Obésité : enquête sur le médicament qui va tout changer
Des pertes de poids inouïes, des effets secondaires a priori modérés : des médicaments promettent de traiter enfin l’épidémie mondiale d’obésité. L’excitation monte dans les labos, chez les médecins et jusqu’en bourse. Et de nouvelles questions se posent.
C’est un petit bourdonnement qui monte depuis quelques années, inexorablement. Il résonne des labos aux cabinets médicaux, fait le buzz sur les réseaux, bouscule le marché du médicament et provoque des secousses jusque sur les plus grandes places boursières. Impossible de l’ignorer : une nouvelle classe de médicaments est née, qui assure des pertes de poids jamais observées auparavant, et sans effets secondaires intolérables. “Une chimère poursuivie depuis des années”, affirme sans hésiter François Pattou, chirurgien spécialiste du diabète et de l’obésité au CHU de Lille. “Une avancée très intéressante”, pour Boris Hansel, endocrinologue et diabétologue à l’hôpital Bichat de Paris. “Jamais on n’avait disposé de molécules aussi puissantes et aussi bien tolérées”, résume sa consœur Martine Laville, professeure émérite de nutrition à l’université de Lyon.
Une étude fracassante
Cette famille de médicaments s’appelle les agonistes du GLP-1, car ils reproduisent l’action d’une hormone digestive, le GLP-1, dont l’effet premier est de stimuler le pancréas pour produire de l’insuline et retirer le sucre du sang. D’où, à l’origine, leur utilisation comme antidiabétiques.
Le premier fut l’exénatide, synthétisé en 2006, une copie d’une hormone retrouvée chez un animal bizarre, le monstre de Gila, un cousin des varans qui ne se nourrit que 5 à 10 fois par an, devant chaque fois remettre en route son métabolisme. Depuis, d’autres analogues du GLP-1 sont sortis des labos, toujours à destination des diabétiques, pour réguler leur taux sanguin de sucre : liraglutide, dulaglutide, sémaglutide… Jusqu’à ce qu’en août 2018, ce dernier, plus connu sous le nom commercial d’Ozempic, un stylo pour injections quotidiennes sous la peau de l’abdomen, démontre en essai clinique sa capacité à faire perdre du poids à des patients en situation d’obésité sévère.
C’est une excellente classe de médicaments grâce auxquels les patients peuvent revenir à l’état de minceur
François Pattou, chirurgien spécialiste du diabète et de l’obésité au CHU de Lille
En fonction de la dose, jusqu’à 65 % des patients traités voyaient leur masse fondre de 10 % au bout d’un an. La nouvelle est fracassante, elle marque le départ d’une course entre laboratoires pour mettre au point des médicaments semblables, mais cette fois spécialement conçus contre l’obésité. En tête de peloton, Novo Nordisk, fabricant de l’Ozempic, qui développe pour traiter l’obésité une version à plus forte dose de la même molécule, le Wegovy, à injecter une fois par semaine.
Étude après étude, les résultats impressionnent. Entre 2021 et 2022, trois essais cliniques chez des personnes avec une obésité avancée démontrent coup sur coup que cette présentation procure une perte de poids moyenne de 15 % en 68 semaines, et que celle-ci se maintient au bout de deux ans… contre à peine 2 à 3 % avec un placebo et la même prise en charge médicale (suivi, régime alimentaire, activité physique).
Ruée vers l’or
En juillet 2022, nouvelle secousse, avec le Mounjaro, cette fois : 20 % de perte pondérale au bout de 72 semaines d’injections hebdomadaires. La firme Eli Lilly, qui élabore ce médicament, met en avant la double action de son principe actif, le tirzépatide, qui agit sur les récepteurs d’une deuxième hormone de la même famille des incrétines, en plus de ceux du GLP-1.
Mais ça ne s’arrête pas là : le même labo prépare aussi un triple agoniste, le retatrutide, qui cible, lui, une troisième hormone, le glucagon, impliquée dans le métabolisme des sucres. Ses résultats sont sortis cet été, et ils sont encore plus impressionnants : - 24 % de poids à la plus forte dose, au bout de 48 semaines. Et la firme développe également une molécule à prendre par voie orale, l’orforglipron ; un pari qui est aussi celui du laboratoire Pfizer, avec son danuglipron. Novo Nordisk a de son côté son propre candidat, le Rybelsus. Et d’autres petits laboratoires ont rejoint l’aventure, toujours avec des molécules mises au point pour cibler les récepteurs du GLP-1…
Autorisation précoce
Cette aventure s’apparente à une ruée vers l’or, au vu de l’épouvantable progression mondiale de l’épidémie d’obésité. Un Américain sur deux, un Français sur six sont touchés, les courbes ne font que monter, et on estime à 5 millions par an les morts à l’échelle mondiale. Sans parler des personnes en simple surpoids, ce qui est le cas de près de la moitié des Français. Selon le Trésor public, 8,4 % des dépenses de santé sont aujourd’hui consacrées à l’obésité…
Enjeu énorme, bénéfices potentiellement record : selon les dernières évaluations financières de la banque d’investissement Morgan Stanley, le marché de ces médicaments anti-obésité devrait atteindre les 100 milliards de dollars en 2035. Pour s’assurer de pouvoir faire face à la demande, les groupes pharmaceutiques doivent déjà se réorganiser, par exemple en achetant les usines productrices de stylos injectables, alors même que ces médicaments ne sont pour l’instant disponibles que dans une poignée de pays, et pour les cas les plus sévères d’obésité.
