@2022 20TH CENTURY STUDIOS
Les créateurs de l’eau : dans les coulisses des effets spéciaux
Les programmeurs du dernier Avatar en savent quelque chose. Simuler l’eau qui coule, éclabousse ou se vaporise est un casse-tête qui convoque art graphique, dynamique des fluides et capacités de calcul colossales.
Une vague déferle sur la plage de Ka’ena Point State Park, à Hawaii. La crête s’enroule et explose en tous sens, l’écume bouillonne. “Il suffit de la prendre en photo pour se rendre compte du défi que cela représente. Nous ne sommes toujours pas capables de modéliser numériquement toute la complexité des formes de l’eau dans un délai raisonnable.” Alexey Stomakhin est chercheur principal chez Weta FX, l’un des studios d’effets spéciaux les plus renommés du cinéma mondial, qui a développé le système de simulations d’eau dans Avatar : La Voie de l’eau. Le film, signé James Cameron, sorti en 2022, a raflé toutes les récompenses des meilleurs effets spéciaux. Et comme des générations de peintres et d’illustrateurs avant lui, l’expert a peiné à reproduire cet élément dont les mouvements imprévisibles et changeants nous sont si familiers. “Il faut être très fidèle à la réalité, car notre cerveau sait exactement à quoi ressemblent ces effets, que nous observons au quotidien.”
2225 plans
Le défi graphique de la dynamique des fluides n’est pas nouveau. Rouslan Krechetnikov, mathématicien à l’université de l’Alberta, l’a analysé à travers la peinture classique, du Caravage à Munch, en passant par Van Gogh. Et il confirme : “L’eau est particulièrement difficile à représenter à cause de phénomènes fluides complexes qui ne sont pas entièrement compris. C’était vrai à l’époque où ces œuvres ont été créées, et ça l’est encore aujourd’hui. ” Instinctivement, tout le monde est un expert de son réalisme, mais personne, au fond, ne saisit la physique de l’eau.
Recouvrir un corps d’une couche d’eau numérique qui dégouline avec une précision submillimétrique est une tâche très exigeante en termes de calculs
Alexey Stomakhin, chercheur principal chez Weta FX, développeur du système d’effets spéciaux du film Avatar : La Voie de l’eau
Dans le dernier Avatar, ce défi est poussé à l’extrême. Sur les 3 289 plans du film, 2 225 impliquent des effets visuels aquatiques, qui se mélangent aux images réelles pour pousser le réalisme : de nombreuses scènes sont tournées avec de vrais acteurs dans de vrais décors, retravaillées et retouchées ensuite pour remplacer les comédiens par leurs avatars. “Ça va loin, quitte à simuler des choses qu’on ne perçoit même pas à l’écran”, admire Florence Bertails-Descoubes, responsable de l’équipe de modélisation et de simulation physique à l’Inria, qui n’a pas participé au film. “Nous avons réussi à faire progresser la création numérique de l’eau à un point tel que James Cameron a pu raconter son histoire sans être contraint par les limites de la technologie, se félicite Alexey Stomakhin. En fin de compte, les systèmes que nous développons sont des outils de narration.”
Ce n’est pas de l’animation, mais de la simulation
Il a fallu une trentaine d’années pour arriver à ce niveau. “L’informatique graphique a commencé à s’intéresser à la dynamique des fluides à la fin des années 1990”, se rappelle Jerry Tessendorf, ponte du domaine et professeur d’informatique visuelle à l’université de Clemson. En suivant le rythme de la recherche, les premiers effets visuels d’eau sur grand écran sont arrivés en 1989 avec la créature aqueuse d’Abyss – de James Cameron, déjà –, avant la première simulation totalement gérée par ordinateur dans le film d’animation Fourmiz, en 1998. La même année, Jerry Tessendorf signe les images de synthèse de Titanic – James Cameron encore.
“Avec l’eau, ce n’est pas de l’animation, c’est de la simulation”, insiste Pauline Gréau, artiste dans un studio de production français. Autrement dit, ce n’est pas un dessin animé, mais un modèle réaliste qui calcule la dynamique. Dans Avatar 2, chaque mouvement de l’eau est régi par les lois physiques de la dynamique des fluides. Pahi, l’algorithme développé pour le film, est une interface qui permet aux artistes visuels de contrôler les simulations selon le bon vouloir des scénaristes.
