aujourd’hui une techno hyperstratégique.
“C’est l’effervescence, constate Frédéric Magniez, directeur de l’Institut de recherche en informatique fondamentale. Un changement de phase.” “Il y a clairement une accélération”, renchérit Simon Perdrix, chercheur à l’Inria. “C’est un changement d’échelle”, analyse de son côté Eleni Diamanti, chercheuse CNRS en informatique quantique à Sorbonne Université.
Avouons-le : nous nous étions un peu lassés du sujet. Les records de bits quantiques ne cessent de se succéder depuis vingt ans : 7 qubits ; 27 ; 32 ; 54 ; 65 et aujourd’hui 127, comme vient de l’annoncer en fanfare IBM en décembre. Un ronronnement qui nous avait presque endormis. Nous nous étions habitués aux sempiternelles promesses de cet ordinateur d’un nouveau genre, produit dérivé des recherches fondamentales menées sur les propriétés tout à fait spéciales de la matière à l’échelle de l’atome, qui ont pour noms superposition et intrication.
Un virage
Certes, de telles propriétés, une fois domptées en circuits logiques, ont de quoi tout fracasser : un ordinateur quantique, c’est une machine dans laquelle ce sont des états quantiques qui codent l’information. Or ces états ne codent pas un 0 ou un 1, comme les transistors, mais à la fois 0 et 1. Une superposition quantique qui augmente vertigineusement la capacité de calcul : faire une opération sur un qubit revient à la faire sur ses deux états à la fois ; 2 qubits encodent automatiquement 4 états ; 3 en encodent 8… et 50 qubits peuvent réaliser 1 million de milliards d’opérations en parallèle.
Ce qui a déclenché l’accélération, c’est l’arrivée de l’industrie du calcul intensif
Tristan Meunier, Institut Néel, à Grenoble
Certes, mais les obstacles techniques étaient tels que même au cœur des laboratoires, parmi les plus passionnés des physiciens, il y avait beaucoup de sceptiques. “Il y en a encore et ils sont légitimes. Il faut rester prudents. Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir un jour arriver à un véritable ordinateur quantique, prévient Peter Knight, l’un des pionniers du domaine, à l’Imperial College. Mais c’est vrai que là, il se passe plein de choses.”
À y regarder de près, le virage a en fait eu lieu il y a quelques années. “Ce qui a déclenché l’accélération, c’est l’arrivée de l’industrie du calcul intensif, qui cherche une solution pour continuer à progresser, pointe Tristan Meunier, à l’institut Néel, à Grenoble. Elle a beaucoup investi dans les technologies quantiques existantes, et c’est ça qui nous a permis de dépasser la preuve de concept. Ensuite, la communauté a tout à coup eu accès à des outils lourds et coûteux, aux techniques industrielles de la microélectronique, aux plateformes de fabrication avancées et à toute la technologie des circuits intégrés. C’est ça qui a donné naissance aux premières machines. Elles sont trop petites, mais ça y est, elles existent.”
Même les Gafa
“Les physiciens disent ‘l’ordinateur quantique est encore loin’, mais ils ne tiennent pas compte de la capacité industrielle !”, analyse un chercheur qui préfère rester anonyme. IBM, acteur historique, n’est pas seul. Intel, Microsoft, Huawei, Atos… tous se sont mis à la quantique. Google, Amazon, Alibaba, Baidu aussi. “Il ne faut pas oublier que les Gafa reposent sur le développement des technologies des semi-conducteurs et sur la puissance de calcul.”
Le reste de l’industrie est en train de suivre. Airbus, Merck, Total, BP, BASF, EDF, Volkswagen, BMW Huawei, Thales… “Tout le monde investit”, soufflent de concert les chercheurs, mi-excités, mi-effrayés par la tornade. Des flots de start-up sortent des labos, levant des centaines de millions d’euros ou de dollars – quand elles n’entrent pas en Bourse en dépassant le milliard.
