lisière de forêt en ombre chinoise@FABRICE CAHEZ/BIOPHOTO

La lisière

Avant d’entrer dans la forêt, attardons-nous un moment sur le seuil, dans cet entre-deux-mondes souvent dessiné par l’humain. Longtemps négligée, sous-estimée, la lisière concentre aujourd’hui l’attention des écologues.

par Jean-Baptiste Veyrieras,

La première chose qui frappe, lorsqu’on approche d’une forêt, c’est un puissant sentiment de démultiplication. Alors qu’en chemin on ne percevait qu’une masse lointaine, confuse, anonyme, à l’orée de la forêt se détache une profusion de piliers soutenant l’entrée d’un temple. La lisière nous rappelle d’emblée, physiquement, la radicalité de ce lieu dans lequel on s’apprête à pénétrer. Mais à peine quelques pas plus loin, lorsque l’horizon a totalement disparu, et bien que nos yeux se soient accommodés à la pénombre, on perd déjà le fil des arbres : les frondaisons semblent s’enchaîner à l’infini, on ne sépare plus les branches du reste, des fougères ou des lianes, des mousses ou des champignons. 

Souffle frais

À cet entrelacs de formes se superposent une foule d’odeurs et de bruissements. Plus on avance, plus ces présences semblent se rassembler en une seule et même entité, en une seule et même respiration.

On prête rarement attention à ce singulier et éphémère effet de la lisière. Pour notre esprit, déjà aimanté par l’ombre de la forêt, elle n’est qu’un passage. Elle n’est là que pour être franchie. Qui pourrait bien vouloir s’attarder dans l’entre­bâillement d’une porte quand derrière se tient déjà la promesse d’un autre monde ? Et pourtant, c’est là que s’exaltent les contrastes, les oppositions : c’est sur ce seuil, et seulement là, qu’on peut ressentir le souffle frais de la forêt avant qu’il soit recouvert par la pesante odeur terreuse du sous-bois ; l’ombre des premiers arbres y est paradoxalement plus dense que celle de la canopée. C’est aussi là que la forêt côtoie le monde entier : villes, prairies, lacs, sommets de montagnes, déserts, océans…

On ne franchit pas la lisière impunément

Marc Déconchat, écologue à l’Inrae

Rappelons-nous d’ailleurs : “On ne franchit pas la lisière complètement impunément”, prévient l’écologue Marc Déconchat, spécialiste des paysages à l’Inrae. Longtemps, dans les esprits, du moins en Occident, la lisière des forêts a symbolisé la frontière entre le monde humain et le monde sauvage, entre la rationalité de la loi des hommes et l’arbitraire des lois de la nature. Et les forestiers eux-mêmes apparaissaient comme des gardes-frontières. 

No man’s land

Si cette frontière conserve aujourd’hui toute sa force onirique, en pratique, on l’ignore : “C’est un no man’s land institutionnel”, confirme l’écologue Guillaume Decocq, à l’université de Picardie. “Les lisières ne relèvent aujourd’hui ni des problématiques du monde forestier ni des problématiques proprement agricoles ou urbaines. Dans le découpage disciplinaire, politique et technique actuel, ce sont des objets intermédiaires, marginaux”, abonde Marc Déconchat. Ces deux écologues le savent : s’intéresser aux lisières, comme ils le font depuis de longues années, vous confine rapidement dans une zone grise. “Même les scientifiques les évitent, déplore Guillaume Decocq. Elles ne représentent ni tout à fait l’écosystème forestier ni tout à fait celui qui lui fait face. C’est devenu une zone d’exclusion, une zone parasite pour l’analyse de ces milieux.”

À l’infini

Lorsqu’elles font la une des revues scientifiques, c’est surtout comme un symbole négatif, celui du recul des forêts et de sa cause première, la déforestation. En 2015, les observations par satellite livraient à cet égard des chiffres saisissants : 20 % des surfaces boisées dans le monde se situent à moins de 100 mètres d’une lisière ; 70 % à moins d’un kilomètre. Autrement dit, le cœur même de la forêt, en particulier dans les zones tropicales, se rapproche chaque année un peu plus de sa lisière, deux fois plus rapidement, estiment même les chercheurs, que ne décroît le couvert forestier global.

En Europe, comme en France, cette profusion de lisières est un fait établi depuis des siècles. La fragmentation des forêts a déjà largement eu lieu. Les lisières sont partout. L’agriculture, l’expansion des villes et des routes ont fortement contribué à limiter et nettement délimiter la place des forêts : “En Europe, 40 % de la surface forestière se trouvent à moins de 100 mètres d’autres occupations du sol, et 60 % des lisières sont en contact avec des usages intensifs des terres”, détaille Marc Déconchat. 