Eau, mousse, bulles, éclaboussures…
À l’intérieur, un ensemble de “solveurs”, des moteurs de calcul, résolvent les équations de la physique. “L’artiste peut sculpter la forme initiale, par exemple une vague, décrire les conditions, et un solveur calcule ensuite l’évolution de la géométrie de la surface de l’eau”, décrit Alexey Stomakhin. Eau libre, mousse, fumée, bulles, éclaboussures : Pahi prend en charge près de 1 600 situations, plusieurs pouvant être simulées simultanément. “Beaucoup de dynamiques de l’eau se produisent lors de l’interaction avec l’air, comme les gouttes arrachées par le vent à la crête d’une vague, ou les bulles qui se forment après le saut d’une baleine. C’est pourquoi nous avons conçu nos solveurs non seulement pour simuler autant de phénomènes physiques que possible, mais aussi pour qu’ils interagissent lorsqu’ils sont simulés ensemble.”
Reste la difficile tâche de retravailler les interfaces entre les images réelles et celles produites par les solveurs. Alexey Stomakhin prend l’exemple d’un Na’vi d’Avatar qui plonge dans l’océan : “L’objectif de l’artiste est de ‘refaire’ l’eau à proximité du personnage pour obtenir des effets d’interaction plausibles. L’eau simulée est ensuite mélangée en douceur aux vagues océaniques originales, de sorte que la limite entre les régions simulées et non simulées ne soit pas visible.”
Plus on est près, plus on doit subdiviser en petites formes, plus il faut bombarder niveau calcul… Un plan de 3 secondes peut prendre plus de 8 heures de simulation
Romain Tinturier, artiste en effets spéciaux dans un studio d’animation français
“On peut aussi jouer avec la physique, souligne Romain Tinturier, artiste en effets spéciaux dans un studio d’animation français. Pour une cascade, par exemple, c’est comme si on faisait tomber des millions de billes : on fixe la gravité, les collisions, l’attraction, la viscosité, on peut même mettre de la turbulence.” Ne reste plus alors qu’à relier les billes entre elles pour former un ensemble géométrique. “C’est une étape un peu lourde. Plus on est près, plus on doit subdiviser en petites formes, plus il faut bombarder niveau calcul… En général, un plan ne dépasse pas trois secondes, mais il peut prendre plus de huit heures de simulation.” Une scène a priori anodine d’Avatar, dans laquelle six jeunes se bagarrent sur une plage, a ainsi nécessité huit jours par personnage.
Le diktat de l’esthétique
“Parfois, ce n’est pas assez gracieux pour les réalisateurs”, raconte Romain Tinturier. Dans ce cas, il faut modifier les conditions initiales pour qu’elles mènent à un mouvement du liquide correspondant aux attentes : les lois de la physique doivent se soumettre au diktat de l’esthétique. “L’eau devient un véritable acteur, souligne Gilles Daviet, chercheur en simulation physique qui a participé à la création de Pahi. Un artiste peut forcer le liquide à se comporter comme il veut, quitte à outrepasser les lois de la physique.” Une entorse à la réalité qui se justifie dans les films de science-fiction : “Déformer la physique est utile pour des personnages immenses ou se déplaçant rapidement, pour lesquels il n’y a pas de référence dans le monde réel”, abonde Alexey Stomakhin. Avec moins de risque de choquer l’œil aiguisé du spectateur.
Ce type de compromis, les peintures classiques en jouaient déjà. “La crédibilité de la fiction est plus importante pour un écrivain que la fidélité aux faits”, souligne Rouslan Krechetnikov. “On triche pas mal”, admet Romain Tinturier. Sa collègue Pauline Gréau cite la scène des Minions lors de la cérémonie d’ouverture des JO de 2024, réalisée par son studio : “On choisit les valeurs physiques pour que l’eau réagisse correctement avec la lumière au niveau de la transparence et de la réflexion, mais on crée aussi des illusions, la caméra sous-marine exagère les déformations, crée un effet de profondeur en jouant avec la taille et les couleurs des objets.” Une façon de mimer l’effet loupe dû à la réfraction sous l’eau.
