Et si le Gulf Stream s’arrêtait…
Un point de bascule. Un système incapable de repartir. Et un bouleversement complet du climat mondial. C’est le scénario glaçant qui émerge aujourd’hui des modèles, effrayant physiciens et climatologues.
“Nos derniers résultats sont effrayants, je ne m’y attendais pas”, lâche Peter Ditlevsen, physicien à l’institut Niels-Bohr, à Copenhague. “Mon étude vient de montrer que ça pouvait s’effondrer, c’est une mauvaise nouvelle pour l’humanité”, lance de son côté René van Westen, doctorant en océanographie à l’université d’Utrecht. “Le risque est faible, mais je suis de plus en plus inquiet”, confie Didier Swingedouw, chercheur à l’université de Bordeaux, auteur du dernier rapport du GIEC sur les océans.
Unique sur Terre
Le ton alarmiste des climatologues ne nous émeut plus. Tout le monde a bien compris maintenant que le réchauffement en cours nous promet des canicules et des sécheresses abominables, des inondations horribles, des cyclones dévastateurs… D’accord. Mais certains scientifiques, peut-être un brin masochistes, travaillent en ce moment sur une hypothèse encore plus explosive, celle d’un véritable court-circuit dans le climat mondial, un point de bascule majeur aux conséquences bouleversantes : ils envisagent ni plus ni moins l’arrêt du système du Gulf Stream. Plus exactement, la “circulation méridienne de retournement Atlantique”, baptisée Amoc, dont le courant Gulf Stream n’est qu’un embranchement peu menacé. Popularisé par le blockbuster Le Jour d’après, sorti en 2004, ce scénario glacial et glaçant est maintenant pris au sérieux – en moins caricatural, bien sûr.
Ce courant océanique, d’un débit de cent fois l’Amazone, assure un apport majeur de chaleur pour l’hémisphère Nord
Didier Swingedouw, chercheur à l’université de Bordeaux, auteur du dernier rapport du GIEC sur les océans
Sans vouloir alimenter votre écoanxiété, la question se pose : et si, demain, tout basculait ? Et si les effets du réchauffement devenaient, à la fin du siècle, encore plus perturbants que ce que laissent entrevoir les rapports du GIEC ? Et si le chaos s’ajoutait au chaos ? Bonne ambiance…
Il est vrai que l’Amoc n’est pas un petit détail du climat. “Ce courant océanique d’un débit d’environ 18 millions de mètres cubes par seconde, soit cent fois l’Amazone, assure un apport majeur de chaleur pour l’hémisphère Nord, pose Didier Swingedouw, c’est un système unique sur Terre.” Un système qui permet, entre autres, à l’Europe de baigner dans une atmosphère tempérée malgré une latitude comparable à celle du Canada.
Principal suspect
Son principe ? Les eaux de surface équatoriales, chaudes et très salées – puisque soumises à l’évaporation –, remontent vers les hautes latitudes où elles relâchent leur chaleur. Une fois arrivée au nord de l’océan Atlantique, cette eau salée et refroidie devient si dense qu’elle plonge jusqu’à plus de 2 000 mètres de profondeur pour retourner ensuite vers l’équateur.
Seulement voilà, le réchauffement pourrait tout dérégler : la fonte de la banquise et de la calotte du Groenland, ainsi que l’augmentation locale des précipitations charrient dans l’océan de nouveaux flux d’eau douce susceptibles de diluer la salinité des eaux de l’Atlantique Nord. Moins salées, et possiblement plus chaudes, ces eaux peu denses ne s’enfoncent plus aussi facilement dans les profondeurs. Conséquence, le moteur de l’Amoc ralentit… au risque de caler.
Les conséquences climatiques seraient très graves pour la planète entière
Penny Holliday, professeure au National Oceanography Centre de Southampton
“En ralentissant, le courant apporte moins d’eau salée des tropiques et, du coup, la salinité diminue encore plus : ce qui peut mener à l’effondrement ; ce système est foncièrement instable”, éclaire Didier Swingedouw. « La convection profonde des eaux dans le nord de l’Atlantique dépend d’un équilibre sensible entre température et salinité, mais à ce stade, nous ne savons pas quelles quantités d’eau douce l’Amoc serait capable de supporter avant de s’arrêter”, souligne Levke Caesar, physicienne à l’Institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique.