Le spectre du Mediator
Aux États-Unis, le Wegovy est approuvé pour les patients dont l’indice de masse corporelle dépasse 30 kg/m2 ou 27 avec une complication de la maladie (insuffisance cardiaque, diabète…). Mêmes critères pour l’autorisation de mise sur le marché européenne. En France, 10 000 patients reçoivent le traitement depuis juillet 2022, dans le cadre d’un dispositif particulier d’autorisation dite précoce. Pour l’instant, il est restreint aux personnes ayant un IMC supérieur à 40, c’est-à-dire une obésité extrême, avec comorbidité, comme l’hypertension, l’apnée du sommeil…
Contacté, le laboratoire Novo Nordisk indique qu’il va soumettre une demande d’autorisation complète du Wegovy en 2024 pour le marché français. Le Mounjaro, lui, n’est pour l’heure autorisé en Europe que pour les diabétiques en situation d’obésité, et n’est pas encore arrivé sur le marché.
Du côté des autorités sanitaires, par contre, c’est la prudence. En particulier en France, où le scandale du Mediator est encore présent dans toutes les têtes – un antidiabétique, déjà, dont l’usage détourné comme coupe-faim a provoqué environ 500 morts.
Frilosité
Il y a aussi le cas plus récent du rimonabant (Acomplia) : ce médicament de Sanofi provoquant une perte de poids a été retiré du marché au bout de deux ans : en cause, les graves dépressions dont on lui a attribué la responsabilité. “Tout cela a rendu les autorités frileuses quand il s’agit de médicaments contre l’obésité, observe Martine Laville. Cela se comprend, il faut avancer prudemment”
De fait, à ce stade, les questions restent nombreuses. Les pertes de poids des essais cliniques vont-elles se confirmer une fois que ces médicaments seront prescrits à une population plus large ? “Pour construire leurs essais, les labos choisissent soigneusement les patients aux meilleurs paramètres de départ afin d’aboutir aux meilleurs résultats possibles”, prévient François Pattou. Pas certain, donc, qu’on obtiendra des effets aussi impressionnants en soins courants.
D’autant qu’il existe pour chacune des molécules testées une proportion de “non-répondeurs” : par exemple, le sémaglutide ne fait aucun effet à 15 à 30 % des patients, même au bout d’un an de traitement. Dans sa pratique hospitalière, Boris Hansel prescrit le Wegovy : “Nous retrouvons bien l’efficacité promise par les essais cliniques ; en revanche, il est vrai qu’on a des répondeurs, de très bons répondeurs, et des non-répondeurs. Et aussi des intolérants au traitement”
À vie
Justement, la question de la tolérance de ces thérapies est centrale, étant donné qu’elles sont destinées à être prises durant toute la vie : les études montrent que le poids perdu est majoritairement repris en quelques mois à l’arrêt du traitement. Les effets indésirables les plus fréquents à avoir émergé à ce jour sont digestifs, et plutôt modérés en intensité : ballonnements, vomissements, diarrhées, constipation… “Pour les prévenir, il faut manipuler professionnellement les prescriptions, augmenter la dose progressivement jusqu’à trouver celle qui est bien tolérée par chaque patient”, indique Martine Laville. Mais inévitablement, avec l’augmentation du nombre de personnes traitées, de nouveaux effets indésirables, plus rares, risquent d’émerger.
Effet rebond
En France, c’est Jean-Luc Faillie, du CHU de Montpellier, qui est chargé de la vigilance pour toute la classe de médicaments : “Les données actuelles semblent indiquer que ces médicaments ont pour les patients traités pour leur obésité un profil de risque similaire à celui déjà observé chez les patients traités pour leur diabète : des effets gastro-intestinaux fréquents et plus rarement un risque accru de pancréatites, de calculs, d’obstructions intestinales, et peut-être de cancers de la thyroïde”, estime l’expert d’après les premières études menées par des équipes indépendantes, dont plusieurs qu’il a cosignées.
Et le suivi par les équipes chargées de la pharmacovigilance est très scrupuleux : “Des enquêtes préliminaires sont aussi en cours, notamment à l’Agence européenne du médicament, après deux risques hypothétiques signalés chez une poignée de patients : les comportements suicidaires et une pneumopathie d’inhalation en cas d’anesthésie générale.” Comme le confirme Mark Smits, un autre chercheur indépendant travaillant sur ces molécules depuis une décennie à l’université libre d’Amsterdam, “à ce jour, ces effets indésirables restent rares. Mais il est impératif que des études de cohorte continuent d’être menées par des équipes indépendantes de l’industrie pharmaceutique”.