Le nombre de brevets explose
Les évaluations du marché potentiel s’envolent : 2,64 milliards pour 2022 selon Market Research Future ; 8,45 milliards en 2024 pour Homeland Security ; 64 milliards en 2030 pour P&S intelligence… Qui dit mieux ? McKinsey ose 1 000 milliards de dollars d’ici 2035 et Bank of America évalue que les technologies quantiques seront aussi importantes que les smartphones. Le nombre de brevets a presque doublé entre 2018 et 2019, passant de 117 à 203 ; puis augmenté de 50 % en 2020 pour atteindre 284, décompte Elliott Mason, qui suit le domaine pour l’agence américaine Young Basile – et la Chine a surpassé les États-Unis assure l’expert. “Depuis quelques années, les industriels deviennent presque majoritaires dans les conférences. Il y a déjà des revenus engrangés par les start-up quantiques, s’étonne Frédéric Magniez. Tout cela, c’est nouveau pour moi.”
La pression du secret
Signes d’une transition industrielle, la pression du secret commence même à se faire sentir, et à prendre le pas sur la tradition scientifique de publication des résultats : depuis ses annonces fracassantes de 2019, avec une puce quantique capable de réaliser un calcul plus vite qu’un ordinateur classique, Google (qui n’a pas donné suite à nos demandes d’interview) se fait discret. “IBM, Google sont déjà dark sur le sujet, c’est évident. Ils continuent de faire des annonces, mais tout ce qui est identifié comme critique pour le business est complètement secret – nous, c’est ce qu’on fait, avoue un chercheur qui a déjà un pied dans l’industrie. Le but du jeu maintenant, c’est de vendre la machine ! Ce n’est plus mettre la communauté au travail pour la caractériser finement.” Le directeur de la recherche en calcul quantique d’IBM, Jerry Chow, s’en défend : “Nous donnons accès à nos systèmes, nous avons le software le plus accessible, le plus populaire…”
La montée en puissance de l’activité industrielle est arrivée plus tôt, plus soudainement qu’attendu, sur de petites machines imparfaites
John Preskill, l’un des pionniers du domaine au Caltech
Et les machines de calcul quantique qui existent, si imparfaites soient-elles aux yeux des physiciens, commencent à être utilisées. Elles sont en ligne, sur le cloud via Amazon Web Services, Microsoft Azure ; des cours sont disponibles pour former les utilisateurs ; et les langages de programmation spécifiques sont à disposition – Google invite à coder sur Cirq, Microsoft sur Q#, IBM sur Qiskit… Plutôt que d’attendre l’émergence de ces ordinateurs quantiques universels capables de réaliser n’importe quel calcul complexe, chercheurs et industriels testent ces proto-calculateurs quantiques à quelques qubits ou quelques dizaines.
“La montée en puissance de l’activité industrielle est arrivée plus tôt et plus soudainement qu’attendu, analyse John Preskill, l’un des pionniers du domaine au Caltech. Elle se fait sur de petites machines imparfaites – leur taux d’erreur est supérieur à 0,1 % par porte de 2 qubits, voire souvent bien pire.”
Gain de rapidité d’un facteur 4
“Le but, c’est d’explorer les applications de la machine, pour les développer en attendant que le vrai ordinateur quantique arrive”, pointe Simon Perdrix, chercheur en informatique au Loria. Mathématiques financières, recherches de nouveaux matériaux, de médicaments, amélioration de procédés industriels, cartographie…
La machine, intrinsèquement, est parfaite pour résoudre plus vite les problèmes d’optimisation. Comme celui, classique, du voyageur de commerce qui doit passer par une liste de villes sans traverser deux fois la même. Ou trouver l’origine d’une panne dans l’arbre de défaillance d’un système complexe comme un avion. Airbus a réalisé des premiers calculs sur le sujet, avec la start-up américaine QC Ware, et conclut à un gain de rapidité d’un facteur 4 par rapport aux méthodes traditionnelles.
Les enjeux sont énormes, il faut faire attention, nouer des partenariats sur les brevets
Frédéric Magniez, directeur de l’Institut de recherche en informatique fondamentale
Les qubits promettent aussi d’être forts en analyse combinatoire, par exemple pour démêler les acides aminés des protéines ou les données des neurosciences. Une équipe de l’école de médecine de l’université de Virginie a commencé à explorer ce terrain, utilisant un ordinateur quantique pour comparer les données sur les tissus cérébraux de malades Alzheimer et de personnes saines. Résultat : un gain de temps exponentiel dans l’un des calculs clés. “Traiter en un temps record des milliards de données à des fins de renseignement, améliorer l’efficacité de nos systèmes composés de milliers de véhicules ou de satellites, en optimisant l’ensemble des trajectoires”, listait la ministre des Armées Florence Parly pour lancer la plateforme française de calcul quantique le 4 janvier dernier. Une technologie “stratégique”. “Les enjeux sont énormes, s’inquiète Frédéric Magniez. Il faut faire attention, encadrer. Nouer des partenariats sur les brevets.”