Sans précédent
Oui, sur le papier, tout peut basculer. “Les conséquences climatiques seraient alors très graves pour la planète entière”, prévient Penny Holliday, professeure au National Oceanography Centre de Southampton. Dans les faits, les civilisations humaines ne gardent aucune trace d’éventuels soubresauts de cette nature. Néanmoins, au-delà de 8 000 ans, les climatologues détectent de stupéfiantes fluctuations : “Les mesures effectuées dans les glaces du Groenland révèlent plusieurs variations brutales de températures, de l’ordre de 5 °C par décennie… Le principal suspect, c’est bien l’Amoc”, raconte Nicholas Foukal, du Woods Hole Oceanographic Institution.
Et maintenant ? Les débats font rage actuellement entre les scientifiques qui tentent de percevoir le début d’un déclin de l’Amoc sous l’effet de nos émissions de CO2. “Mes reconstitutions montrent que sa puissance moyenne des cinquante à soixante-dix dernières années est la plus faible depuis 1 600 ans, je vois dans ces données une tendance à l’affaiblissement sans précédent au XIXe et surtout au XXe siècle”, assure Levke Caesar.
Dans les entrailles du système
Mais ces savantes reconstructions de débits effectuées à partir de l’analyse de sédiments, de coraux ou de planctons peinent franchement à convaincre la communauté scientifique ; il y a trop de biais, et d’autres analyses ne voient aucun affaiblissement particulier. Même les reconstitutions de l’Amoc réalisées à partir des températures de surface de l’océan, relevées lors du dernier siècle, ne trouvent pas grâce aux yeux de beaucoup de chercheurs : “Certaines analyses voient un déclin, mais d’autres non, leur fiabilité est douteuse. On ne peut pas en tirer de conclusion”, tranche Penny Holliday.
J’ai détecté les signes d’une perte de stabilité qui pourrait montrer que nous nous approchons d’un point de bascule
Niklas Boers, modélisateur à l’Institut Potsdam
Il y a bien tout de même quelques signes étranges, comme ce refroidissement persistant dans la mer du Labrador, au sud-ouest du Groenland – une totale incongruité en plein réchauffement. Plusieurs chercheurs perçoivent là un signe d’un ralentissement de la convection : les eaux tièdes venues des tropiques ne parviennent plus avec autant d’intensité jusque dans cette zone subpolaire, et l’eau se refroidit. Mais tout le monde se méfie des températures relevées à la surface de l’océan, qui varient tellement au gré des conditions météo, de l’évolution des vents, du voile formé par les aérosols issus de notre pollution ou des éruptions volcaniques, et autres influences extérieures.
“La température de surface ne rend pas bien compte de cet énorme système complexe en trois dimensions qu’est la circulation nord-atlantique”, juge Simon Wett, doctorant en océanographie à l’université de Brême. Le seul moyen est de sonder directement les entrailles de ce système constitué d’une myriade de courants superficiels et très profonds, dont les trajectoires, les interconnexions et les comportements ne sont pas toujours bien compris.
Désert des Tartares
Depuis avril 2004, un réseau de capteurs installés entre la Floride et l’ouest de l’Afrique, à 26,5 ° de latitude Nord, délivre un flux inespéré d’informations… Sans tendance lisible pour l’instant : après une baisse prononcée du débit entre 2004 et 2010, les chercheurs ont assisté à un rétablissement, une légère hausse même. “On ne voit pas non plus de tendance à la baisse dans l’autre réseau que j’étudie, implanté à 47° Nord, relate Simon Wett. Tout ce que l’on perçoit, c’est beaucoup de variabilité, plus qu’on ne l’imaginait.”
“Ces mesures sont précieuses, mais pour le moment la fenêtre d’observation est trop courte pour savoir si l’on constate des changements à long terme sous l’effet du réchauffement, ou simplement de la variabilité naturelle”, estime Jonathan Baker, climatologue au Metoffice, l’agence météo britannique. Selon certaines estimations, il faudrait au moins accumuler ces mesures jusqu’en 2028 pour commencer à y distinguer l’influence éventuelle de l’humain. En attendant, dans ce désert des Tartares, les chercheurs s’interrogent, s’agacent ou s’inquiètent. Parfois beaucoup.