Une palette de bénéfices
Plus largement, l’autre grande question est : comment vont évoluer ces patients au bout de plusieurs années de traitement ? Comme le rappelle François Pattou, “on ignore si leur perte pondérale va se maintenir dans le temps et si le traitement va affecter d’une manière ou d’une autre leur santé. Quand une personne perd 30 à 40 kg, les médecins doivent parfois faire face à toute une suite de problématiques : la fonte musculaire, le déséquilibre de certains nutriments… C’est là que l’expertise d’équipes pluridisciplinaires est nécessaire pour bien les prendre en charge”.
Autre question : que se passe-t-il si on doit arrêter temporairement la thérapie, pour une grossesse, par exemple ? “De premiers essais de prise intermittente sont menés actuellement avec le Mounjaro, et on n’observe pas forcément d’effet rebond”, rapporte Martine Laville.
Reste que ces préoccupations ne doivent pas occulter les bienfaits à court et moyen termes de ces thérapies : “On tient ici une excellente classe de médicaments grâce auxquels les patients peuvent revenir à l’état de minceur, ce qui, ne l’oublions pas, apporte un bénéfice énorme”, souligne François Pattou.
Changement de paradigme
Les labos tentent actuellement de démontrer toutes les répercussions positives de leurs molécules au-delà de la perte de poids. C’est en effet une palette de bénéfices qu’on leur découvre, sans que l’on sache clairement s’ils résultent de l’action du médicament au niveau des organes, ou simplement de la perte de poids. Ainsi, dans le foie, ils pourraient prévenir la stéatose hépatique, une maladie due à des dépôts de graisse, attribuée à l’excès chronique de sucre dans le sang ; restaurer le fonctionnement des reins, mis à mal par l’obésité.
Surtout, c’est la santé cardiovasculaire que la thérapie semble nettement améliorer. En août, un communiqué de Novo Nordisk dévoilait les résultats préliminaires d’un essai clinique portant sur plus de 17 000 personnes de plus de 45 ans souffrant d’une maladie cardiovasculaire due à leur obésité et traitées par le Wegovy : il faisait état d’une baisse de 20 % des risques d’infarctus, d’AVC et de décès sur une période de cinq ans.
En septembre, un essai clinique mené chez 529 patients de 13 pays atteints d’une forme d’insuffisance cardiaque, elle aussi associée à l’obésité, prouvait une nette amélioration au bout d’un an du même traitement. “C’est un changement de paradigme complet dans notre façon de voir l’obésité, conclut Mikhail Kosiborod, cardiologue au Saint Luke’s Mid America Heart Institute de Kansas City, qui a mené cette étude. Elle n’est plus conçue comme une comorbidité des complications cardiaques, mais plutôt, en grande partie, comme la cause des maladies cardiovasculaires ! On va pouvoir s’attaquer à l’obésité pour soigner les maladies qui en découlent !” Le chercheur confie que des résultats tout aussi encourageants vont très bientôt être publiés sur une autre maladie qui est bien souvent une conséquence de l’obésité, l’athérosclérose.
Ce n’est que le début
Pour les labos, l’enjeu de ces études est évidemment de convaincre les États d’approuver et rembourser leurs médicaments. Cet été, une étude américaine évaluait à 1,5 million le nombre de maladies cardiovasculaires évitables à l’aide du sémaglutide, si on traitait les 93 millions de patients éligibles aux États-Unis, un pays où l’obésité et ses comorbidités concentrent 30 % des dépenses de santé.
La balance économique des remboursements va aussi entrer en ligne de compte. À quels patients vaut-il mieux destiner ces thérapies très coûteuses ? Les spécialistes se posent déjà la question : “On pourrait se dire qu’on aurait intérêt à les rembourser aux personnes à l’IMC plus faible, pour intervenir en amont et éviter plus tard les traitements médicamenteux contre les complications d’une obésité plus avancée : hypertension, voire diabète”, partage Boris Hansel.
“Il faut raisonner en termes de balance bénéfice-risque, met en garde Jean-Luc Faillie. Il n’est pas certain que celle-ci soit favorable pour des personnes avec une obésité légère.”
“On est obligés d’avancer prudemment, reconnaît Martine Laville. Pour déterminer le cadre des prescriptions, il faudra que les décisions se fondent sur les preuves existantes, en gardant en tête que la recherche évolue vite, et qu’elle est loin d’apporter toutes les réponses.”
Comment choisir, pour un patient donné, le meilleur traitement parmi la panoplie disponible, sa dose, sa présentation ? Comment combiner les thérapies entre elles ? D’autant que les labos étudient déjà de nouvelles associations, de nouvelles présentations. Et comprendra-t-on pourquoi elles ne marchent pas chez tout le monde ? “Les réponses viendront peut-être de grandes études de plateformes, agrégeant de très grandes cohortes de patients, ou bien en faisant appel aux big data ou à l’IA… Nous ne sommes qu’au début de l’histoire”, espère Martine Laville. Mais François Pattou en est convaincu : “C’est un nouveau livre qui s’écrit, et il promet de meilleurs lendemains pour les patients.”