Ce sont des écosystèmes à part entière, qui ont des fonctions importantes pour chaque espace qu’ils délimitent

Thomas Vanneste, de l’université de Gand

En France, sur la base de l’inventaire forestier de l’IGN, les lisières couvriraient 805 000 kilomètres, soit près de vingt fois la circonférence de la Terre – plus de deux fois la distance entre la Terre et la Lune ! “Que ce soit dans les tropiques ou ici, c’est avant tout l’agriculture qui engendre et façonne ces kilomètres de lisière”, insiste-t-il.

La forêt européenne fourmille de bois et de bosquets où la lisière s’enroule sur elle-même à l’infini, sans véritable cœur. Qu’on le déplore ou pas, l’écologie des lisières domine ces paysages. Et cette réalité serait même très ancienne. L’analyse des grains de pollen dispersés par les forêts durant la dernière période interglaciaire, qui débuta il y a 129 000 ans et dura 13 000 ans, suggère que les lisières étaient omniprésentes bien avant l’arrivée des premiers Homo sapiens sur notre continent : “Les grands herbivores, disparus depuis, ouvraient de larges clairières et entretenaient de grandes prairies. En plaine, la forêt primaire ne couvrait guère plus de 50 % du territoire européen”, soutient la paléontologue danoise Elena Pearce, qui a conduit cette étude en 2023 à l’université d’Aarhus. Ce paysage ouvert a façonné la vie sauvage de l’Atlantique au Caucase depuis des centaines de milliers d’années.

Ultime refuge 

Et pourtant, malgré cette importance historique et évolutive, “on les connaît assez peu”, insiste Guillaume Decocq. Il a fallu attendre 2024 pour qu’une première étude à l’échelle du continent européen permette de mieux apprécier leur importance écologique. “Ce sont des écosystèmes à part entière qui ont des fonctions importantes pour chacun des espaces qu’elles délimitent”, pointe Thomas Vanneste, qui a conduit cette collaboration européenne inédite à l’université de Gand. Les quelques rares études menées à ce jour sur les lisières des forêts tempérées soulignent toutes à quel point elles sont précieuses, aussi bien pour protéger les plantes et les animaux, que pour apporter des bienfaits aux cultures et aux troupeaux dans les champs qui les bordent.

“On a rapidement constaté dans nos différentes observations qu’il s’y passait des choses particulières en termes de biodiversité, raconte Marc Déconchat. Lorsque la lisière est assez ancienne, on trouve une juxtaposition d’espèces propres aux deux milieux adjacents. Il en résulte une biodiversité qui peut être différente et plus riche.” L’orée des bois regorge même parfois davantage de vies sauvages que le cœur même de la forêt. Ce sont certes généralement des espèces plus communes que les espèces exclusivement forestières, mais elles n’en sont pas moins importantes. 

Anémones sauvages, grémil bleu pourpre…

En France, une étude de 2015 menée dans le Loiret a révélé que les lisières étaient l’ultime refuge pour des espèces de plantes incapables de vivre en forêt ou dans les milieux ouverts. “Dans le nord et l’est de la France, on trouve des espèces rares et menacées, spécifiques des lisières, comme les anémones sauvages, précise Guillaume Decocq, et plus au sud, on ne voit le grémil bleu pourpre qu’en bordure de forêts.” Ces charmantes petites fleurs ne s’épanouissent que dans le contraste des lisières, là où l’ombre et la lumière s’affrontent. 

“Les lisières hébergent également des oiseaux insectivores qui peuvent aider à défendre la forêt contre des ravageurs”, relève à son tour l’écologue Hervé Jactel, de l’Inrae. “Beaucoup de reptiles aussi, ajoute Marc Déconchat. Et des musaraignes, des chauves-souris, beaucoup d’insectes pollinisateurs, comme les abeilles sauvages et les bourdons.” “Par rapport au reste de la forêt, les lisières mêlent davantage de plantes à fleurs, d’arbustes et d’arbres fruitiers, offrant ainsi de plus grandes quantités de nectar aux pollinisateurs”, explique Thomas Vanneste. “Et la présence de tous ces insectes bénéficie en retour aux cultures avoisinantes”, poursuit Marc Déconchat.

C’est aussi un endroit qu’affectionnent les ongulés, comme les chevreuils : “Ils aiment venir s’y nourrir, continue-t-il, et se déplacent souvent le long des lisières, un peu comme les navigateurs d’autrefois se déplaçaient en suivant le littoral.” 