Signal d’alerte
L’angoisse est montée d’un cran depuis environ deux ans, plus précisément depuis que les théoriciens des points de bascule se sont emparés du problème. Armés de leurs outils mathématiques, quelques chercheurs commencent à traquer parmi ces flots de données – parfois critiquables, on l’a vu –, d’éventuels signaux avant-coureurs d’une transition brutale, et peut-être inarrêtable. Les spécialistes des systèmes complexes sont très attentifs à des indices statistiques subtils mais lourds de sens : comme l’augmentation de la variance, pointant de plus fortes fluctuations autour du signal moyen, ou l’augmentation de l’auto-corrélation, révélatrice de plus grandes difficultés à se remettre de perturbations.
“En utilisant huit indices indépendants de salinité et de température, j’ai détecté les signes d’une perte de stabilité de l’Amoc durant le siècle dernier, cela pourrait montrer que nous nous approchons d’un point de bascule”, avance Niklas Boers, modélisateur à l’Institut Potsdam.
L’Amoc peut s’effondrer en un siècle, mais nous ne savons pas à quelle distance nous nous situons du point de bascule
René van Westen, doctorant en océanographie à l’université d’Utrecht
Didier Swingedouw a fait le même constat l’année dernière, en épluchant 312 reconstructions de mille ans d’oscillation atlantique multidécennale, un signal climatique lié à l’Amoc : “Notre algorithme de forêt aléatoire a mis en évidence une perte de stabilité. Il y a des signaux précurseurs, même si on ne sait pas où se trouve le seuil critique.” Et une pré-publication, révélée début août, appuie là où ça fait mal : “Les flux mesurés dans l’Atlantique au niveau de 34° de latitude Sud affichent une variance croissante. Notre modèle physique montre que c’est le signal d’alerte le plus fiable de l’effondrement de l’Amoc, insiste René van Westen. Dans notre analyse, l’Amoc peut s’effondrer en un siècle seulement, mais nous ne pouvons pas encore dire à quelle distance nous nous situons du point de bascule.”
Question très délicate à laquelle René Ditlevsen a eu l’audace de répondre cet été, avec une étude (très) théorique qui a fait la une de plusieurs médias : la bascule aurait 95 % de risque de se produire entre 2025 et 2095, et le plus probablement au milieu de ce siècle. Bref, c’est imminent.
Une lubie ?
Ce genre de résultat sensationnel est accueilli avec prudence par les climatologues. “Ce sont des modèles simplifiés fondés sur des relations statistiques et des données incertaines, il ne faut pas accorder trop d’importance à ces prédictions”, tempère Jonathan Baker. “Sur le plan académique, je trouve ça intéressant et utile, mais cela donne lieu à des communiqués de presse et des titres qui exagèrent le potentiel des pires scénarios, regrette Penny Holliday. Cela peut porter préjudice à la parole de toute la communauté scientifique.” “On reproche aux théoriciens de l’Institut Potsdam notamment de prendre beaucoup trop de place avec leurs études paniquantes, je les trouve brillants même s’ils ont parfois un peu tendance à exagérer”, juge de son côté Didier Swingedouw.
Certains modèles sont totalement à côté de la plaque !
Damien Desbruyères, du Laboratoire d’océanographie physique et spatiale
Le péril du “jour d’après” pourrait passer pour une lubie de pur théoricien, très détaché des réalités physiques de ce monde. De fait, les grands modèles qui nourrissent les rapports du GIEC ne prédisent pas d’effondrement. “Tous prévoient à l’horizon 2100 une baisse de l’intensité de l’Amoc, selon une large fourchette allant de -10 à -70 % – ce qui frise certes l’effondrement, éclaire Didier Swingedouw. On se situerait en moyenne vers -40 %.” Une baisse de 30 ou 40 % est en soi tout à fait préoccupante et significative, mais au moins, nous échapperions au scénario le plus violent. Sauf que les experts du GIEC reconnaissent eux-mêmes qu’ils peuvent ici se tromper…
Si leur dernier rapport indique que l’effondrement de l’Amoc au cours du XXIe siècle est “très improbable” – en langage du GIEC, cela signifie moins d’une chance sur dix –, “nous avons attribué une ‘confiance moyenne’ à cette assertion, car la communauté a des doutes, confie Didier Swingedouw. Ces modèles donnent des résultats trop disparates, et puis ils semblent finalement trop stables”.
Trop stables car simulant à peine la fonte de la calotte groenlandaise, encore trop difficile à modéliser. Trop stables parce qu’incapables de représenter l’incroyable complexité et la non-linéarité de ce système océanique : “Certains modèles sont totalement à côté de la plaque !”, observe Damien Desbruyères, du Laboratoire d’océanographie physique et spatiale.