L’algorithme de Shor
D’autant qu’au bout du chemin, il y a la menace, agitée dès 1994 par le mathématicien Peter Shor : le premier de ses avantages démontrés théoriquement, c’est sa capacité à factoriser des nombres premiers. Un problème mathématique simple en énoncé – exprimer un nombre composé en un produit de nombres premiers – mais très difficile pour un ordinateur classique. Shor montra qu’un ordinateur quantique peut le résoudre rapidement. Or, c’est sur l’impossibilité à résoudre ce problème que se fonde la sécurité d’une grande partie de nos communications !
C’est lourd, c’est massif. C’est un nouveau bug de l’an 2000
Peter Knight, Imperial College de Londres
Signatures bancaires en ligne, chiffrage de messages… “Tout l’e-commerce dépend de systèmes de sécurité basés sur la factorisation”, rappelle Adeline Roux-Langlois, chercheuse au CNRS. “La cryptographie moderne a été construite en grande partie sur la difficulté supposée à factoriser. Elle permet tous les jours à deux ordinateurs de communiquer sans posséder de code commun. C’est réduit à néant par Shor”, résume Frédéric Magniez.
Plus aucune clé secrète
“On en parlait à l’époque, mais personne ne croyait à l’ordinateur quantique…”, se rappelle Pierre Loidreau, chercheur à la DGA. Les choses ont changé. Dès 2015, l’Agence de sécurité américaine donne l’alerte dans les milieux de la cryptographie, annonçant vouloir opérer une transition vers des algorithmes résistants à l’attaque d’un ordinateur quantique. “Ça a beaucoup inquiété tout le monde”, se rappelle le chercheur.
L’année suivante, c’est le NIST, l’organisme de standardisation américain, qui secoue les milieux du renseignement et de la défense : “Nous ne pouvons pas prédire quand un ordinateur quantique capable d’exécuter l’algorithme de Shor sera disponible pour les adversaires, mais nous devons nous y préparer. Le jour venu, toutes les clés secrètes et privées protégées à l’aide des algorithmes de clé publique actuels – et toutes les informations disponibles protégées sous ces clés – seront exposées”, déclare officiellement l’organisme, avant de lancer une compétition internationale pour l’écriture d’algorithmes post-quantiques.
On s’y prépare
En France, le ministère des Armées, la Défense, la DGA sont en position active depuis 2005. “On a tous des contacts, confie Eleni Diamanti. Ils soutiennent des travaux académiques en cryptographie quantique et post-quantique.” Car changer les protocoles de chiffrement ne se fera pas en un jour. Le NIST prévoit qu’il faudra 5 à 15 ans, dans le meilleur des cas, entre la publication de nouvelles normes et leur mise en œuvre complète. C’est non seulement les algorithmes, mais aussi le matériel qui doit être changé. “Cette cryptographie post-quantique ne fonctionnera pas sur un téléphone civil actuel. Elle nécessite plus de ressources, une restructuration de la trame réseau…”, liste Pierre Loidreau. “C’est lourd, c’est massif. C’est un nouveau bug de l’an 2000”, observe Peter Knight.
Les agences de renseignement s’inquiètent aussi des données qui pourraient avoir été stockées, en attendant qu’un ordinateur quantique arrive, et qui pourraient donc être déchiffrées d’un coup dès qu’il sera disponible. “Ça fait partie des gros problèmes que l’on doit prendre en compte”, admet le chercheur. Personne ne sait quelle est la puissance nécessaire pour faire tourner l’algorithme de Shor. Des millions de qubits ? Des milliers ? La question est débattue à coups de publications. “J’ai l’impression qu’on a encore le temps…”, présage Adeline Roux-Langlois.
L’ordinateur quantique est redevenu un sujet trépident, haletant : il n’est pas encore là, personne n’est même vraiment sûr qu’il sera construit un jour, mais il est déjà en train de changer le monde.