Le jeu reproduit la surface de l'eau à partir d’une superposition de 1 048 576 vagues. C’est ce qui la rend si réaliste
Mark Lucas, cocréateur du jeu vidéo Sea of Thieves
Dans le sillage du cinéma, une autre industrie doit apprivoiser numériquement les mouvements de l’eau : le jeu vidéo. Il suffit de glisser sur les pirogues d’Assassin’s Creed Origins, de s’arrêter au bord d’une rivière de Red Dead Redemption, ou de faire de la rando palmée dans Subnautica pour s’en rendre compte. Mais “il y a une différence très nette entre film et jeu vidéo”, souligne Florence Bertails-Descoubes. Quand les calculs des effets spéciaux du grand écran peuvent tourner pendant des heures, ceux des jeux doivent pouvoir être effectués soixante fois par seconde. Leurs concepteurs doivent donc réadapter les techniques de simulation pour afficher en quelques millièmes de seconde des effets visuels convaincants, tout en maintenant une expérience de jeu fluide…
Sea of Thieves, un jeu de pirates sorti sur PC en 2018 et sur la PS5 en avril 2024, s’est inspiré des travaux de Jerry Tessendorf. “L’approche commençait à devenir pratique pour les jeux”, raconte Mark Lucas, responsable du rendu au studio britannique Rare Ltd. Cette technique a permis de créer un océan qui se comporte naturellement, avec des mouvements profonds, coiffés de “bruit” à plus petite échelle – clapot et vaguelettes.
Surfer les rouleaux de Miami
Ce n’est pas une simulation à proprement parler : il n’y a pas de résolution complète des équations du fluide. “Nous utilisons un modèle statistique développé en 1957, qui décrit le comportement océanique en fonction de la vitesse et de la direction du vent”, détaille Mark Lucas. Ce qui présente l’avantage de pouvoir synchroniser en temps réel la surface océanique entre les milliers de joueurs connectés. “C’est essentiel : imaginez une bataille navale avec des mouvements de navire qui ne seraient pas identiques d’un joueur à l’autre.”
Dans ce jeu au style cartoonesque, l’eau joue les premiers rôles, avec un soin particulier porté à la lumière. “L’éclairage de l’eau est piloté à partir d’une série de couleurs de référence réglées manuellement selon les heures de la journée et pour différentes conditions météo, explique Andrew Catling, artiste technique en chef chez Rare Ltd. C’est un travail considérable. Et quand le joueur regarde dans la direction du soleil à travers une vague, nous ajoutons un rétroéclairage.”
Pensez à une vague qui lèche une plage, on n’a pas de modèles fiables pour les milieux granuleux ou fibreux
Florence Bertails-Descoubes, responsable de l’équipe de modélisation et de simulation physique à l’Inria
La quête de réalisme est sans fin. “On n’obtient pas encore autant de détails qu’il est théoriquement possible”, confirme Jerry Tessendorf. “Pensez à une vague qui lèche une plage, illustre Florence Bertails-Descoubes. On n’a pas de modèles fiables pour les milieux granuleux ou fibreux.” Gilles Daviet donne un autre exemple : “Quand un cheveu se balade dans l’eau, ça produit des vaguelettes, mais une mèche induit un grand mouvement avec un effet macroscopique très visible.” Comment faire toujours plus réaliste ? “On peut jouer sur les équations pour avoir des solveurs plus rapides”, reprend Florence Bertails-Descoubes. Ou concentrer la puissance de calcul sur les zones d’importance. En s’appuyant éventuellement sur les développements récents de l’intelligence artificielle. “C’est très à la mode”, convient la chercheuse.
Le bruit court déjà sur les forums que le sixième opus du jeu Grand Theft Auto, prévu pour 2025, mise sur une physique de l’eau révolutionnaire. On parle d’une vingtaine d’ingénieurs qui planchent dessus, et peut-être d’un mode où les gamers pourront surfer les rouleaux de Miami. “Il y a toujours place pour l’amélioration”, conclut Alexey Stomakhin.
Quant à Avatar 3, annoncé pour la fin 2025, il promet de mêler l’eau et le feu – un nouveau défi. Le développeur, qui scrute sa photo de vague, en est persuadé : “Un jour, nous y parviendrons.”