De grosses questions…
“Les grands modèles CMIP6 utilisés pour le GIEC ont des résolutions d’environ 100 km, alors que l’eau douce provenant de la fonte des pôles entre dans l’Atlantique Nord via de petits courants côtiers de 40 km de large”, dévoile Nicholas Foukal. “L’Amoc est sensible à l’endroit où l’eau douce pénètre et à quelle vitesse elle se mélange”, complète Levke Caesar. “Hum, ces grands modèles ratent sans doute quelque chose, confirme Didier Swingedouw. Nous avons réalisé l’année dernière une simulation très fine de l’Atlantique Nord prenant en compte les petits tourbillons océaniques qui semblent jouer un rôle prépondérant dans la distribution de l’eau de fonte du Groenland, et la réponse au ralentissement de l’Amoc était nettement plus forte que celle des modèles habituels. Ce résultat me pose de grosses questions.”
L’hypothèse d’un effondrement est donc loin d’être exclue ; ne serait-ce que sur une partie de l’Amoc, comme la mer du Labrador. Les climatologues ne prennent plus le sujet à la légère. Et les conséquences d’une chute de débit plus ou moins drastique commencent à être simulées dans le détail.
Fini le climat tempéré
Avec, à la clé, une réorganisation profonde du climat mondial. Sans l’Amoc, la Scandinavie deviendrait un peu l’équivalent de l’Alaska, et l’Europe une sorte d’ouest canadien ; à la différence du film hollywoodien, la transformation prendrait plus d’une décennie, et non quelques jours. Il faudrait s’attendre à des chutes de température de l’ordre de 5 à 10 °C en Europe de l’Ouest, essentiellement en hiver – le réchauffement en cours devrait permettre de compenser une partie de ce refroidissement à long terme. Sous l’effet d’un jet-stream détraqué, les canicules et les sécheresses estivales devraient être extrêmes… Même la Grande-Bretagne devrait avoir recours à une irrigation massive. Fini le climat tempéré ! “Des hivers très froids et tempétueux, des étés particulièrement chauds et secs : c’est la double peine”, illustre Didier Swingedouw.
Je n’en fais pas des cauchemars, mais les résultats de mes simulations me préoccupent beaucoup
Didier Swingedouw, chercheur à l’université de Bordeaux
L’affaiblissement de l’Amoc aura également l’effet de décaler vers le sud la ceinture de pluies tropicales, affectant profondément les régimes de mousson dont dépend la moitié de la population mondiale. La vie dans l’hémisphère Sud serait aussi chamboulée. Les chercheurs prévoient une accumulation de chaleur phénoménale dans l’Atlantique Sud, faute d’être évacuée par l’Amoc. Une récente étude australienne annonce des alizés très renforcés, qui devraient favoriser la multiplication des épisodes La Niña dans le Pacifique, ainsi que l’établissement d’un système de basse pression en mer de Ross pouvant précipiter la fonte de l’Antarctique Ouest – alors que la banquise arctique, elle, retrouverait sa vigueur.
Sachant que l’Amoc pourrait rester affaibli ou effondré pendant plusieurs siècles : une étude réalisée au printemps dernier montre que la moitié des modèles sont incapables de repartir.
Que faire de tout ça ?
Ces conséquences étranges du réchauffement ne manqueraient pas de semer l’incompréhension et le doute dans l’esprit du grand public. “Je pense qu’à l’heure actuelle, les décideurs politiques ne savent pas quoi faire de ces résultats sur l’Amoc”, lâche Gerard McCarthy, océanographe à l’université de Maynooth, en Irlande.
"L’avenir climatique de l’Europe est très incertain à l’horizon 2100, principalement à cause de la dynamique de l’Amoc, relève Didier Swingedouw. Je pense que l’on devrait réfléchir à des plans d’adaptation en cas d’arrêt. Même si la probabilité reste faible, les impacts potentiels seraient trop forts pour être ignorés. Je n’en fais pas des cauchemars la nuit, mais les résultats de mes simulations me préoccupent beaucoup.” “C’est tellement effrayant que cela devrait motiver la société à rester le plus loin possible de ce point de bascule en réduisant les émissions de CO2”, souffle René van Westen. En espérant, comme beaucoup de ses collègues, que ce scénario reste celui d’un film hollywoodien.