La lisière marque encore trop souvent un cloisonnement des pensées et des pratiques

Marc Déconchat, écologue à l’Inrae

Ce trait de côte forestier offre d’ailleurs, selon qu’il se démarque au sud, au nord, à l’est ou à l’ouest de la forêt, autant de conditions microclimatiques différentes, multipliant les niches écologiques selon les saisons : “Des insectes pollinisateurs comme les syrphes trouvent refuge dans les lisières sud durant l’hiver, puis dans les lisières nord au plus chaud de l’été”, a pu constater l’écologue en arpentant les coteaux de Gascogne. 

Floue, incertaine

On l’a oublié, mais cette originalité des lisières avait été saluée dès le XIXe siècle par les savants naturalistes qui passaient encore beaucoup de temps à herboriser dans les forêts et à leurs périphéries”, rappelle Guillaume Decocq. Une originalité qu’elles doivent aussi beaucoup à leur diversité : il n’y a pas qu’un seul type de lisière, elles diffèrent selon ce qu’elles délimitent. “Ce ne sont pas du tout les mêmes mécanismes selon qu’elle est en contact avec une prairie, un champ ou une clairière”, observe Marc Déconchat. Depuis le siècle dernier, la déprise agricole a aussi créé en France des lisières plus floues, plus incertaines : “Les friches, les accrus naturels forment des intermédiaires entre les milieux purement agricoles et forestiers, rendant parfois même difficile l’identification d’une discontinuité et d’une zone de lisière.”

Il n’existe à ce jour aucune cartographie précise de cette diversité de lisières : “On cartographie les forêts, mais pas la nature de leurs interfaces : sont-elles bordées d’une route, de champs, de prairies, d’une rivière ? On ne le sait pas”, regrette Marc Déconchat. Impossible donc d’apprécier toutes les écologies générées par cette multiplicité de frontières.

Corridors écologiques 

Les questions pourtant ne manquent pas. “On ne sait pas grand-chose par exemple sur la perméabilité des lisières, pointe Guillaume Decocq, comment une espèce peut la franchir selon sa structure, la densité d’arbres, d’arbustes, ou de ronces ; quelles sont les espèces qui restent à la porte des bois, celles qui occupent la lisière plus en profondeur…” 

Thomas Vanneste aimerait, lui, préciser les liens entre l’abondance de nectar dans les lisières et celle d’abeilles sauvages, de bourdons, de mouches, de papillons qui s’en abreuvent. Et Marc Déconchat voudrait sonder son sens inné : “Comment les espèces forestières ont conscience de l’existence d’une frontière ? Comment ces êtres savent-ils qu’il existe une limite qu’ils ne doivent pas franchir, sans avoir jamais tenté de le faire ? Cette question me fascine.”

Ce sont pour l’heure des préoccupations toutefois plus prosaïques qui alimentent un timide regain d’intérêt pour l’écologie des lisières. Leur rôle protecteur contre les ravageurs, le vent, les incendies pourrait-il être mieux utilisé ? Pourrait-on les renforcer pour préserver les forêts ? “Nous testons justement cette idée dans le massif des Landes ; nous avons planté des lisières de feuillus autour des plantations de pins maritimes”, confirme l’écologue Hervé Jactel. Ces barrières végétales sont composées, entre autres, de saules, de bouleaux, de chênes verts, de chênes tauzins, autant d’essences pionnières à croissance rapide qui profitent pleinement de la lumière de ces bordures, constituant ainsi rapidement une barrière efficace.

Plus qu’un trait 

Ce “bocage forestier” pourrait aussi créer une continuité naturelle avec le bocage traditionnel : “Cette connexion, en formant un vaste réseau de corridors écologiques, faciliterait la migration et la conservation des espèces face au changement climatique, imagine Guillaume Decocq. “C’est l’ambition que nous portons avec ce concept”, confirme Hervé Jactel. Avec des avantages techniques, sociologiques même : rapprocher les haies agricoles et les bordures forestières pourrait faciliter le lien entre agriculteurs et forestiers, dont dépend pour beaucoup la gestion des lisières : “Les politiques d’aménagement du territoire gagneraient en cohérence si ce lien était renforcé, soutient Marc Déconchat. La lisière marque encore trop souvent un cloisonnement des pensées et des pratiques.”

Bien plus qu’un trait sur une carte, la ligne des bois est devenue un lieu politique où se nouent les activités humaines, la vie domestique et sauvage, et la promesse de nombreux services écologiques : pollinisation des cultures, préservation de la faune et de la flore, protection des plantations d’arbres… voire une capture accrue du carbone, avancent certains. La nature des lisières que nous créerons collectivement déterminera l’avenir même des forêts, et le nôtre. Tout ne se joue pas à la lisière certes, mais de nombreux enjeux s’y confrontent. Cela méritait bien une petite halte.

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